Lettre au Comité exécutif du Parti communiste brésilien

Lettre au Comité exécutif du Parti communiste brésilien

Carlos Marighella

   Chers Camarades,

   Je vous écris pour vous donner ma démission du comité exécutif. Nos divergences sur les plans politique et  idéologique sont très grandes et la situation qui s’est créée est devenue insupportable. Un combattant doit renoncer à l’entente formelle avec ses camarades plutôt que d’être en désaccord avec sa conscience, même s’il n’a rien à leur reprocher sur le plan personnel, comme c’est le cas.

   Dans l’étude intitulée « Lutte interne et dialectique » publiée dans la Tribune des débats, j’ai suffisamment montré qu’on pouvait se dispenser de donner un tour personnel à cette lutte interne.

   Personne ne peut, au nom de la masse des travailleurs par l’effet de je ne sais quel don spécial, décider de la marche de l’histoire.

   Ce qui rend inefficace le travail du comité exécutif, c’est son manque de mobilité, son incapacité à diriger effectivement et directement le Parti à l’intérieur des grandes entreprises du pays ; c’est son manque de contact avec les paysans. Le gros de ses activités consiste à organiser des réunions et à rédiger des notes politiques ou informatives. Aucune action n’est envisagée ; la lutte est délaissée. Et dans les moments de crise, le Parti n’a aucune prise sur la réalité, ne peut faire entendre la voix de ses chefs, comme ce fut déjà le cas lors de la renonciation de Janio Quadros et de la déposition de Joao Goulart. En démissionnant du comité exécutif, je désire rendre publique ma volonté de lutter, en tant que révolutionnaire, au côté des masses ; je signifie aussi par là mon mépris pour le jeu politique, bureaucratique et conventionnel qui règne à la direction.

La circulation des idées

   Un des points sur lequel le comité exécutif se montre particulièrement réticent et conservateur, c’est la publication de livres et la circulation des idées. Il y a près d’un an et demi, je publiai une brochure intitulée : Pourquoi j’ai résisté à l’ordre d’arrestation. Jadis, la direction usait de subterfuges, confisquait les manuscrits ou les censurait. Maintenant, les camarades du comité exécutif en prennent connaissance une fois les écrits publiés, mais ils ne les discutent pas, même si des militants et d’autres dirigeants le réclament C’est ce qu’il advint avec mon livre. Ce n’est qu’un an plus tard qu’ils reconnurent leur omission et donnèrent leur opinion. Ils approuvèrent la première partie où je relate mon arrestation et mon séjour en prison, mais désapprouvèrent la seconde qui traite de questions idéologiques et politiques et qui, selon eux, est contraire à la ligne du Parti.

   Il peut paraître étrange que l’on ne condamne qu’une partie du livre alors qu’il constitue un tout, qu’entre les deux, il y a un rapport de cause à effet. Je n’aurais jamais résisté à l’ordre d’arrestation si je n’avais eu des raisons politiques de le faire. Or les camarades de la direction n’ont rien noté de cette évidence, ils se sont réfugiés dans les abstractions de l’agnosticisme kantien et se sont mis à séparer des choses inséparables. Ils ont, de plus, défendu l’idée qui veut qu’un membre de la direction ne puisse manifester publiquement son désaccord. Cette thèse, qui est staliniste, je la retourne :

   Un désaccord n’est jamais un fait surgi brusquement de rien ; c’est le résultat d’un approfondissement des contradictions du processus en cours, approfondissement que facilite le débat interne et ce, avec d’autant plus de force que depuis six ans il n’y en a plus eu. Et les camarades, eux, s’attachent à vouloir le rendre impossible ! On retombe dans cette « théorie de l’unanimité » qui nous a déjà fait, par le passé, tant de mal. On en revient à la conception anti-marxiste et anti-dialectique du « noyau dirigeant » monolithique et détaché de la base. On essaie de nous intimider idéologiquement, de nous empêcher, par la contrainte, de faire circuler les idées dont ils ont peur. Or, révéler les contradictions existantes est déjà un moyen de les résoudre pour autant que leur confrontation soit accompagnée d’une pratique prise comme critère de la vérité.

D’où vient le désaccord ?

   Le désaccord n’est pas récent. Il remonte à l’époque de la renonciation de Janio Quadros, quand il apparut clairement que nous n’étions prêts ni politiquement ni idéologiquement à affronter cet événement.

   En 1962, j’ai critiqué, devant l’assemblée du Parti, ces méthodes non marxistes, les réminiscences d’individualisme au sein de la direction et l’absence de prise de position sur le plan idéologique. Le coup d’État d’avril 1964, qui ne rencontra nulle résistance, prouva une fois de plus que nous n’étions pas à la. hauteur de notre mission. Aussi ai-je alors décidé de résister à la police de la dictature pour mon compte personnel.

   Aujourd’hui, beaucoup de militants mettent en cause la ligne du Parti. C’est, en effet, adhérer au fatalisme historique que de déclarer que la bourgeoisie est la force dirigeante de la Révolution brésilienne et que le prolétariat doit y subordonner son action, lui retirant ainsi toute initiative et le mettant dans la dépendance de l’événement.

   Les articles que j’ai réunis et publiés sous le titre la Crise brésilienne avaient précisément pour but de contribuer à ce débat sur les prises de position de la direction que je combats publiquement, au nom de la libre discussion. Il n’y a aucun mal à combattre l’exécutif car ce que chacun désire, c’est qu’il passe à l’action et en revienne au matérialisme dialectique.

Les illusions de classe

   Le comité exécutif se berce d’illusions. Une bonne partie de ses membres ‑ qu’ils me pardonnent – ont cru dans les leaders bourgeois comme Kubitschek, Janio Quadros, Adhémar de Barros((Ex-gouverneur de l’État de Sao Paulo.)), les généraux Amauri Kruel et Justino Alves et d’autres encore, ont cru dans leurs promesses de résister à la dictature. Et la suppression des droits politiques d’Adhémar de Barros ne les a pas éclairés puisque maintenant l’exécutif se manifeste en faveur du « Front élargi »((Ce « Front élargi », fondé par Lacerda, Kubitschek et Goulart, visait à défendre le retour des civils au pouvoir et ‑préconisait une politique de « redémocratisation ».)), sans le critiquer et sans éclairer les masses sur ce qu’il peut signifier. Or, le leader fasciste Lacerda cherche par ce moyen à fonder son propre parti qu’il veut présenter comme réformiste et populaire. L’exécutif trouve que c’est là « un fait politique positif » (voir la Voix ouvrière n° 22, novembre 1966) et estime que ce Front est capable de lutter contre la dictature et en faveur des libertés et des intérêts réels du peuple brésilien.

   Ce qu’en réalité veut Lacerda, c’est servir d’une nouvelle manière l’impérialisme américain et éviter la libération de notre peuple. Pour des raisons de classe, Lacerda est incapable de se battre contre le latifundium et pour le bien des paysans et des ouvriers. Ce qu’il veut, c’est une collaboration de classes, une conciliation qui fasse le jeu du président Costa e Silva. Sur tout cela, l’exécutif fait le silence, alimente les illusions au nom d’une prétendue « politique d’élargissement », du combat contre le sectarisme et le gauchisme et au mépris de l’idéologie du prolétariat. Il renonce partiellement à être marxiste comme il renonce à son indépendance de classe pour se mettre à la remorque de la bourgeoisie, alors que le rôle de l’exécutif est de dénoncer au peuple les auteurs du coup d’État, leurs crimes, et de les attaquer à la manière des prolétaires ou « des plébéiens », comme dirait Marx.

Voie de la lutte électorale ou voie de la lutte armée ?

   L’exécutif espère encore infliger à la dictature « des échecs électoraux capables de l’affaiblir » et accorde une grande importance au Mouvement démocratique brésilien((Parti de l’opposition toléré par la dictature.)) qu’il croit susceptible de s’annexer d’importantes forces hostiles au régime. Il veut renverser en douceur la dictature, sans attaquer les dictateurs, unissant Grecs et Troyens ! Plutôt que de mettre sur pied une stratégie et une tactique révolutionnaires, il prône une impossible issue pacifique et une illusoire redémocratisation. Il semble ne pas avoir compris Lénine qui, dans les Deux Tactiques, affirme que « les grands problèmes vitaux des peuples ne se résolvent que par la force » et que la victoire « ne peut être garantie que par la force armée des masses, ne peut que dépendre de l’insurrection et non de telle ou telle autre institution légale et pacifique ».

   Après avoir dit et répété qu’à la violence des classes dominantes il faut opposer celle des masses, rien n’a été fait pour qu’aux paroles correspondent les actes. On continue à prêcher le pacifisme par manque d’élan et de conscience révolutionnaires, ce qui ne naît que de la lutte. Pour le Brésil, il n’y a qu’une issue : la lutte armée. Il faut préparer l’insurrection armée du peuple, avec tout ce que cela implique. « Notre influence sur le prolétariat est encore très insuffisante ; notre influence sur la masse des paysans est insignifiante ; la dispersion géographique, le sous-développement, l’ignorance des prolétaires et des paysans sont encore énormes », a-t-on pu dire. Qu’on dise maintenant que « la révolution rassemble et instruit rapidement les forces éparpillées », que « chaque pas en avant éveille les masses, que le programme révolutionnaire les attire irrésistiblement, puisqu’il est le seul à exprimer leurs véritables intérêts, leurs intérêts vitaux ». Car il y a, au Brésil, des forces révolutionnaires capables de lutter et de résister à la dictature. La pensée léniniste se manifeste partout où le prolétariat fait sentir son influence.

Nos raisons sont irréfutables

   Le comité exécutif croit dans le leadership de la bourgeoisie ; de là viennent toutes nos divergences sur les questions à l’ordre du jour, la première étant le problème de la prise du pouvoir. Pour les révolutionnaires elle n’est réalisable qu’avec la participation des masses. Il n’y a donc pas à lutter pour que le pouvoir reste aux mains de la bourgeoisie, pour que soit mis sur pied un gouvernement bourgeois, comme on l’a voulu en défendant l’idée d’un gouvernement nationaliste et démocratique. Ni comme on le veut maintenant, lors­qu’on avance l’hypothèse d’un « gouvernement plus ou moins avancé » ; cet euphémisme dissimule mal l’espoir qu’on met dans un gouvernement qui, sous l’hégémonie de la bourgeoisie, résoudra les problèmes du peuple. Tout cela n’est que refus de l’action révolutionnaire, pacifisme électoraliste et capitulation. La constitution fasciste, autoritaire, mise en place par la dictature et qui annule le monopole de l’État, défend une structure agraire rétrograde, livre le pays au bon plaisir des Etats-Unis, fait du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire les simples instruments du pouvoir exécutif, rend impossible toute formation d’un gouvernement démocratique par la voie électorale. Un tel gouvernement ne peut résulter que de l’abrogation de cette constitution, du renversement de la dictature, de l’organisation d’un autre système économique. En dehors de cela, on ne pourra jamais que passer dix ou vingt années encore à établir des accords électoraux qui aideront les classes dominantes et l’impérialisme américain à maintenir au Brésil une dictature institutionnalisée au service de la répression contre le mouvement de libération des peuples latino-américains. Ces accords ne nous ont déjà que trop discrédités aux yeux de la masse des citoyens ; l’époque des révolutions démocratiques et libérales est révolue.

   Effrayé par la Révolution cubaine, l’impérialisme nord-américain, aidé en cela par les armées conventionnelles d’Amérique latine, n’hésite pas à favoriser le déclenchement de coups d’État militaires dès qu’apparaît le moindre signe de libération populaire sur notre continent. Il n’hésite pas davantage à recourir s’il le faut à l’agression la plus brutale ‑ comme dans le cas du Vietnam. La lutte pacifique pour les réformes de base est un non-sens ; on n’y arrivera que par la révolution et la modification de la structure militaire alliée aux classes dominantes. Y renoncer, c’est réduire le parti marxiste à n’être qu’un simple appendice des partis bourgeois.

   La subordination à la bourgeoisie engendre, par ailleurs, une dépréciation du rôle de la paysannerie dans la révolution. C’est ce qui explique pourquoi le travail politique dans les campagnes n’a jamais rencontré, au sein du comité exécutif, qu’indifférence ou mauvaise volonté. Le paysan est cependant d’un poids décisif dans la balance révolutionnaire. Sans l’intervention de la paysannerie, le prolétariat continuera à graviter autour de la bourgeoisie ; c’est ainsi qu’au Brésil, on renie de manière flagrante le marxisme. C’est la marginalisation des paysans qui favorise les accords politiques, électoraux, voire les marchandages conclus avec la bourgeoisie.

   Toutes ces raisons me poussent à donner ma démission ; j’ajoute qu’il m’est impossible d’accepter tout compromis d’ordre idéologique.

Le problème de Sao Paulo

   Le comité exécutif me semble sous-estimer le rôle du Parti dans les entreprises et omet de l’y consolider. Or, on ne peut parler de révolution sans prendre appui sur la classe ouvrière, en particulier à Sao Paulo, où existe la plus grande et la plus influente concentration de travailleurs du pays. Or, à Sao Paulo, le Parti, de par son absence dans les usines, est dans une situation désastreuse et reste soumis aux influences idéologiques de la bourgeoisie. Le comité exécutif n’a montré qu’indifférence vis-à-vis de cet état de choses. Et quand les militants élurent à la direction du Parti, dans le même État, un membre du comité exécutif((Il s’agit de Marighella lui-même.)) ainsi qu’un autre dirigeant national, ce même comité s’y opposa. Il invoqua un article d’une résolution inexistante qui stipulait qu’aucun de ses membres ne peut faire partie de la direction au niveau d’un des États du pays, ce qui revient à les enfermer dans une tour d’ivoire. Insatisfaits, les militants de Sao Paulo écartèrent de la direction les cadres désignés par l’exécutif national du Parti et qui les avaient d’autant plus déçus qu’ils avaient permis la pénétration de l’idéologie bourgeoise défendue par le président Janio Quadros et par le gouverneur Adhémar de Barros. À Sao Paulo, cette idéologie fut avancée comme justification de la politique dite « de conquête du pouvoir local » par un Parti qui, plutôt que de garder son nom, préféra se présenter sous le nom de « mouvement communiste » au sein duquel ne pouvaient trouver place « les hommes que la révolte a déséquilibrés et rendus incapables de bien se com­porter sur le plan social ».

   Un des objectifs de ce « mouvement » appelait à une « restructuration démocratique de la machine administrative, du pouvoir judiciaire et de l’appareil policier ». Voilà comment on défigurait le Parti ; ce sont toutes ces thèses opportunistes que rejeta en bloc la conférence convoquée dans l’État de Sao Paulo. Le comité exécutif national répondit en passant par-dessus la direction locale afin d’intervenir directement dans nos rangs et c’est seulement maintenant, un an après l’intervention, après avoir détruit le Parti et fait profondément pénétrer l’idéologie bourgeoise, que l’exécutif accepte de discuter le problème de Sao Paulo. Eh bien ! qu’il cherche à s’expliquer la défection des intellectuels, la mort du Parti dans les entreprises, l’absence de travail auprès des paysans, le manque d’appui aux étudiants révolutionnaires. Qu’il cherche à s’expliquer l’intérêt de certains pour les accords électoraux ! Pour moi, l’explication réside dans la faiblesse théorique et idéologique de cet exécutif qui, par ailleurs, fut si peu vigilant qu’il en vint à laisser tomber aux mains de la police certains documents, qu’il lui livra même des noms et la mit au courant de certains problèmes internes…

   Le comité exécutif dédaigne le marxisme-léninisme, ne rédige aucun travail théorique, refuse de s’engager et de développer toute pratique révolutionnaire, redoute la publication des livres et la divulgation des idées qui s’y trouvent défendues, évite les questions fondamentales, préfère la politique de conciliation et l’exercice du paternalisme.

   Il m’est dur de vous parler de la sorte mais il n’est pas dans mon caractère de taire mon véritable sentiment sur tout cela, aussi bien devant l’ensemble du Parti que face à l’opinion publique. Je ne crois pas que l’individualisme ou l’action personnelle puissent résoudre tous ces problèmes. Ce seront les idées qui joueront le rôle décisif ; ce seront elles qui trouveront l’écho qui convient. La cause révolutionnaire brésilienne, la libération de notre peuple soumis à la domination des États-Unis, l’unité du Parti autour des idées marxistes sont au-dessus de tout compromis. On est en droit d’attendre de nous, communistes et révolutionnaires marxistes-léninistes, que nous ayons le courage de dire ce que nous voulons et ce que nous pensons et le courage d’agir.

Salutations prolétariennes,

Carlos Marighela

Rio de Janeiro, le 10 décembre 1966.

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