Chapitre III Le matérialisme

Principes élémentaires de philosophie
Georges Politzer

Première partie : Les problèmes philosophiques

Chapitre III
Le matérialisme

I. Pourquoi devons-nous étudier le matérialisme ?

   Nous avons vu qu’à ce problème : « Quels sont les rapports entre l’être et la pensée ? » il ne peut y avoir que deux réponses opposées et contradictoires.

   Nous avons étudié dans le chapitre précédent la réponse idéaliste et les arguments présentés pour défendre la philosophie idéaliste.

   Il nous faut maintenant examiner la deuxième réponse à ce problème fondamental (problème, répétons-le, qui se trouve à la base de toute philosophie) et voir quels sont les arguments que le matérialisme apporte à la défense. D’autant plus que le matérialisme est pour nous une philosophie très importante, puisqu’elle est celle du marxisme.

   Il est donc, par conséquent, indispensable de bien connaître le matérialisme. Indispensable surtout parce que les conceptions de cette philosophie sont très mal connues et qu’elles ont été falsifiées. Indispensable aussi parce que, par notre éducation, par l’instruction que nous avons reçue — qu’elle soit primaire ou plus développée, — par nos habitudes de vivre et de raisonner, nous sommes tous, plus ou moins, sans nous en rendre compte, imprégnés de conceptions idéalistes. (Nous verrons d’ailleurs, dans d’autres chapitres, plusieurs exemples de cette affirmation et pourquoi il en est ainsi.)

   C’est donc une nécessité absolue pour ceux qui veulent étudier le marxisme d’en connaître la base : le matérialisme.

II. D’où vient le matérialisme ?

   Nous avons défini d’une façon générale la philosophie comme un effort pour expliquer le monde, l’univers. Mais nous savons que, suivant l’état des connaissances humaines, ses explications ont changé et que deux attitudes, au cours de l’histoire de l’humanité, ont été adoptées pour expliquer le monde : l’une, anti-scientifique, faisant appel à un ou à des esprits supérieurs, à des forces surnaturelles ; l’autre, scientifique, se fondant sur des faits et sur des expériences.

   L’une de ces conceptions est défendue par les philosophes idéalistes ; l’autre, par les matérialistes.

   C’est pourquoi, dès le début de ce livre, nous avons dit que la première idée que l’on devait se faire du matérialisme, c’est que cette philosophie représente l’« explication scientifique de l’univers ».

   Si l’idéalisme est né de l’ignorance des hommes — et nous verrons comment l’ignorance fut maintenue, entretenue dans l’histoire des sociétés par des forces culturelles et politiques qui partageaient les conceptions idéalistes — le matérialisme est né de la lutte des sciences contre l’ignorance ou obscurantisme.

   C’est pourquoi cette philosophie fut tant combattue et c’est pourquoi, sous sa forme moderne (le matérialisme dialectique), elle est peu connue, sinon ignorée ou méconnue du monde universitaire officiel.

III. Comment et pourquoi le matérialisme a évolué.

   Contrairement à ce que prétendent ceux qui combattent cette philosophie et qui disent que cette doctrine n’a pas évolué depuis vingt siècles, l’histoire du matérialisme nous montre en cette philosophie quelque chose de vivant et toujours en mouvement.

   Au cours des siècles, les connaissances scientifiques des hommes ont progressé. Au début de l’histoire de la pensée, dans l’antiquité grecque, les connaissances scientifiques étaient presque nulles, et les premiers savants étaient, en même temps, des philosophes, parce que, à cette époque, la philosophie et les sciences naissantes formaient un tout, l’une étant le prolongement des autres.

   Par la suite, les sciences apportant des précisions dans l’explication des phénomènes du monde, précisions qui gênaient et étaient même en contradiction avec les dogmes des philosophies idéalistes, un conflit naquit entre la philosophie et les sciences.

   Les sciences étant en contradiction avec la philosophie officielle de cette époque, il était devenu nécessaire qu’elles s’en séparassent. Aussi

   « elles n’ont rien de plus pressé que de se dégager du fatras philosophique et de laisser aux philosophes les vastes hypothèses pour prendre contact avec des problèmes restreints, ceux qui sont mûrs pour une solution prochaine. Alors se fait cette distinction entre les sciences… et la philosophie. » (René Maublanc : la Vie ouvrière, 25 novembre 1935.)

   Mais le matérialisme, né avec les sciences, lié à elles et dépendant d’elles, a progressé, évolué avec elles, pour arriver, avec le matérialisme moderne, celui de Marx et d’Engels, à réunir, de nouveau, la science et la philosophie dans le matérialisme dialectique.

   Nous étudierons plus loin cette histoire et cette évolution, qui sont attachées aux progrès de la civilisation, mais nous constatons déjà, et c’est ce qu’il est très important de retenir, que le matérialisme et les sciences sont liés l’un à l’autre et que le matérialisme est absolument dépendant de la science.

   Il nous reste à établir et à définir les bases du matérialisme, bases communes à toutes les philosophies qui, sous des aspects différents, se réclament du matérialisme.

IV. Quels sont les principes et les arguments des matérialistes ?

   Pour répondre, il nous faut revenir à la question fondamentale de la philosophie, celle des rapports entre l’être et la pensée : lequel de l’un ou de l’autre est le principal ?

   Les matérialistes affirment d’abord qu’il y a un rapport déterminé entre l’être et la pensée, entre la matière et l’esprit. Pour eux, c’est l’être, la matière, qui est la réalité première, la chose première, et l’esprit qui est la réalité seconde, postérieure, dépendant de la matière.

   Donc, pour les matérialistes, ce n’est pas l’esprit ou Dieu qui ont créé le monde et la matière, mais c’est le monde, la matière, la nature qui ont créé l’esprit :

« L’esprit n’est lui-même que le produit supérieur de la matière. » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18.)

   C’est pourquoi, si nous reprenons la question que nous avons posée dans le deuxième chapitre: « D’où vient que l’homme pense ? » Les matérialistes répondent que l’homme pense parce qu’il a un cerveau et que la pensée est le produit du cerveau. Pour eux, il ne peut y avoir de pensée sans matière, sans corps.

   « Notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu’elles nous paraissent, ne sont que des produits d’un organe matériel, corporel, le cerveau. » (Idem, p. 18.)

   Par conséquent, pour les matérialistes, la matière, l’être sont quelque chose de réel, existant en dehors de notre pensée, et n’ont pas besoin de la pensée ou de l’esprit pour exister. De même, l’esprit ne pouvant exister sans matière, il n’y a pas d’âme immortelle et indépendante du corps.

   Contrairement à ce que disent les idéalistes, les choses qui nous entourent existent indépendamment de nous : ce sont elles qui nous donnent nos pensées ; et nos idées ne sont que le reflet des choses dans notre cerveau.

   C’est pourquoi, devant le deuxième aspect de la question des rapports de l’être et de la pensée : –

   « Quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde environnant et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? Pouvons-nous, dans nos conceptions du monde réel, reproduire une image fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l’identité de la pensée et de l’être. » (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 15.)

   – les matérialistes affirment : oui ! Nous pouvons connaître le monde, et les idées que nous nous faisons de ce monde sont de plus en plus justes, puisque nous pouvons l’étudier à l’aide des sciences, que celles-ci nous prouvent continuellement par l’expérience que les choses qui nous entourent ont bien une réalité qui leur est propre, indépendante de nous, et que ces choses, les hommes peuvent déjà en partie les reproduire, les créer artificiellement.

   Pour nous résumer, nous dirons donc que les matérialistes, devant le problème fondamental de la philosophie, affirment :

  1.    Que c’est la matière qui produit l’esprit et que, scientifiquement, on n’a jamais vu d’esprit sans matière.
  2.    Que la matière existe en dehors de tout esprit et qu’elle n’a pas besoin de l’esprit pour exister, ayant une existence qui lui est particulière, et que, par conséquent, contrairement à ce que disent les idéalistes, ce ne sont pas nos idées qui créent les choses, mais, au contraire, ce sont les choses qui nous donnent nos idées.
  3.    Que nous sommes capables de connaître le monde, que les idées que nous nous faisons de la matière et du monde sont de plus en plus justes, puisque, à l’aide des sciences, nous pouvons préciser ce que nous connaissons déjà et découvrir ce que nous ignorons.
  • Note des éditeurs

   Pour bien comprendre ce chapitre, le rapprocher des indications très importantes (qu’on lira pages 84 à 86 et 229 à 246).

   Quand Engels dit que la pensée est un « produit » du cerveau, il ne faut pas, en effet, imaginer que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile. Au contraire, Engels a combattu ce point de vue (notamment dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Voir également Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, chap. I et II).

   La conscience n’est pas la sécrétion d’un organe, c’est une fonction du cerveau. Ce n’est pas une « chose » comme la bile ou une hormone. C’est une activité. Dans certaines conditions organiques, plus complexes, faisant intervenir l’écorce cérébrale, — conditions organiques qui sont elles-mêmes inséparables de conditions sociales, comme le montre plus loin Politzer — l’activité humaine est consciente.

   Sur ces points, nous renvoyons à Lucien Sève : Introduction au léninisme (pp. 98-108), « Essais de la Nouvelle Critique », Editions sociales, 1960.

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