2. Prévision et perspective

Notes sur Machiavel, sur la politique et sur le Prince moderne

Antonio Gramsci

2. Prévision et perspective

   Autre point à définir et à développer : celui de la « double perspective » dans l’ac­­tion politique et la vie de l’État. Différents niveaux où peut se présenter la double perspective, des plus élémentaires aux plus complexes, mais qui peuvent se réduire thé­o­riquement à deux stades fondamentaux correspondant à la double nature du Cen­taure de Machiavel, la bête sauvage et l’homme, la force et le consentement, l’au­to­rité et l’hégémonie, la violence et la civilisation, le moment individuel et le moment uni­ver­sel (l’« Église » et l’« État ») l’agitation et la propagande, la tactique et la stra­té­gie, etc. Certains ont réduit la théorie de la « double perspective » à quelque chose de mes­quin et de banal, c’est-à-dire à rien d’autre qu’à deux formes d’« immédiateté » qui se succèdent mécanique­ment dans le temps avec une « proximité » plus ou moins grande. Il peut au contraire arriver que plus la première « perspective » est « vraiment immédiate », vraiment élémentaire, plus la seconde doit être « éloignée » (non pas dans le temps, mais comme rapport dialectique), complexe, élevée, c’est-à-dire qu’il peut arriver ce qui arrive dans la vie humaine, à savoir que plus un individu est contraint à défendre sa propre existence physique immédiate, plus il soutient toutes les valeurs complexes et les valeurs les plus élevées de la civilisation et de l’humanité, plus il se place de leur point de vue.

(Mach., p. 37 et G.q. 13, § 14, pp. 1576-1577.)

[1932-1933]

   Il est certain que prévoir signifie seulement bien voir le présent et le passé en tant que mouvement : bien voir, c’est-à-dire identifier avec exactitude les éléments fonda­mentaux et permanents du processus. Mais il est absurde de penser à une prévision purement « objective ». Ceux qui prévoient ont un programme à faire triompher et la prévision est justement un élément de ce triomphe. Ce qui ne signifie pas que la prévi­sion doive toujours être arbitraire et gratuite ou simplement tendancieuse. On peut même dire que ce n’est que dans la mesure où l’aspect objectif de la prévision est lié à un programme, que cet aspect acquiert l’objectivité : 1. parce que seule la passion aiguise l’intelligence et contribue à rendre plus claire l’intuition ; 2. parce que la réalité étant le résultat d’une application de la volonté humaine à la société des choses (du machiniste à la machine), faire abstraction de tout élément volontaire ou ne calcu­ler que l’intervention de la volonté des autres comme élément objectif du jeu général, mutile la réalité elle-même. Ce n’est que lorsqu’on veut fortement qu’on identifie les éléments nécessaires à la réalisation de sa volonté.

C’est pourquoi considérer qu’une certaine conception du monde et de la vie con­tient en elle un pouvoir supérieur de prévision est une erreur qui vient d’une gros­sière fatuité et d’un caractère superficiel. Il est certain qu’une conception du monde est contenue implicitement dans toute prévision et partant, que celle-ci soit une suite décousue d’actes arbitraires de la pensée, ou une vision rigoureuse et cohérente, n’est pas sans importance, mais l’importance, la prévision l’acquiert précisément dans le cerveau vivant de l’homme qui fait la prévision et la vivifie par sa forte volonté. C’est ce qu’on voit quand on considère les prévisions faites par les prétendus « sans pas­sion » : elles abondent en digressions gratuites, en minuties subtiles, en conjectures élégantes. Seule l’existence chez le « prévoyant » d’un programme à réaliser permet qu’il s’en tienne à l’essentiel, à ces éléments qui, parce qu’ils sont « organisables », susceptibles d’être dirigés ou déviés, sont en réalité les seuls prévisibles. Cela va à l’encontre de la façon commune de considérer la question. On pense généralement que tout acte de prévision suppose la détermination de lois de régularité du type de celles des sciences naturelles. Mais comme ces lois n’existent pas au sens absolu ou mécanique qu’on suppose, on ne tient pas compte des volontés des autres et on ne « prévoit » pas leur application. Aussi construit-on sur une hypothèse arbitraire et non sur la réalité.

(G.q. 15, § 10, pp. 1810-1811.)

[1933]

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