Interview sur la guerre révolutionnaire

Interview sur la « guerre révolutionnaire »

Carlos Marighella

[Interview accordée à Conrad Detrez par Carlos Marighela en octobre 1969, à son retour au Brésil, au lendemain de la Conférence de l’O.L.A.S. et publiée dans le n°3 du journal mensuel Front]

‑ Qu’apporte de nouveau votre organisation dans le mouvement révolutionnaire brésilien?

‑ L’action ! Chez nous, tout naît de l’action : l’avant-garde ; les dirigeants… Nous avons formé des groupes de combattants armés. L’avant-garde, c’est eux. La direction, la détiennent les plus clairvoyants (donc les plus politiques) et les plus courageux. L’organisation vient après. La plupart des autres groupes, même ceux formés par des gens issus du P.C., veulent tous d’abord fonder un Parti ‑ un nouveau P.C. ‑ avec centralisme démocratique et tout. Et, par opposition au P.C.B., ils inscrivent à leur programme la lutte armée, qu’ils pratiqueront plus tard.

‑ Direction politique et direction militaire ne sont donc qu’une seule chose ?

‑ Absolument.

‑ Et entre la direction et la base ?

‑ Rien, il n’y a pas d’échelons intermédiaires. Les groupes de base, pourvu qu’ils agissent dans la perspective de notre stratégie, peuvent avoir toutes les initiatives qu’ils veulent, pourvu que ce soit de l’action. Le marxisme, ou ça débouche sur la pratique, ou ça ne sert à rien.

‑ Il peut y avoir plusieurs directions politico-militaires puisque l’Action de Libération nationale que vous dirigez n’est pas la seule à défendre vos thèses. Comment, dès lors, se pose le problème du commandement unique ?

‑ D’abord, notre stratégie ‑ une stratégie de la gauche révolutionnaire pour le Brésil ‑ (il insiste sur ces derniers mots) n’est pas quelque chose de clos, de mis au point une fois pour toutes. Ses orientations fondamentales sont clairement définies : guérilla urbaine, guérilla rurale, mobilité, guerre de mouvement, alliance armée des ouvriers et des paysans, rôle tactique et complémentaire de la lutte en ville articulée sur la lutte dans les campagnes qui sont la base stratégique de la révolution. Sur tout cela, les organisations qui, aujourd’hui, luttent les armes à la main, sont d’accord mais elles ne voient pas toutes exactement de la même façon le développement de la lutte ; c’est dans la pratique que les choses s’éclaireront, que se fera une unité stratégique toujours plus grande et qu’automatiquement se formera le commandement unique. Ce qui est sûr, c’est qu’autour d’une table, jamais on n’y arrivera vraiment. Un commandement unique né de simples discussions serait artificiel ; il éclaterait aussi. tôt après.

‑ Dans cette stratégie, vous distinguez trois phases la préparation de la guérilla, son déclenchement et la transformation de la guérilla en guerre de mouvement. Où en sommes-nous actuellement au Brésil ?

‑ Nous sommes entrés dans la deuxième phase. La première fut de former des groupes de combattants armés, de transformer la crise politique permanente en situation militaire, de faire avouer aux généraux du gouvernement que la guerre révolutionnaire avait bel et bien commencé. La guérilla urbaine s’implante ; la guérilla rurale sera déclenchée cette année. Nous l’avons annoncée pour disperser l’ennemi qui organise des manœuvres anti-guérillas dans diverses régions du pays. Ces régions-là, et celles-là seulement, il les connaît bien. Là, nous n’irons pas.

‑ Pourquoi commencer par la guérilla urbaine ?

‑ Dans la situation de dictature que connaît le pays, le travail de propagande et de divulgation n’est possible, a priori, que dans les villes. Des mouvements de masses, surtout ceux qu’avaient: organisés les étudiants, les intellectuels, certains groupes de militants syndicalistes, ont créé, dans les principales villes du pays, un climat politique favorable à l’accueil d’une lutte plus dure (les actions armées). Les mesures antidémocratiques prises par le gouvernement (fermeture du Congrès, suppression des élections, suppression du mandat parlementaire de plus de cent députés et sénateurs, censure de la presse, de la radio, de la télévision) et les innombrables actes de répression contre les étudiants, contre beaucoup de professeurs et de journalistes, ont créé un climat de révolte. La complicité de la population est acquise aux révolutionnaires. La presse clandestine progresse, les émissions pirates sont reçues favorablement. La ville réunit donc les conditions objectives et subjectives requises pour que l’on puisse déclencher avec succès la guérilla. La situation est nettement moins favorable dans les campagnes. La guérilla rurale doit donc être postérieure à la guérilla urbaine, dont le rôle est éminemment tactique. D’autre part, les combattants qui lutteront dans les campagnes auront au préalable été testés lors de la lutte urbaine. Ce sont les plus vaillants d’entre eux qui seront envoyés dans les campagnes.

‑ Comment envisagez-vous de continuer la guérilla urbaine ?

‑ On peut faire des tas de choses : kidnapper, dynamiter, descendre les chefs de police, en particulier ceux qui font torturer ou assassiner nos camarades ; ensuite, continuer à « exproprier » des armes et de l’argent. Nous souhaitons que l’armée acquière l’armement le plus moderne et le plus efficace ; nous le lui déroberons. Je puis déjà annoncer que nous enlèverons d’autres personnalités importantes et pour des objectifs plus amples que celui de faire libérer 15 prisonniers politiques comme ce fut le cas lors du rapt de l’4mbassadeur américain.

‑ Qui sont les guérilleros ruraux ?

‑ Des groupes où se sont insérés des gars nés dans le campo et venus en ville pour travailler. Ils s’y sont politisés et ont reçu un entraînement ; maintenant ils retournent chez eux. L’exode rural, important en Amérique latine, est, de ce point de vue, un facteur positif. D’ailleurs, l’incorporation de paysans dans la révolution est indispensable si on veut transformer en profondeur la société brésilienne. Une lutte qui oppose seulement la bourgeoisie au prolétariat urbain peut déboucher sur la conciliation ; ce ne serait pas la première fois que le prolétariat se laisserait intégrer dans le système.

‑ Vous êtes maoïste ?

‑ Je suis brésilien. Je suis ce que la pratique révo­lutionnaire menée dans le contexte brésilien fait de moi. Nous suivons notre propre chemin et si nous débou­chons sur des vues semblables à celles de Mao, Ho Chi Minh, Fidel, Guevara, etc., nous ne l’avons pas voulu.

‑ Vous avez bien quelques sympathies particulières… ?

‑ Je suis allé en Chine, en 1953-1954. C’est le Parti qui m’y avait envoyé. Je commençais à cette époque à contester sa ligne et j’étais le candidat le mieux placé aux élections internes pour l’État de Sao Paulo. Il m’a donc écarté pour un temps. En Chine, j’ai bien étudié la révolution. Mais si on peut parler d’inspiration, la nôtre vient surtout de Cuba et du Vietnam. L’expérience cubaine, pour moi, fut déterminante, surtout en ce qui concerne l’organisation d’un petit groupe initial de combattants.

‑ Votre idéologie ?

‑ Marxiste-léniniste. Mais pas « orthodoxe », comme on dit. Nous ne suivons pas et ne suivrons jamais, même après la prise du pouvoir, aucune orthodoxie. L’orthodoxie est une affaire d’Église.

‑ Est-ce que la guérilla urbaine exclut le mouvement de masse comme, par exemple, les grèves ou les manifestations d’étudiants ?

‑ Pas du tout ! Mais dans la situation actuelle de dictature totale, de fascisme absolu, manifester, occuper une usine sans être appuyé par des groupes armés, ce serait du suicide. Lors des dernières manifestations de rue, à Rio comme à Sao Paulo, des étudiants sont morts. La police a tiré. Eux, ils n’avaient pour se défendre que des bâtons ou rien du tout. La prochaine fois, ce sera différent ; si les ouvriers occupent leurs usines, ils seront, au préalable, armés.
C’est du reste comme ça que je vois la conjonction de la guérilla urbaine et du mouvement de masse. Par ailleurs, les ouvriers peuvent très bien saboter les machines, fabriquer en secret des armes, détruire le matériel. Pour des hommes mariés, pères de famille, c’est la seule forme de guérilla actuellement possible.

‑ Et le travail de masse, c’est-à-dire la conscientisation, la politisation, l’organisation ?

‑ Il est nécessaire mais pas nécessairement antérieur à la lutte armée, sauf pour la gauche traditionnelle. En termes de guerre révolutionnaire, travail de masse et lutte armée sont simultanés et interdépendants ; l’un agit sur l’autre et vice versa.

‑ « L’alliance armée du prolétariat, des paysans et de la classe moyenne urbaine est la clef de la victoire » peut-on lire dans un de vos documents. Or, selon une revue locale, sur les 150 révolutionnaires arrêtés ou identifiés, 38% sont étudiants, 20% militaires ou ex-militaires, 17% de professions libérales, 16% fonctionnaires, commerçants, etc., et seulement 8% ouvriers. L’échantillon est-il représentatif ? Dans l’affirmative, comment rééquilibrer la balance en faveur du prolétariat ?

‑ Ces chiffres ne valent que pour la guérilla urbaine et particulièrement pour les groupes de combattants les plus engagés. Ceux qui font le travail de masse n’ont guère été atteints, pas plus que ceux qui constituent les réseaux de soutien logistique. Il n’en reste pas moins vrai que ceux qui nous appuient le plus sont, en ville, la classe moyenne et, à la campagne, les paysans. Parmi les gens aux arrêts ou identifiés, il n’y a pas de paysans, tout simplement parce que la guérilla rurale n’a pas encore commencé. Et les bases clandestines que nous préparons dans les campagnes sont ignorées de tous. La classe ouvrière, il faut le reconnaître, est encore peu présente dans la lutte. Cela tient à des circonstances historiques propres au Brésil. Chez nous, le mouvement syndical a commencé vers 1930 et sous l’impulsion du président Vargas, chef de l’État, donc de façon paternaliste. Il n’y a pas eu de conquêtes ouvrières puisqu’il n’y a pas eu de luttes. Il y a eu libéralité de la part de Vargas. Les syndicats ont toujours dépendu du ministère du Travail ; donc, pas d’autonomie. De plus, il n’y a jamais eu d’unité syndicale : le gouvernement avait soin de fragmenter le mouvement dont, par ailleurs, la base suivait aveuglément la direction qui, elle-même, était à la remorque du gouvernement. Enfin, si, dans les usines, des ouvriers se montraient trop agressifs, il y avait toujours des milliers d’émigrants venus du campo pour les remplacer. Tout cela, malgré tout, n’a pas empêché le déclenchement de grèves très dures comme, par exemple, à Osasco, dans la banlieue de Sao Paulo. De toute façon, dans la mesure où la lutte se développera, le prolétariat se trouvera un jour tout entier placé à la croisée des chemins et il devra choisir. Il choisira la lutte, parce que la bourgeoisie est, historiquement, son ennemie de classe.

‑ La guérilla rurale surgira-t-elle simultanément en plusieurs points du pays ?

‑ Oui. Nous attaquerons des grands propriétaires terriens brésiliens et aussi américains. Nous kidnapperons ou mettrons à mort ceux qui exploitent et persécutent les paysans. Nous saisirons le bétail et les vivres des grandes haciendas pour les donner aux paysans. Nous désorganiserons l’économie rurale mais nous ne défendrons aucune zone, aucun territoire, rien de tout cela. Défendre, c’est finir par être vaincu.
Il faut que toujours, partout, comme pour la guérilla urbaine, nous ayons l’initiative. L’offensive, c’est la victoire. Un autre point important est la mobilité. C’est essentiel pour échapper à l’encerclement et à la répression ; donc pour garder l’initiative. Vous avez certainement remarqué que nous annonçons souvent quelles seront nos prochaines actions, c’est à dessein ; cela fait partie de notre stratégie. Cela force l’ennemi à disperser ses troupes et à tracer ses plans d’attaque ou de défense, donc à lui faire perdre l’initiative du combat. Il sait ce que nous ferons mais il ne sait ni où, ni quand, ni comment nous le ferons. Nous avons ainsi toujours l’avantage ; pour l’ennemi, c’est un des aspects les plus infernaux de la guerre révolutionnaire. Un autre principe important est l’astuce, et le peuple en est plein

‑ Vous êtes contre les idées de Régis Debray ?

‑ Certaines idées m’ont été utiles ; en ce qui concerne la théorie du « foyer insurrectionnel », je suis plutôt en désaccord.

‑ Les paysans brésiliens adhéreront-ils plus facilement à la lutte que les Boliviens qui sont des Indiens et qui, pour des raisons historiques, se méfient des Blancs ou des métis ? En d’autres mots, le paysan brésilien est-il plus perméable ?

‑ Au Brésil, cette affaire de perméabilité est un faux problème. Le vrai problème, c’est celui de l’infrastructure de la guérilla. Il y a plusieurs régions au Brésil où des paysans noirs, blancs, mulâtres, métis d’Indiens et de Noirs ou d’Indiens et de Blancs, ont participé avec l’appui d’étudiants ou d’intellectuels à des mouvements politiques parfois très combatifs comme, par exemple, les Ligues paysannes de Francisco Juliao. C’est avec ces gens-là qu’il faut développer l’infrastructure dont je parle ; ce sont eux qui doivent assurer le transport des hommes et des vivres ; ce sont eux qui servent de guides. Je puis déjà dire que les réseaux d’information seront montés par les paysans eux-mêmes. On peut aussi partir de leurs mouvements de revendication qui, là aussi, seront appuyés par des groupes armés. Et puis, les paysans persécutés viendront se réfugier dans la guérilla, ce qui grossira notre colonne.

‑ Et le cangaço ? Est-ce que la guérilla rurale peut dégénérer en banditisme d’honneur, comme ce fut le cas pour les cangaceiros ?

‑ Si on l’intègre dans une stratégie globale et si on la mène en termes de lutte des classes, c’est impossible.

‑ L’extension continentale favorise-t-elle ou défavorise-t-elle votre stratégie ?

‑ Elle la favorise. Chez nous, la colonisation s’est faite le long du littoral. C’est là que les forces de répression du pouvoir bourgeois (troupes, armes, tribunaux, prisons, etc.) sont installées. Du centre vers l’ouest, elles sont très faibles ; dans cette région, l’encerclement stratégique à partir du littoral est pratiquement impossible ; il y a de grands obstacles naturels qui séparent la bande côtière (environ 500 km de large) du centre : des fleuves, des sierras, la brousse. Et puis, le fond du Brésil touche à des pays où déjà la guérilla est implantée. Les dimensions continentales du Brésil défavoriseraient l’application de la théorie « foquiste » mais favorisent notre stratégie de guerre révolutionnaire.

‑ Au cours de cette année, avez-vous pu remarquer une évolution positive dans la façon dont la population considère la guérilla urbaine ?

‑ Certains actes, comme la lecture de manifestes à la radio, l’enlèvement de l’ambassadeur yankee, parce qu’ils éclairent le peuple sur le sens politique de notre lutte, ont suscité un fort mouvement de sympathie. Il en est de même pour les « expropriations » d’argent dans les banques ; les pauvres savent très bien que c’est l’argent des riches que nous prenons et qu’il sert à lutter contre ceux qui les oppriment.

‑ Votre stratégie pour le Brésil s’insère-t-elle dans une stratégie révolutionnaire continentale?

‑ Bien sûr, car il faut répondre au plan global de l’impérialisme nord-américain par un plan global latino-américain. Nous sommes liés à l’O.L.A.S. comme beaucoup d’autres organisations révolutionnaires du continent et, en particulier, celles qui, dans les pays voisins, luttent dans la même perspective que nous. C’est enfin un devoir vis-à-vis de Cuba que de la délivrer de l’encerclement impérialiste ou d’alléger son poids sur elle, en le combattant partout ailleurs. La Révolution cubaine est l’avant-garde de la Révolution latino-américaine ; cette avant-garde doit survivre.

‑ Recevez-vous de Cuba des armes et de l’argent ?

‑ Non. Il y en a beaucoup plus au Brésil que chez Fidel Castro. C’est un impératif de notre stratégie que de prendre les armes et l’argent de l’ennemi, ça l’affaiblit et ça crée un climat de guerre révolutionnaire.

‑ Pourquoi accuser l’impérialisme américain et jamais l’allemand ou le japonais ?

‑ Parce que c’est fondamentalement sur l’américain que s’appuient la dictature militaire et la bourgeoisie. Nous ne mourons pas d’amour pour les deux autres, mais c’est l’impérialisme américain qu’il faut briser. La ruine des autres s’ensuivra.

‑ Certains gauchistes accusent l’A.L.N., que vous dirigez, de mener une lutte anti-oligarchique et de libération nationale et non pas de faire une révolution socialiste.

‑ Avant de faire du socialisme, il faut d’abord liquider l’appareil bureaucratique et militaire de la réaction et vider le pays de l’occupant nord-américain. Nous suivons d’ailleurs en cela la déclaration générale de l’O.L.A.S. Comme pour Cuba, en suivant cette orientation, on aboutit nécessairement au socialisme.

‑ Croyez-vous que la dictature militaire et la bourgeoisie feraient appel à l’intervention militaire américaine au cas où la guérilla s’étendrait jusqu’à les menacer sérieusement ?

‑ Je crois que les troupes américaines interviendront. L’occupation économique actuelle deviendra aussi une occupation militaire, donc évidente aux yeux de tous ; le Brésil alors deviendra un nouveau Vietnam, en des dizaines de fois plus grand…

‑ Est-il possible qu’au Brésil surgisse du sein de l’armée un courant nationaliste ou « nassériste » capable de prendre le pouvoir et d’appliquer une politique semblable à celle des généraux péruviens ? Dans l’affirmative, votre stratégie serait-elle à revoir ?

‑ Il existe un courant nationaliste mais qui n’a guère de chance de s’imposer. D’ailleurs, faire de l’anti-impérialisme, au point où en sont les choses actuellement au Brésil, serait de la pure démagogie. Chez nous, la phase de développement est supérieure à celle du Pérou ; les relations économiques entre les U.S.A. et le Brésil passent par des mécanismes plus complexes. De toute façon, même si le courant dit nassériste s’imposait, cela ne changerait en rien notre stratégie car un pouvoir nassériste resterait un pouvoir bourgeois, les structures de la société seraient les mêmes. J’ajoute que le Brésil d’aujourd’hui n’est pas le Pérou de la veille de la prise du pouvoir par la junte ; il y a ici une situation de guerre révolutionnaire qui n’existait pas là-bas. Cette situation pousse plutôt à l’union des forces armées qu’à la rivalité entre ses diverses tendances. Les militaires patriotes n’ont, au Brésil, qu’un choix : déserter ou saboter.

‑ J’ai lu dans un journal brésilien que la Pravda avait annoncé le rapt de l’ambassadeur Burke Elbrick comme « le fait d’un petit groupe d’inconnus ». Qu’en pensez-vous ?

‑ Que la Pravda est mal informée quoiqu’elle dispose des moyens de connaître la vérité.

‑ La coexistence pacifique ?

‑ C’est le problème des Soviétiques. Pour nous, gens du Tiers Monde, ça n’est pas viable.

‑ Le rétablissement de la peine de mort change-t-il quelque chose ?

‑ La dictature a seulement légalisé une situation de fait. Avant cela, elle assassinait déjà des camarades. Cette peine de mort, nous aussi, nous l’appliquerons.

‑ L’apparition d’une série de groupes révolutionnaires autonomes est-elle, selon vous, positive ? Si oui, comment résoudre les problèmes de la coordination et de l’unité stratégiques ?

‑ C’est positif parce que ça affaiblit les coups de la répression ; des petits groupes tombent mais l’épine dorsale du Mouvement révolutionnaire reste intacte. L’Action de Libération nationale n’a pratiquement pas été touchée ; elle est présente partout au Brésil, depuis l’embouchure de l’Amazone jusqu’à la frontière de l’Uruguay. Quant à l’unité et à la coordination de la lutte, elle est fonction de l’identité des conceptions idéologique et stratégique ; c’est l’application d’une même stratégie qui les intègre dans un seul et vaste mouvement. La direction de ce mouvement, elle apparaîtra et s’affirmera au cours de la lutte. Un groupe d’hommes et de femmes, qui peuvent venir des différentes organisations, se détachera nécessairement et se révélera capable de mener l’entreprise révolutionnaire à terme. Aussi, la position de l’A.L.N. est-elle d’aider, de soutenir, de fournir en armes et d’entraîner les militants de ces groupes autonomes.

‑ Cette entreprise révolutionnaire, n’espérez-vous pas la mener à terme vous-même ?

‑ Là n’est pas la question. La révolution n’est pas l’affaire d’une ou de quelques personnes ; c’est l’affaire du peuple et de son avant-garde. Si je fais partie de cette avant-garde, c’est pour avoir donné le coup d’envoi. La plupart des militants qui suivent l’orientation donnée par notre organisation sont d’au moins vingt-cinq ans mes cadets. C’est à eux qu’il reviendra de poursuivre la lutte qui sera dure et longue. L’un d’eux, un jour, reprendra mon drapeau, ou mon fusil, si vous préférez.

‑ L’axe Rio-Sao Paulo pourrait-il jouer le rôle exceptionnel que joua l’axe Moscou-Léningrad dans la révolution d’Octobre ?

‑ Le triangle Rio-Sao Paulo-Belo Horizonte constitue désormais la base de sustentation de l’impérialisme, de la bourgeoisie et du latifundium. C’est là que se trouve concentrée toute la puissance de l’État (économie, finances, forces armées et policières, instruments de propagande, culture, etc.). Jusqu’à une date récente, on consi­dérait que la zone la plus propice au déclenchement de la révolution était le Nord-Est et on oubliait que le secteur Rio-Sao Paulo-Belo Horizonte pouvait réunir assez de moyens pour étouffer toute tentative révolutionnaire dans le Nord-Est. Aussi avons-nous décidé de trans­férer le centre de gravité du travail révolutionnaire vers le sud du pays. L’expérience prouve que nous avons bien fait. Nous avons réussi à ébranler ladite base de sustentation. Nous obligeons les forces de répression à ne pas sortir du triangle où elles n’ont déjà que trop à faire et nous les empêchons du même coup d’aller réprimer les forces révolutionnaires à l’œuvre dans le Nord-Est et autre part. Les coups que l’on porte aux forces réactionnaires du triangle Rio-Sao Paulo-Belo Horizonte sont décisifs ; c’est là que doivent être portés les plus violents. Comparer l’axe Rio-Sao Paulo avec l’axe Moscou-Léningrad n’est donc pas tellement valable puisque en 1917, le rôle de ces villes ne s’insérait pas, comme c’est le cas pour nous, dans une stratégie de guerre révolutionnaire. Il y a cependant une parenté : peut-être, si l’on songe à la base de sustentation de la réaction…

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