L’art et le prolétariat

L’art et le prolétariat

Clara Zetkin

   On pourrait croire que c’est se moquer du monde que vouloir traiter à la fois de l’art et du prolétariat. Les conditions de vie que la société capitaliste fait à ses esclaves salariés sont hostiles à l’art, elles en sont même la mort.

   La jouissance artistique et plus encore la création artistique supposent une certaine liberté d’action matérielle et culturelle, un excédent de biens matériels, de forces physiques , intellectuelles et morales, au-­delà du strict nécessaire.

   Or, la misère matérielle et donc la pauvreté culturelle ont été le sort des exploités et des sujets dominés depuis que des antagonismes de classes coupent la société en deux.

   C’est pourquoi on a posé et reposé la question : l’art a-­t­-il d’une façon générale une justification morale, sociale, l’art promeut-­il ou entrave­-t­-il l’évolution de l’humanité ?

   Jean­-Jacques Rousseau, le grand apôtre du retour à la nature, déclarait au milieu du XVIIIe siècle dans le célèbre traité qu’il a envoyé à l’Académie de Dijon que l’art est un luxe qui conduit à la décadence morale de l’humanité.

   Dans les années soixante-­dix du siècle dernier en Russie, le nihilisme philosophique lança cet aphorisme : un cordonnier a pour la société plus de valeur que Raphaël, car le cordonnier exécute un travail socialement indispensable, tandis que Raphaël a peint des Madones dont on peut se passer.

   C’est un raisonnement semblable à celui de Rousseau, mais plus approfondi sur le plan social qui, à la fin du XIXème siècle et au début du XXème, a conduit l’un des plus grands artistes, Léon Tolstoï, à juger de la valeur de l’art.

   Avec la logique inexorable qui le caractérise, Tolstoï condamne non seulement l’art moderne en particulier, mais d’une façon générale tout art qui se présente comme privilège et plaisir des possédants et comme un but en soi.

   Le jeune Schiller était parti de l’idée selon laquelle la scène, le spectacle sont « une institution morale » ; le vieux Tolstoï, lui, finit par se convaincre que seul est légitime l’art qui se donne consciemment pour but d’élever l’ensemble du peuple à une moralité supérieure.

   Et, conséquent avec lui­-même, il n’admet son art personnel — qui est immortel — que comme un moyen de diffuser ses idées dans les sphères les plus larges de la population pour les éduquer dans le sens qu’il préconise.

   Ces conceptions, erronées et paradoxales, ont quelque chose de commun. Elles sont nées dans des périodes de transition où un ancien ordre social se meurt et où commencent à se dégager de nouvelles formes de la vie sociale.

   C’est dans ces périodes­-là que l’art apparaît de façon frappante comme le serviteur, voire le valet de la minorité des possédants au pouvoir, il n’apparaît que comme un luxe, un amusement pour ces gens-­là ; par son contenu et ses tenants et aboutissants, il entre en contradiction brutale avec les besoins et les conceptions des classes montantes.

   Cela vaut aussi bien pour l’époque où Rousseau a écrit son traité que pour celle où le nihilisme philosophique s’est développé en Russie ; cela vaut pour notre temps où Tolstoï fulmine contre l’art avec les dons d’un grand artiste et le fanatisme d’un puissant moraliste qui voudrait régénérer le monde.

   Dans de telles périodes, les manifestations patentes de la décadence font facilement ignorer les indices d’une vie nouvelle qui commence à s’épanouir.

   Une vie qui met un terme au déclin et libère l’art aussi, lui donne de nouvelles possibilités de développement et un contenu nouveau, sain et plus élevé.

   Car dans l’existence des peuples, la mort et le jaillissement de la vie vont de pair. Quand la mort s’empare des vieilles formes de l’économie et des vieilles formes des rapports politiques, juridiques et artistiques qui en dépendent, de nouvelles formes commencent aussi à naître.

   Lorsque Jean­-Jacques Rousseau condamna l’art en l’accusant de corrompre les mœurs, la philosophie française — reflet de conditions sociales et économiques modifiées — se préparait à un envol hardi qui ne culmina cependant pas en un classicisme artistique, mais en une action politique classique : la grande Révolution française.

   Pourtant les luttes sociales de cette époque ont influé de façon décisive sur l’évolution ultérieure de l’art ; en France même et tout autant en Allemagne. Un même développement économique — le progrès de la production capitaliste — n’a pas abouti en Allemagne à la domination politique de la bourgeoisie ; en revanche, celle-­ci a mené sa bataille émancipatrice sur le terrain de la philosophie et de l’art qui ont connu leur grande et classique floraison.

   Mais s’il convient de rejeter les conceptions de Rousseau et de Tolstoï, ce n’est pas uniquement pour les raisons historiques que nous avons évoquées.

   Il est un fait que l’art est sur le ­plan intellectuel une manifestation vitale première de l’humanité.

   De même que la pensée, voire peut-­être avant la pensée abstraite, le besoin de création artistique s’est manifesté dans l’activité, dans le travail des hommes primitifs, dans leur travail social.

   A peine l’homme commence­-t-­il à se détacher de l’animalité que la vie de l’esprit s’éveille en lui, que le besoin de création artistique se manifeste et fait naître un art tout simple, un art brut. Les découvertes préhistoriques en témoignent, qui nous ont révélé les dessins laissés par les chasseurs d’éléphants et de rennes à l’âge de pierre sur les parois des cavernes.

   L’ethnologie le confirme qui nous montre dans la danse, la musique, la poésie, ainsi que dans les représentations figuratives et plastiques, l’expression d’un sens inné de l’art. Les Boschimans et autres tribus sauvages ont une activité artistique élémentaire. Avant que se développe leur capacité de pensée abstraite, ils ont trouvé le moyen d’exprimer dans une représentation sensible ce qu’ils voyaient et ressentaient.

   Il n’est donc pas étonnant que le désir passionné du plaisir et de la création artistiques aient été de tous temps vivants dans les couches opprimées et exploitées de la société.

   Chez elles aussi brûle le feu du défi prométhéen, un Prométhée qui lance à toutes les puissances d’asservissement : «Vous ne pouvez pas me tuer ! ».

   C’est ainsi que des masses populaires les plus larges sont issus de plus en plus de zélateurs de l’art et de créateurs qui en ont augmenté les trésors.

   Mais il faut retenir une chose.

   Tant que les classes dominées n’ont pas une conscience claire de l’antagonisme qui les oppose à la classe dominante et n’aspirent pas à le supprimer, elles ne peuvent pas non plus créer pour l’art de nouvelles possibilités sociales de développement, ni lui donner un contenu nouveau.

   Leurs aspirations artistiques se nourrissent de l’art de leurs maîtres et c’est cet art qu’enrichit leur besoin passionné de création artistique.

   Ce n’est que lorsque la vie des opprimés, de la classe montante en rébellion, recevra son propre contenu et qu’ils lutteront pour faire sauter les chaînes intellectuelles, politiques et sociales qui les écrasent que leur influence sur le patrimoine culturel et artistique de l’humanité deviendra autonome et, par conséquent, véritablement productive et décisive.

   Leur participation n’ira ensuite pas seulement en s’élargissant, mais aussi en s’approfondissant ; elle ouvrira de nouveaux et plus vastes horizons.

   Ce sont toujours les masses aspirant à la liberté qui font avancer l’art ; c’est d’elles que naît la force de surmonter des périodes de stagnation, voire de décadence.

   Ces conditions générales valent également pour la relation particulière du prolétariat à l’art. Ils se trompent, ceux qui ne voient dans la lutte de classes du prolétariat que le désir de se remplir la panse.

   Dans cette lutte historique universelle, il y va de tout le patrimoine culturel de l’humanité, il y va de la possibilité pour tous les hommes de voir s’épanouir dans l’action leur personnalité tout entière.

    En tant que classe, le prolétariat ne peut pas ébranler les portes de la forteresse capitaliste, il ne peut pas surgir de la nuit et de la misère des usines, sans réfléchir à sa propre aspiration à l’art et sans préciser ses rapports à l’art de notre temps.

   Par quels chemins le prolétariat accède­-t-­il à l’art ? L’art joui-t-­il de la liberté, prémisse indispensable de son épanouissement ?

   Mais qu’est­-ce que cela signifie dans un régime de production capitaliste ?

   Ce que l’art crée devient dans cette société une marchandise. Tout comme les étoffes ou le café, la marchandise artistique doit conquérir son marché.

   Qui est-­ce qui domine celui­-ci ?

   Ce n’est pas le petit monde des experts et des amateurs d’art, non, c’est l’inculture et la pseudo-­culture, le luxe, le besoin qu’éprouve une «populace solvable», pour employer cette expression grossière, de se distraire et de s’étourdir.

   Seules les très fortes personnalités, ceux qui peuvent attendre, s’assurent la liberté d’exprimer dans une œuvre d’art ce qu’un dieu leur a donné mission de dire.

   Et quel est le sort de ceux qui se plient aux exigences du marché et encaissent le succès du jour ?

   Ils succombent à la routine de la fabrication industrielle ou sont les esclaves du sensationnel d’un jour. La fièvre du marché capitaliste de l’art, l’aiguillon de la concurrence accélèrent la production, suppriment les conditions nécessaires à la maturation d’œuvres généreuses.

   Les plasticiens produisent dans une hâte fébrile pour ces grands bazars que l’on appelle des expositions ; le compositeur crée de la même façon le « clou » de la nouvelle saison ; l’écrivain s’échine afin que son livre paraisse pour la Noël, etc.

   L’artiste disparaît derrière l’industriel affairé et le commerçant ; son capital artistique ne tarde pas à être gaspillé ; le créateur dé valeurs culturelles en devient le faussaire.

   Il faut aussi chercher dans ces conditions la raison qui fait qu’à notre époque les courants artistiques se succèdent si rapidement et que les «vedettes» du jour s’usent extraordinairement vite.

   Ce que l’on porte aujourd’hui aux nues comme la révélation la plus haute du génie artistique, sera oublié au plus tard dans dix ans et n’aura plus qu’un intérêt historique.

   On voit se manifester et s’étendre un autre phénomène caractéristique.

   La situation évoquée précédemment donne naissance à un pseudo­-art.

   Le capitalisme engendre les hommes d’affaires chargés de l’exploiter ; il engendre aussi un Lumpenproletariat artistique, expression très caractéristique du système actuel et pour finir, il engendre le public, les acheteurs, en bas comme en haut de la pyramide sociale.

   Parmi les manifestations de ce pseudo-­art, on compte les bastringues, de très nombreux théâtres de variétés, les productions pornographiques de la littérature et de l’art graphique, mais aussi les monuments dynastiques et patriotiques érigés par souscriptions, etc.

   Une question s’impose à l’esprit : l’Etat, l’organisme qui passe le plus grand nombre de commandes, ne pourrait-­il tirer l’art de sa misère ?

   Il ne le peut, parce qu’il est l’Etat de la minorité possédante au pouvoir et non pas l’expression du peuple tout entier, d’une volonté populaire unie.

   Lui aussi est assujetti aux lois de la société capitaliste dont il est la créature. Ce fait est plus décisif pour son rapport à l’art que ne peuvent l’être les humeurs et les caprices d’un monarque.

   Chez nous, en Allemagne, il est masqué par le souci d’autoglorification de Guillaume II auquel nous devons les drames de Lauff, les monuments aux Hohenzollern dans l’allée des peupliers et autres horreurs et abominations artistiques…

   Mais ce que ces horreurs révèlent, ce n’est pas, tout compte fait, l’influence toute puissante et contraignante d’un monarque, mais la démission de la bourgeoisie allemande devant l’autocratie, même dans le domaine de l’art.

   Ce n’est que lorsque le travail se libérera du joug du capitalisme, et qu’ainsi les antagonismes de classes seront supprimés, que la liberté de l’art prendra vie et forme, que le génie artistique pourra tenter librement les plus hautes envolées.

   Avant les social­-démocrates, un homme qualifié pour parler d’art l’a proclamé : Richard Wagner. Son traité « L’Art et la révolution » reste un document classique de cette conception.

   On y lit : « nous voulons nous libérer du joug déshonorant de l’activité industrielle ordinaire avec son esprit vénal et blême pour nous élancer vers une humanité libre s’adonnant à l’art dans le rayonnement de son âme universelle ; nous étions des tâcherons de l’industrie, accablés de travail, et nous voulons tous devenir des hommes beaux et forts à qui appartient le monde, source éternelle et intarissable de la plus haute jouissance artistique. »

   Wagner a bien montré l’origine de « cette misère » et de « ce travail de tâcheron industriel. »

Ecoutons-­le : « tant que dans un peuple tous les hommes ne peuvent pas jouir de la même liberté, du même bonheur, ils sont tous nécessairement voués à la même servitude et à la même misère. »

   Wagner a aussi répondu sans équivoque à la question : comment est-­il possible de triompher de cet esclavage, le même pour tous, comment peut-­il y avoir pour tous les individus un épanouissement artistique sans entraves ?

   Il affirme que la finalité de l’évolution historique est l’homme fort, l’homme beau : «que la Révolution lui donne la force, l’art, la beauté ! »

   II ressort de ces propos — soit dit en passant — que l’homme beau et fort que Wagner souhaitait ardemment n’est pas la «personnalité» si souvent invoquée par l’individualisme, ce n’est pas la bête blonde, le surhomme, mais la personnalité au développement harmonieux liée à l’univers entier par des liens indissolubles, qui a le sentiment de fermer avec lui une unité.

   La révolution est l’acte des masses et l’art véritable sera toujours l’expression de la vie spirituelle des masses.

   Nous savons que la révolution sociale qui, en libérant le travail, libère l’art, doit être l’œuvre du prolétariat en lutte.

   Mais le prolétariat en lutte offre à l’art plus que cette promesse d’avenir. La lutte qu’il mène et qui ouvre brèche sur brèche dans la société bourgeoise, fraie la voie à de nouvelles possibilités d’évolution de l’art et le rajeunit en lui insufflant un contenu nouveau qui déborde la vie spirituelle du système bourgeois et préfigure la vie future de l’humanité.

   Le contenu de la lutte de classes prolétarienne ne s’épuise nullement dans des revendications économiques et politiques. Elle est aussi porteuse d’une nouvelle conception du monde qui constitue une totalité cohérente.

   C’est la conception socialiste du monde, que la philosophie établit en se fondant sur les résultats des sciences de la nature et des sciences sociales, auxquels sont liés les noms de Darwin et de Marx.

   Cette conception du monde germe et mûrit dans les tempêtes des luttes de classes actuelles. Elle se développe à mesure que le capitalisme bouleverse l’économie de la société et va vers un système communiste de travailleurs libres ; à mesure que partant les institutions sociales se transforment et que les sentiments, la pensée, le vouloir des hommes sont profondément modifiés.

   Ce qui se trouvera nécessairement bouleversé dans sa plus grande profondeur, c’est le psychisme et l’idéologie de la classe qui, par ses conditions de vie, est en opposition durable et irréconciliable avec l’ordre économique en vigueur et sa superstructure idéologique.

   Cette classe, c’est le prolétariat.

   Celui­-ci ne recule pas, comme le fait la bourgeoisie, devant les limites de la société bourgeoise ; au contraire, il veut dépasser ces limites, il sait qu’il doit les détruire.

   C’est pourquoi la classe ouvrière en lutte accepte sans préjugé et avec hardiesse les conséquences de tous les résultats de la science.

   Plus la lutte qu’elle mène contre le système capitaliste devient consciente et vigoureuse, plus le contenu spirituel qu’elle donne à la vie entre en contradiction aiguë avec la vie spirituelle du monde bourgeois.

   La lutte de classes prolétarienne devient porteuse de nouveaux idéaux spirituels et moraux, une nouvelle vie culturelle spécifique commence à s’épanouir parmi les déshérités. Cette vie développe largement le désir de jouissance et de création artistiques.

   Mais c’est alors aux aspirations essentielles de sa classe que le prolétaire veut donner une forme artistique. Voilà les œuvres d’art qu’il veut pouvoir goûter.

   Le prolétariat aspire à des œuvres d’art auxquelles la conception socialiste du monde donne âme et parole. C’est en cela qu’il entre en contradiction avec l’art bourgeois de notre temps. Ce dernier n’est pas l’art sain et non figé d’une classe jeune qui se bat pour sa liberté totale et a ainsi le sentiment d’être porteuse des idéaux les plus élevés de l’humanité.

   C’est l’art d’une classe dominante qui sent trembler le socle de son pouvoir sous l’effet de forces volcaniques.

   Ainsi l’art bourgeois contemporain est né dans un climat de crépuscule des dieux.

   Le naturalisme qui voulait ramener l’art à sa source éternelle, la nature, et qui a, sur le plan des idées, accompli un précieux travail de critique sociale, a sombré dans une plate copie de la réalité.

   Il ne reproduit que la réalité sans les idées qui en font la cohérence. L’idéalisme de notre époque en revanche va chercher son contenu spirituel dans les idées petites-bourgeoises de «l’art régionaliste », et là où il se fixe de plus vastes horizons, il tourne le dos à la société et au présent.

   Il se réfugie dans le passé ou au-­delà des nuées et tombe alors dans le néo­romantisme, dans un néo­-mysticisme religieux, voire bigot. Bref, il reproduit des idées sans la réalité. Et où l’art bourgeois trouverait-­il d’ailleurs le lien qui unit l’idée et la réalité ?

   Dans le monde où les classes bourgeoises existent historiquement, le fossé s’élargit entre l’idée et la réalité. Et c’est pour cela que ces classes donnent dans le pessimisme. Un matérialisme grossier et mesquin chez les uns, une fuite mystique devant le monde chez les autres deviennent le signe d’une époque et par là­-même, de l’art.

   Comment un tel contenu de l’art pourrait-­il satisfaire le prolétariat ? Toute son histoire l’incline à l’optimisme dans ses pensées et sa sensibilité. Les forces motrices de la vie économique lui annoncent l’approche d’un temps nouveau, l’heure de la libération ; sa propre vie spirituelle parle de ces promesses.

   Voilà un lien entre l’idée et la réalité que seule peut créer aujourd’hui l’idéologie des masses qui se fixent les buts les plus élevés. L’idée : le socialisme, la pensée de liberté la plus sublime que l’humanité ait jamais rêvée.

   La réalité : une classe qui s’apprête, en connaissance de cause et avec une volonté d’acier, à accomplir l’acte le plus fantastique de l’histoire : changer le monde au lieu de l’interpréter différemment, pour parler comme Marx.

   Voilà d’où naît au sein du prolétariat le besoin violent d’un art dont le contenu reflète l’esprit du socialisme. Art engagé par conséquent, nous répliquer­ons.

   Et même art «politique. » « Chanson politique, mauvaise chanson ». Le prolétariat n’a pas à s’effrayer de ces propos. Ils ont en fin de compte pour origine moins le désir d’éduquer les exploités pour en faire des amateurs d’art que celui de les maintenir, tels des enfants mineurs, sous le charme de l’idéologie bourgeoise.

   Là où la religion échoue, on fait appel à l’art. Ce n’est pas

   « l’engagement » en général que l’on met à l’index au nom de l’art, mais uniquement ce qui s’oppose à « l’engagement » des classes dominantes.

   D’ailleurs l’histoire dément la condamnation portée contre l’art engagé. A toutes les époques des œuvres d’art grandioses et généreuses sont mues par le souffle ardent de l’engagement.

   Qu’est donc l’engagement sinon l’idée ?

   Or l’art sans idée devient académisme, formalisme artistique. Ce n’est pas l’idée ni l’engagement qui déshonorent l’œuvre d’art et la profanent. Au contraire, celui-­ci peut créer et accroître la valeur artistique.

   L’engagement en art ne devient pernicieux que lorsqu’il est plaqué ou greffé grossièrement, lorsqu’il s’exprime par des moyens artistiques insuffisants.

   Au contraire, quand l’idée agit du dedans avec des moyens d’expression artistiquement mûrs, elle engendre des œuvres immortelles.

   Si bien que le prolétariat, au lieu de participer à chaque folie artistique à la mode dans le monde bourgeois, non seulement peut, mais doit suivre son propre chemin afin que l’art, dégagé de la misère de l’époque que nous vivons, se donne un contenu nouveau, plus élevé.

   Au sein même du prolétariat, les signes se multiplient qui montrent sa volonté non seulement, en tant que classe montante de jouir de l’art, mais aussi de faire œuvre créatrice.

   C’est ce que prouvent surtout les chorales ouvrières et les poètes ouvriers.

   Les milieux des connaisseurs et des critiques d’art bourgeois qui s’extasient devant les productions artistiques primitives créées dans la nuit des temps ou par des populations sauvages, où ils voient des révélations du génie de l’humanité, n’ont en général qu’ironie et pitié pour ce que les prolétaires essaient de créer, souvent d’une main encore maladroite, mais avec un cœur vibrant de ferveur.

   Ils sont foncièrement incapables de comprendre et d’apprécier véritablement cet art de «primitifs » dont les œuvres sont les symptômes annonciateurs d’un tournant historique qui porte lui­-même en son sein une renaissance de l’art.

   Une telle renaissance ne saurait surgir du néant, aussi bien sur le plan artistique que social.

   Elle se rattache au passé et à ce qui existe actuellement. Mais l’art d’une classe qui monte vers la lumière de la culture ne peut pas prendre ses points d’ancrage et ses modèles dans l’art d’une classe historiquement en déclin.

   L’histoire de l’art le confirme.

   Toute classe montante cherche ses modèles artistiques à l’apogée de la période qui précède.

   L’art de la Renaissance a renoué avec l’art de la Grèce et de Rome, l’art classique allemand avec l’Antiquité et la Renaissance.

   C’est pourquoi, tout en rendant hommage aux innovations et aux moyens d’expression dont les courants contemporains de l’art enrichissent le patrimoine artistique, l’art de l’avenir cherchera ses orientations par-­delà ces courants dans l’art classique de la bourgeoisie.

   Le socialisme est la continuation et la transformation conséquences du libéralisme universaliste qui fut le contenu spirituel de l’art classique.

   L’art du socialisme sera aussi la continuation du grand art classique bourgeois, produit de cette pensée libérale.

   Chez Goethe, la « Promenade au matin de Pâques » dans laquelle l’aspiration à déborder les limites oppressantes de la société féodale a trouvé une transposition artistiquement parfaite ; l’appel, ivre de joie, de Schiller à la fraternité universelle : « Embrassons-­nous, millions d’hommes, ce baiser au monde entier ! » et la joie immense d’une humanité libérée qui éclate élémentaire, gigantesque, dans le chœur de la neuvième symphonie de Beethoven « joie, belle étincelle divine ! », ne sont­ pas là des exemples de l’art le plus riche, le plus vivant ?

   Friedrich Engels a proclamé fièrement que la classe ouvrière était l’héritière de la philosophie classique. Elle sera aussi, dans le sens évoqué, l’héritière de l’art classique de son pays.

   Le chemin est long qu’elle devra encore parcourir avant de pouvoir remplir totalement sa tâche historique. Un fait le montre.

   Les locaux qui devraient être la maison du prolétariat en lutte, dans lesquels se déroule une partie importante de sa vie historique, qui servent à son organisation et accueillent ses assemblées, ces immeubles n’ont pas été conçus, au plan artistique, à partir d’une vision socialiste du monde.

   Nos maisons des syndicats, du peuple et les sièges de nos organisations ne se distinguent en rien dans leur style – le style étant compris comme la forme externe d’une intériorité existante – de n’importe quelle maison de commerce ou de transport bourgeoise.

   Le fait que telle ou telle pièce ait pour décoration une allégorie glaciale de la liberté, etc., sincèrement ne crée pas un rapport artistique interne entre ce local et la vie qui bat en lui.

   Bref, la vie spirituelle de la classe ouvrière n’a jusqu’à maintenant pas trouvé la moindre expression dans l’architecture des formes.

   Mais le prolétariat lui­-même n’a pas encore ressenti la contradiction, le malentendu existant entre ces formes, cette architecture et son être propre de façon assez forte et consciente pour que son besoin artistique commençât à exercer une influence déterminante.

   Assurément, l’architecture est l’art le plus grand et le plus difficile de tous les arts, mais elle est aussi le plus social de tous, l’expression la plus forte d’une vie communautaire.

   Il suffit de penser aux églises gothiques dans lesquelles la vie spirituelle de la population des villes à l’âge des corporations et de la société féodale a trouvé son expression artistique.

   Mais revenons en au point de départ !

   Si le chemin que doit parcourir le prolétariat pour devenir véritablement l’héritier de l’art classique est long et particulièrement difficile, il est d’autant plus urgent d’armer le prolétariat pour cette mission qui est aussi la sienne.

   Il ne peut s’agir ici de goûter et d’adorer l’art bourgeois, aveuglément et sans critiques.

   Il s’agit d’éveiller et d’entretenir une sensibilité artistique et une compréhension dont le fondement solide est le socialisme en tant que conception du monde, l’idéologie puissante du prolétariat en lutte, qui sera un jour celle de l’humanité  libérée.

   Une telle sensibilité et une telle compréhension ne trouveront assurément pas leur maturité ni leur expression créatrice à l’intérieur des murs de la prison capitaliste.

   La renaissance de l’art si ardemment désirée – c’est là mon avis personnel – n’est possible qu’au-­delà de cette société capitaliste, sur l’île des bienheureux, dans la société socialiste.

   Le coup de marteau de la révolution sociale sera à cet égard aussi l’action libératrice.

   Aristote a prononcé cet aphorisme célèbre : l’esclavage, en tant que base de la vie supérieure des hommes libres, sera superflu le jour où navettes et meules se mouvront d’elles­-mêmes.

   Cette condition préalable est aujourd’hui remplie. L’époque des machines a fait naître des esclaves de fer et d’acier qui obéissent aux signaux des hommes. Faisons de ces esclaves, propriété privée, aujourd’hui au service de la richesse et de la civilisation d’une minorité, la propriété de la société !

   Quand la vie matérielle et la possibilité d’évolution culturelle seront assurées à chacun, l’art aussi, de privilège d’une minorité qu’il est, deviendra le bien commun de tous.

   Il ne pourra plus être ravalé au rang de plaisir de sens pour jouisseurs grossiers, de divertissements pour oisifs qui s’ennuient et de drogue pour des natures faibles qui fuient le monde.

   Il deviendra l’expression suprême de la force créatrice d’un peuple, la source claire de la joie et de l’exaltation les plus pures, une force éducatrice puissante qui vaut pour l’individu comme pour la collectivité.

   Non pas dans le sens où tout un chacun deviendra artiste créateur, mais où les masses pourront comprendre l’art et en jouir.

   L’art contribuera ainsi à ce que devienne réalité la formule du critique d’art Vischer, qui place au-­dessus de tous les arts le bel art de vivre : l’individu dans sa personnalité, dans sa vie active est une oeuvre d’art, un tout harmonieux, cohérent, expression d’une nécessité intrinsèque.

   Le peuple de l’avenir, peuple du travail libre, deviendra le peuple de l’art libre.

   Les grands créateurs ne lui manqueront pas qui comprennent en artistes ce que la communauté ressent, pense et veut, et qui lui donnent forme. Car tout grand art vit du sang et de l’esprit d’une grande communauté.

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