Annexe I : Retour à Mr. Mikhaïlovski et à « la Triade »

Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire

   Georgi Plekhanov

Annexe I : Retour à Mr. Mikhaïlovski et à « la Triade »

   Dans la livraison d’octobre de Rousskoé Bogatstvo, M. Mikhaïlovski oppose à M. Piotr Strouvé quelques considérations nouvelles touchant la philosophie de Hegel et le matérialisme « économique ».

   A ce qu’il déclare, la conception matérialiste de l’histoire et le matérialisme économique seraient choses distinctes. Celui-ci ramènerait tout à l’économie.

   « Admettons-le ! Mais si je vais chercher les sources ou le fondement, aussi bien des institutions juridiques et politiques de la société, ou de ses idées philosophiques et autres, que de sa structure économique, soit dans les caractères de race ou de tribu de ses membres (dans le rapport du grand axe du crâne au petit, dans la mensuration de l’angle facial, dans les dimensions et la forme des mâchoires, dans les dimensions de la cage thoracique, dans la force musculaire, etc.), soit, au contraire, dans des facteurs purement géographiques (dans le fait que l’Angleterre est une île, qu’une partie de l’Asie se compose de steppes, que la Suisse est un pays de montagnes, que les fleuves du nord sont pris par les glaces, etc.), est-ce que ce ne sera pas une façon matérialiste de comprendre l’histoire ? De toute évidence le matérialisme économique, en tant que théorie historique, ne représente qu’un cas particulier de la conception matérialiste de l’histoire… (( Rousskoé Bogatstvo, octobre 1894, section II, p. 50.)) »

   Montesquieu inclinait à expliquer l’histoire des nations par « des facteurs purement géographiques ». Dans la mesure où il se tenait à cette explication, il était, sans conteste, matérialiste. Et le matérialisme dialectique contemporain, nous l’avons vu, ne sous-estime pas l’influence du milieu géographique sur l’évolution des sociétés. Il dégage seulement mieux le monde d’action du facteur géographique sur « l’homme social ». Il montre que le milieu géographique offre aux être humains plus ou moins de latitude pour développer leurs forces de production, qu’il donne une impulsion plus ou moins énergique à leur devenir historique. Montesquieu raisonnait de la sorte : le milieu géographique conditionne certaines propriétés physiques et psychiques; et ces propriétés entraînent telle ou telle structure sociale. Le matérialisme dialectique fait découvrir ce qui manque à ce raisonnement : l’action du milieu géographique s’exerce avant tout, et le plus fortement sur le caractère des rapports sociaux, lesquels, à leur tour, agissent sur des idées, les coutumes, voire le développement physique, avec infiniment plus de force que, par exemple, le climat. La géographie moderne (rappelons une fois de plus le livre de Metchnikov préfacé par Elisée Reclus) s’accorde entièrement sur ce point avec le matérialisme dialectique. Celui-ci n’est assurément qu’un cas particulier de la conception matérialiste de l’histoire. Mais l’énoncé qu’il en présente est plus complet et plus riche que celui qu’en pourraient donner les autres « cas particuliers ». Le matérialisme dialectique représente le stade supérieur de la conception matérialiste de l’histoire.

   D’Holbach assurait que les fredaines d’un atome dans le cerveau d’un prince scellaient parfois pour un siècle le destin historique des nations. C’était aussi une conception matérialiste de l’histoire. Mais on n’en pouvait rien tirer pour l’explication des phénomènes historiques. A cet égard, le matérialisme dialectique d’aujourd’hui est incomparablement plus fécond. Il ne représente assurément qu’un cas particulier de la conception matérialiste de l’histoire; mais c’est le cas particulier qui seul répond à l’état actuel de la science. La faiblesse du matérialisme d’Holbach s’était traduite par le retour de ses adeptes à l’idéalisme : « l’opinion gouverne le monde ». Le matérialisme dialectique chasse aujourd’hui l’idéalisme de ses dernières positions.

   Il semble à M. Mikhaïlovski que, pour aller jusqu’au bout de ses idées, le matérialiste devrait expliquer tous les phénomènes par la mécanique moléculaire. Le matérialisme moderne, le matérialisme dialectique, ne peut pas trouver d’explication mécaniste à l’histoire. C’est en ceci que réside, si l’on veut, sa faiblesse. Mais la biologie moderne fournit-elle une explication mécaniste à l’origine et à l’évolution des espèces ? Non. C’est sa faiblesse. Le génie dont rêvait Laplace dominerait de haut, bien sûr, cette faiblesse. Mais nous ne savons absolument pas quand naîtra un tel génie. Contentons-nous de l’explication des phénomènes qui répond le mieux à la science de notre époque, à notre « cas particulier ».

   Le matérialisme dialectique enseigne que ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être mais leur être qui détermine leur conscience, que ce n’est pas dans la philosophie d’une société donnée, mais dans son économie, qu’il faut chercher l’explication de son état à un instant donné. M. Mikhaïlovski fait à ce propos quelques observations. En voici une :

   « … Les moitiés négatives [ ! ] de la formule fondamentale des sociologues matérialistes incluent une protestation ou une réaction non contre la philosophie, en général, mais, apparemment, contre la philosophie hégélienne. C’est, en effet, à elle qu’appartient « l’explication de la réalité à partir de la conscience »… Les fondateurs du matérialisme économique sont des hégéliens, et si, en tant que tels, ils répètent avec une pareille insistance « non pas à partir de la philosophie », « non pas à partir de la conscience », cela tient à ce qu’ils sont incapables de s’arracher à l’étreinte de la pensée hégélienne, et qu’ils ne l’essaient même pas ((Ibid., pp. 51-52.)). »

   A la lecture de ces lignes, nous avons pensé qu’à l’exemple de M. Karéev notre auteur se faufilait vers « la synthèse ». Assurément, nous sommes-nous dit, la synthèse de M. Mikhaïlovski le prendra d’un peu plus haut que celle de M. Karéev. M. Mikhaïlovski ne se bornera pas à répèter l’idée du diacre d’Ouspenski dans l’Incurable, à savoir que « l’âme est un élément spécial » et que « de même que le corps a des drogues pour sa santé, l’âme c’est tout pareil ». Mais il ne pourra pas résister : Hegel étant la thèse et le matérialisme économique, l’antithèse, l’éclectisme de nos modernes subjectivistes russes doit être la synthèse. Comment ne pas se laisser tenter par pareille « triade » ?

   Nous avons alors entrepris de nous remémorer le rapport que, dans la réalité, la théorie de Marx soutient avec la philosophie de Hegel.

   Nous avons d’abord « fait observation » que, chez Hegel, le devenir historique ne s’explique absolument pas sur les idées des hommes ni par leur philosophie. Les idées, « l’opinion », ce sont les matérialistes français du dix-huitième siècle qui s’en servaient pour expliquer l’histoire. Et Hegel tourne cette explication en ridicule : la raison, dit-il, régente certes l’histoire; mais elle régente aussi le cours des astres; va-t-on prétendre que ceux-ci en ont conscience ? Le devenir historique de l’humanité est raisonnable en ce sens qu’il se conforme à des lois; mais qu’il existe des lois du devenir historique ne prouve à aucun degré qu’on doive en chercher la cause première dans les idées, dans les opinions : l’existence de ces lois montre, tout au contraire, que les hommes font leur histoire sans en avoir conscience.

   Nous ne nous rappelons plus, avons-nous songé encore, comment le Lewes arrange les idées de Hegel; mais quiconque à lu la fameuse Philosophie der Geschichte conviendra que nous ne les défigurons point. En affirmant que la philosophie des hommes ne conditionne pas leur réalité sociale ce n’est pas Hegel que contredisent les partisans du matérialisme « économique »; sous ce rapport, ils n’en représentent absolument pas l’antithèse. M. Mikhaïlovski a manqué sa synthèse, encore qu’il ne se soit pas borné à reprendre les idées du diacre.

   A l’opinion de M. Mikhaïlovski, prétendre que la philosophie, autrement dit les idées, n’explique pas l’histoire, ne se pouvait faire que dans l’Allemagne d’il y a un demi-siècle, quand aucune révolte ne s’était encore amorcée contre l’hégélianisme. On voit maintenant que cette opinion ne se fonde guère que sur le Lewes.

   Nous avons dit plus haut que le Lewes informait fort mal M. Mikhaïlovski du mouvement des idées en Allemagne. En voici encore une autre preuve. Notre auteur se réfère avec délectation à la fameuse lettre où Biélinski dit adieu à ce « bonnet de nuit philosophique » de Hegel62]. On y lit notamment : « Le destin du sujet, de l’individu, de la personne compte plus que le destin du monde entier et la prospérité de Sirius, autrement dit de l’Allgemeinheit (([Universalité.])) hégélienne ». M. Mikhaïlovski multiplie les observations au sujet de ce texte, mais il « ne fais pas observation » que Biélinski implique ici l’Allgemeinheit tout à fait hors de propos. M. Mikhaïlovski se figure apparemment que l’Allgemeinheit est la même chose que l’Idée ou l’Esprit absolu : mais l’Allgemeinheit ne constitue même pas pour Hegel le trait distinctif de l’Idée Absolue; il ne lui fait pas un sort plus privilégié qu’à la Besonderheit (( [Particularité.])) par exemple, ou à l’Einzelheit (([Individualité.])). Aussi ne comprend-on pourquoi elle est haussée au rang de Sirius et s’attire, à la différence de ses sœurs, cette révérence ironiquement déférente. Cela pourrait sembler un détail qui ne mérite pas d’être relevé aujourd’hui. Mais non; cette Allgemeinheit mal comprise empêche encore M. Mikhaïlovski — entre autres — de comprendre l’histoire de la philosophie allemande, et elle l’en empêche à ce point que le Lewes lui-même ne le tire pas d’embarras.

   A l’opinion de M. Mikhaïlovski, le culte de l’Allgemeinheit a conduit Hegel à nier complètement les droits de l’individu. « Il n’est point, dit-il, de système philosophique qui ait témoigné, autant que celui de Hegel, d’une telle froide cruauté et [d’un tel ? …] mépris écrasant pour l’individu » (page 55). Ce n’est vrai que dans le Lewes. Pourquoi Hegel tenait-il l’histoire de l’Orient pour le premier, le plus bas degré de l’évolution humaine ? Parce qu’en Orient l’individu ne s’est pas développé, même de nos jours. Pourquoi Hegel parlait-il avec enthousiasme de la Grèce antique dans l’histoire de laquelle l’homme moderne se sent enfin « chez soi » ? Parce que l’individu (« la beauté de l’individu » : die schöne Individualität) s’est épanoui en Grèce. Pourquoi admirait-il à ce point Socrate ? Pourquoi a-t-il été presque le premier historien de la philosophie à rendre justice même aux sophistes ? Serait-ce vraiment parce qu’il méprisait l’individu ?

   M. Mikhaïlovski entrevoyait bien quelque chose, mais sans distinguer très nettement…

   Loin de mépriser l’individu, Hegel avait fondé tout un culte du héros, pieusement recueilli ensuite par Bruno Bauer. Chez Hegel, le héros était l’instrument de l’Esprit universel, en ce sens, il n’était point libre. En se révoltant contre l’« Esprit », Bruno Bauer a délivré le « héros ». Chez lui, les héros de « la pensée critique » deviennent vraiment les démiurges de l’histoire, à l’opposé de « la masse » qui, bien que son incompréhension et son inertie fassent presque verser aux héros des larmes de rage, finit quand même par s’engager dans la voie frayée par la conscience héroïque de soi. L’opposition « des héros à la masse » (« la foule ») est passée de Bruno Bauer à ses fils naturels de Russie, et nous avons maintenant la satisfaction de le constater dans les articles de M. Mikhaïlovski. Mais M. Mikhaïlovski a perdu la mémoire de sa parenté philosophique, ce qu’on ne saurait approuver.

   C’est ainsi que nous nous trouvons obtenir les éléments d’une « synthèse » inattendue. Le culte hégélien du héros au service de l’Esprit universel constituant la thèse, et le culte bauérien des héros de la « pensée critique », mus par la seule « conscience de soi », fournissant l’antithèse, la théorie de Marx, qui réconcilie les deux extrêmes en supprimant l’Esprit universel et en expliquant par l’évolution du milieu l’origine de la conscience héroïque de soi, devient la synthèse.

   A nos adversaires enclins « à la synthèse », il convient en effet de rappeler que la théorie de Marx n’est pas du tout la première réaction, la réaction immédiate contre Hegel. Ceux qui, en Allemagne, ont réagi les premiers — superficiellement, par suite de l’étroitesse de leurs idées — ç’a été Feuerbach et surtout ce Bruno Bauer dont il serait enfin temps que nos subjectivistes se reconnussent les fils.

   Dans son article contre Piotr Strouvé, M. Mikhaïlovski dit encore bien d’autres choses, et fort hors de propos, au sujet de Hegel et de Marx. Manquant de place pour les énumérer ici, nous nous bornerons à proposer au lecteur l’intéressant problème que voici :

   Etant donné 1) M. Mikhaïlovski, 2) son ignorance totale de Hegel, 3) son incompréhension absolue de Marx, 4) son irrésistible besoin de disserter sur Hegel, sur Marx et sur leurs rapports, combien d’erreurs le besoin en question incitera-t-il encore M. Mikhaïlovski à commettre ?

   Il se peut que personnes ne trouve la solution : l’équation a trop d’inconnues. Il n’existe qu’un moyen de leur substituer des grandeurs connues : lire soigneusement les articles de M. Mikhaïlovski en relevant toutes ses erreurs. Ce n’est pas très drôle, bien sûr, ni très facile; et les erreurs pullulent, à moins que notre auteur ne se délivre de la vilaine habitude de discuter philosophie sans avoir pris conseil au préalable de personnes plus au courant que lui.

   Nous ne nous occupons pas ici des attaques de M. Mikhaïlovski contre M. Strouvé. En ce point M. Mikhaïlovski relève seulement de l’auteur des Remarques critiques sur l’évolution économique de la Russie; nous ne voulons pas empiéter sur le bien d’autrui. M. Strouvé nous excusera pourtant si nous nous permettons deux petites « observations ».

   M. Mikhaïlovski a été outré que M. Strouvé « brandisse » contre lui un point d’interrogation. Si outré que, non content de relever les fautes de langue de M. Strouvé, il le traite de métèque; il ressert même à son propos l’histoire de l’Allemand qui disait « je résoudrai », et à qui un compatriote objectait que cela se doit dire « je résolverai ». Mais à quel propos M. Strouvé a-t-il levé sur M. Mikhaïlovski une main armée d’un point d’interrogation ? A propos de la phrase : « L’ordre économique actuel de l’Europe a commencé de se constituer à une époque où n’existait pas encore de science qui administrât cet ordre de phénomènes », etc. Le point d’interrogation concernait « qui administrât ». A quoi M. Mikhaïlovski rétorque : « Il se peut qu’en allemand [quelle méchanceté : en allemand ! ] cela ne se dise pas, mais je vous assure qu’en russe, Monsieur Strouvé, cela ne pose de question à personne, ni n’exige de point d’interrogation. » L’auteur de ces lignes porte un nom purement russe; il a la fibre aussi russe que M. Mikhaïlovski; et le plus venimeux critique ne s’aviserait pas de le traiter d’Allemand. Ce « qui administrât » lui pose néanmoins une question. Si l’on peut dire qu’une science administre un certain ordre de phénomènes, pourquoi ne pas promouvoir les techniques au grade d’officiers, et déclarer, par exemple, que le poinçonnage commande les métaux précieux ? Ce serait, à notre sens, une formule malheureuse, et qui donnerait aux techniques un air trop caserne, tout de même que « qui administrât » confère à la science une allure trop rond-de-cuir. M. Mikhaïlovski n’a donc pas raison. M. Strouvé a dégainé son point d’interrogation sans préciser sa pensée, et l’on ignore comment il aurait corrigé l’impropriété de M. Mikhaïlovski. Admettons qu’il eût mal « résolvé » le problème. Mais c’est hélas, un fait que M. Mikhaïlovski l’avait déplorablement « résoudé », sans avoir pourtant rien du métèque !

   Dans le même article, M. Mikhaïlovski tempête comiquement contre la phrase de M. Strouvé : « Eh bien ! Reconnaissons notre inculture, et allons prendre des leçons auprès du capitalisme. » Et il la présente comme si elle voulait dire : « sacrifions le producteur à l’exploiteur ! » M. Strouvé n’aura point de peine à montrer la vanité de cette tentative; et tous ceux qui ont lu attentivement les Remarques critiques s’en rendent sans doute compte. Mais il faut convenir que M. Strouvé s’est exprimé bien à la légère, ce qui peut avoir induit en tentation beaucoup d’esprits simples, et enchanté certains acrobates. Tenez-en compte à l’avenir ! dirons-nous à M. Strouvé. Quant à messieurs les acrobates, rappelons-leur que, vers la fin de sa vie, quand il avait depuis longtemps pris congé de l’Allgemeinheit, Biélinski, dans une de ses lettres, émet l’idée que seule la bourgeoisie assurera en Russie l’avenir de la culture. La menace était aussi fort maladroite. Mais à quoi tenait cette maladresse ? A un généreux engouement d’occidentalisant. C’est le même engouement, nous n’en doutons pas, qui provoque la maladresse de M. Strouvé. Tempêter à ce propos n’est permis que lorsqu’on ne trouve rien à répliquer, par exemple, aux arguments économiques de cet auteur.

   De son côté M. Krivenko a pris les armes contre M. Strouvé. Il se plaint, lui aussi, qu’on l’offense : il avait mal traduit un passage d’un article en allemand de M. Strouvé, et celui-ci l’a pris en flagrant délit. M. Krivenko plaide non-coupable; il s’escrime à démontrer que sa traduction était presque exacte; mais ses arguments font long feu; au bout du compte, il demeure coupable d’avoir défiguré la pensée de son adversaire. On ne saurait pourtant lui en tenir rancune, vu son incontestable ressemblance avec l’oiseau dont il est dit :

L’oiseau du paradis Sirine
Possède voix forte et divine,
Lorsqu’elle chante pour Jésus,
Rien, pour elle, ne compte plus.

   Lorsque M. Krivenko semonce « les disciples », rien pour lui ne compte plus. Pourquoi vous acharner contre lui, Monsieur Strouvé ?

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