Annexe II : Quelques mots à nos adversaires

Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire

   Georgi Plekhanov

Annexe II : Quelques mots à nos adversaires

   Voici qu’on recommence à se demander, chez nous, quel chemin que va suivre le développement économique de la Russie. On en parle beaucoup, ardemment, si ardemment que les esprits, qualifiés dans notre monde de raisonnables, éprouvent de la gêne devant ce qu’ils jugent une excessive ardeur des parties en litige : à quoi bon s’échauffer, à quoi bon se lancer des défis et d’amers reproches, à quoi bon tourner ses adversaires en dérision ? disent ces raisonnables. Ne vaudrait-il pas mieux examiner de sang-froid un problème, d’importance en effet majeure pour notre pays, mais qui, par suite de cette importance même, exige qu’on en discute de sang-froid ?

   Comme il en fut et comme il en sera toujours, les raisonnables sont à la fois dans le vrai et dans le faux. A quoi tiennent l’émotion et la vivacité d’auteurs appartenant à deux camps, dont chacun, quoi qu’en dise l’adversaire, s’attache à défendre, dans toute la mesure de son intelligence, de ses forces et de ses possibilités, les intérêts les plus essentiels du peuple ? La question une fois posée, il suffit, sans doute, pour la résoudre illico et à jamais, de deux ou trois maximes à tout faire : « la tolérance est un bienfait des dieux », « il faut respecter les opinions d’autrui même lorsqu’elles s’opposent radicalement aux nôtres », etc. Tout cela est bien vrai, et voici beau temps qu’on l’a « enseigné aux nations ». Mais il n’est pas moins vrai que l’humanité s’est émue, s’émeut et continuera de s’émouvoir à chaque fois qu’il a été, qu’il est et qu’il sera question de ses intérêts essentiels. Telle est la nature humaine, dirions-nous, si nous ne savions pas qu’on a trop et trop souvent abusé de l’expression. L’humanité, d’ailleurs, n’a aucune raison de regretter que telle soit sa « nature ». Aucun pas important n’a été accompli en histoire sans l’aide de la passion qui, dans la mesure où elle décuple les forces morales et aiguise les capacités intellectuelles des acteurs, constitue une splendide force de progrès. On ne discute de sang-froid que les questions absolument sans importance, ou qui ne sont pas encore à l’ordre du jour d’un pays ou d’une époque, et n’intéressent donc qu’une poignée de penseurs de cabinet. Mais que telle ou telle grande question sociale passe à l’ordre du jour, et elle suscitera immanquablement les passions, si fort que crient au sang-froid les champions de la modération.

   Le développement économique de notre pays est justement une de ces grandes questions qu’on ne peut plus discuter chez nous avec modération, pour la simple raison qu’elle est passée à l’ordre du jour. Cela ne veut certes pas dire que l’économie revêt aujourd’hui seulement une importance décisive dans le développement de notre société : cette importance, elle l’a eue toujours et partout. Mais, chez nous comme partout, les gens qui s’intéressent aux questions sociales, n’en ont pas toujours pris conscience, en sorte qu’ils concentraient le fort de leur passion sur des problèmes qui ne touchaient l’économie que de très loin. Qu’on se rappelle plutôt la Russie d’il y a cinquante ans. Il n’en va plus de la sorte aujourd’hui. Aujourd’hui, ceux-là même qui s’élèvent avec le plus d’ardeur contre « l’étroitesse » de la théorie marxiste de l’histoire sont devenus conscients de l’importance de l’économie, de son importance primordiale. Aujourd’hui, tout homme qui réfléchit a conscience que notre avenir tout entier dépend de la solution apportée au problème de notre développement économique. Aussi les penseurs les moins suspects d’« étroitesse » concentrent-ils là-dessus le fort de leur passion. Mais, s’il ne nous est plus loisible d’en discuter avec mesure, du moins pouvons-nous et devons-nous veiller à supprimer toute licence, aussi bien dans l’expression de notre propre pensée que dans nos procédés de polémique. Il n’y a absolument rien à objecter contre cet impératif. En Occident, on sait fort bien qu’une passion sérieuse exclut toute licence. Chez nous, il est vrai, on se figure encore, parfois, que passion et licence vont de pair. Mais il est temps de nous civiliser aussi.

   A l’égard de la bienséance littéraire, nous l’avons déjà fait, semble-t-il, dans une large mesure — une si large mesure que notre « toujours à l’avant-garde » M. Mikhaïlovski, admoneste les Allemands (Marx, Engels et Dühring), pour ce qu’on trouverait, paraît-il, dans leurs polémiques, « des choses totalement inutiles, voire qui défigurent le sujet traité, et dont la grossièreté rebute ». M. Mikhaïlovski rappelle ici la remarque de Börne accusant les Allemands d’avoir toujours été « grossiers en polémique » ! Et il ajoute : « Je redoute qu’avec les autres influences germaniques cette traditionnelle grossièreté tudesque n’ait pénétré chez nous, compliquée encore de notre propre sauvagerie, en sorte que la polémique finira par ressembler à l’apostrophe que le comte Alexis Tolstoï met dans la bouche de la Princesse s’adressant à Torrent-le-Preux :

   Sacrispant abruti, maraud inéduqué,
Pourceau, veau, cochon, nègre d’Ethiopie,
Que la fièvre te torde en double cor de chasse,
Fils de Belzébuth au groin mal lavé !
Si la pudeur qui sied à une tendre vierge
Ne me retenait pas de dire des gros mots,
C’est bien autrement, canaille, crapule,
Que tu te ferais moucher par mes soins ((Rousskoé Bogatstvo, livre I, 1895, « La littérature et la vie ».)) !

   Ce n’est pas la première référence de M. Mikhaïlovski à cette princesse tolstoïenne mal embouchée : mainte fois déjà, il avait conseillé aux écrivains russes de ne point prendre modèle sur elle en leurs polémiques. Excellent avis, cela va de soi. Il est dommage seulement que son auteur ne l’ait lui-même pas toujours suivi, puisque, on le sait, il a traité un de ses adversaires de punaise, l’autre d’acrobate des lettres, et qu’il a rehaussé sa controverse avec M. de la Cerda de cette observation : « De toutes les langues européennes, la cerda n’a de sens qu’en espagnol, où il signifie truie. » Quel besoin en avait-il ? On le devine mal.

   « Joli, n’est-ce pas ? » avait répliqué à ce passage M. de la Cerda. Très joli, en effet, et bien dans le goût de la princesse tolstoïenne. Seulement la Princesse était plus directe. Quand elle en avait à quelqu’un, elle criait : « Pourceau, veau, cochon », etc. Elle ne s’avisait pas de faire violence à la philologie romane dans le dessein de décocher un gros mot à son interlocuteur.

   Si l’on compare M. Mikhaïlovski à cette princesse, il se découvre que, dédaigneux des « nègres d’Ethiopie », des « fils de Belzébuth », etc., il se rue sur les attributs qu’on me permettra d’appeler pachydermiques. Vous trouverez chez lui du « cochon », du « pourceau », voire du pourceau de toute sorte : « hamlétisé », « vert », etc. C’est un peut monotone, mais très fort. Au total, si du florilège d’insultes de la princesse tolstoïenne nous passons au florilège correspondant de notre sociologue subjectif, nous voyons assurément d’un tout autre tableau s’épanouir les beautés; mais celles-ci ne le cèdent ni en force, ni en expression, aux gentillesses polémiques de la princesse forte en gueule. « Est modus in rebus (([Il y a une mesure en toutes choses. Horace : Satire I.])), ou, comme on dit en russe, il faut un minimum de savoir-vivre », assure M. Mikhaïlovski. C’est on ne peut plus juste, et nous regrettons de tout cœur que ce sociologue blanchi sous le harnais l’oublie souvent. Il pourrait se lamenter tragiquement sur soi-même :

   Video meliora proboque,
Deteriora sequor (([Je vois le bien, je l’approuve, et je fais le mal. Ovide : Métamorphoses VII.])).

   Mais il faut espérer qu’avec le temps M. Mikhaïlovski aussi se civilisera, que les bonnes intentions l’emporteront enfin chez lui sur « notre propre sauvagerie », qu’il cessera de donner à ses adversaires du « cochon » et du « pourceau » puisqu’il pense lui-même, à bien juste titre, que « la raison finit toujours par avoir raison (([En français dans le texte.])). »

   Le public de chez nous désapprouve, aujourd’hui, la vivacité des polémiques. Mais il confond en sa désapprobation vivacité et grossièreté, qui ne sont pas du tout la même chose. Pouchkine a déjà expliqué l’énorme différence qu’il y a entre l’une et l’autre :

   L’injure, assurément, est de très mauvais ton.
N’écrivez donc jamais que cet octogénaire
Est un bouc à lorgnon, un vil calomniateur,
Un jaloux, un pied-plat; car c’est s’en prendre à [l’homme.
Rien ne nous interdit d’imprimer, par exemple,
Que « ce Monsieur Untel, Géronte du Parnasse,
Est (dans ce qu’il écrit) orateur saugrenu,
Remarquablement flasque, assommant au [possible,
Passablement lourdaud, voire quelque peu sot ».
L’homme n’est point visé, mais simplement [l’auteur ? (([Epigramme de 1829 contre le critique Katchénovski.]))

   Si vous vous avisez comme la princesse tolstoïenne — ou comme M. Mikhaïlovski — d’appeler votre adversaire cochon ou punaise, « c’est s’en prendre à l’homme ». Mais, si vous entreprenez de montrer que, dans ce qu’il écrit, dans ses « travaux » ou ses « essais », tel Géronte de la sociologie, de l’historiosophie ou de l’économie, est « remarquablement flasque, assommant au possible, passablement lourdaud, voire »… peu intelligent, alors « l’homme n’est point visé, mais simplement l’auteur »; c’est vif; ce n’est pas grossier. Vous pouvez, certes, vous tromper dans votre verdict, et vos adversaires feront bien de mettre à nu votre erreur. Mais ils n’auront droit de dénoncer que votre erreur, non votre vivacité, car les lettres ne sauraient se passer de telles vivacités, sous peine, pour reprendre l’expression de Biélinski, de se transformer sur-le-champ en rabâchage de flagorneries éculées, ce que seuls des malveillants leur pourraient souhaiter.

   Les considérations de M. Mikhaïlovski touchant la traditionnelle grossièreté allemande et notre propre sauvagerie lui ont été inspirées par « l’intéressant ouvrage » de M. N. Beltov : Essai sur le développement de la conception moniste de l’histoire. D’aucuns ont accusé M. Beltov de vivacité dépassant la mesure — notamment le critique de la Rousskaïa Mysl, qui déclare au sujet de ce livre : « Sans partager les vues, à notre avis étriquées, du matérialisme économique, dans l’intérêt de la science aussi bien que de notre propre vie sociale, nous aurions volontiers ouvert les bras aux tenants de cette théorie, si certains d’entre eux — MM. Strouvé et Beltov — n’avaient apporté dans leur polémique une vivacité qui dépasse la mesure, et ne bafouaient point les auteurs d’ouvrages dignes d’estime !  »

   La Rousskaïa Mysl, dont ces lignes sont extraites, est ce périodique qui, quelque temps auparavant, avait traité de « crânes farcis » les partisans du matérialisme « économique » et diagnostiqué dans le livre de M. Strouvé le produit d’une érudition indigérée, compliquée d’un manque total de logique. La Rousskaïa Mysl, on le voit, n’aime pas les vivacités qui dépassent la mesure, et elle fait preuve d’une remarquable modération dans son jugement sur les tenants du matérialisme économique. Dans l’intérêt de la science et de notre vie sociale, elle leur ouvrirait même volontiers les bras aujourd’hui. Mais à quoi bon ? Que peuvent faire des crânes farcis en faveur de la vie sociale ? Que gagnerait la science à une érudition indégérée, compliquée d’un manque total de logique ? A notre sentiment, la crainte des vivacités qui dépassent la mesure mène trop loin la Rousskaïa Mysl et lui fait dire de ces choses qui risquent d’inciter le lecteur à la soupçonner, elle aussi, de digestions difficiles compliquées de quelque manque de logique.

   Il n’y a chez M. Strouvé nulle trace de vivacités même en deçà de la mesure. S’il s’en trouve chez M. Beltov, ce sont de celles, sans doute, dont Pouchkine aurait dit qu’elles visent simplement l’auteur, et qu’il est tout à fait loisible d’y recourir. Le critique de la Rousskaïa Mysl trouve estimables les travaux dont M. Beltov se raille. Si M. Beltov les jugeait de même, ce serait certes fort mal qu’il s’en moquât. Mais s’il est persuadé de l’inverse ? Si les ouvrages de ces messieurs lui semblent à la fois assommants, lourdauds et rigoureusement vides, voire fort nocifs, à l’heure où la complexité accrue de la réalité sociale exige un nouvel effort de pensée de la part de tous ceux qui se refusent à regarder le monde « les doigts dans le nez », comme disait Gogol ? Il se peut que le critique de la Rousskaïa Mysl voit en ces auteurs d’authentiques flambeaux, des phares de salut. Mais si M. Beltov les tient pour des éteignoirs et des endormeurs ? Le critique alléguera que M. Beltov se trompe ? C’est le droit de ce critique, mais il a alors le devoir de motiver son jugement, au lieu de se borner à condamner « les vivacités qui dépassent la mesure ». Que pense ce critique de Gretch et de Boulgarine ? S’il le disait, toute une partie de notre presse, nous en sommes sûr, le taxerait de vivacité excessive. En faudrait-il conclure que le critique de la Rousskaïa Mysl n’a point le droit de dire franchement son avis sur les écrits de Gretch et de Boulgarine ? Nous ne mettons certes pas dans le sac de Gretch et de Boulgarine les personnes avec qui MM. Strouvé et Beltov discutent. Mais nous demandons au critique de la Rousskaïa Mysl pourquoi la civilité littéraire permettrait de dire tout net ce qu’on pense de Gretch et de Boulgarine, alors qu’elle l’interdirait en faveur de MM. Mikhaïlovski et Karéev. Le critique se figure sans doute, comme la souris de la fable, qu’il n’est pas d’animal plus fort que le chat, et que ce félin mérite, en conséquence, de tout particuliers égards. Il est permis d’en douter. Nous pensons, par exemple, que le matou subjectiviste, loin d’être un animal fort robuste, a dégénéré au point de ne mériter plus aucune espèce d’égards particuliers. Nous sommes prêts à en discuter avec le critique s’il n’est pas d’accord avec nous, mais, avant que d’entreprendre cette controverse, nous le prierons de bien se rendre compte de l’incontestable différence qu’il y a entre vivacité du jugement et grossièreté de l’expression. Les jugements portés par MM. Strouvé et Beltov peuvent paraître à beaucoup empreints de vivacité. Mais l’un ou l’autre de ces auteurs s’est-il permis de recourir, pour la défense de ses opinions, à ces grossières invectives dont use plus d’une fois ses joutes littéraires M. Mikhaïlovski, cet authentique Miles Gloriosus (([Titre d’une comédie de Plaute le Soldat Glorieux (au sens de « fanfaron ».)])) de notre pensée « d’avant-garde » ? Jamais ils ne se le sont permis et le critique de la Rousskaïa Mysl leur rendra lui-même cette justice, s’il veut bien réfléchir à la différence signalée plus haut entre vivacité et grossièreté.

   On relève, au passage, sous la plume de ce critique :

   « M. Beltov prodigue avec désinvolture — c’est le moins qu’on puisse dire — les accusations du genre : tel auteur parle de Marx sans l’avoir lu, il condamne la philosophie de Hegel sans la connaître de première main, etc. Il vaudrait mieux, alors, ne pas commettre soi-même de bévues, surtout dans les questions essentielles. Or, c’est justement à propos de Hegel que M. Beltov profère une énormité. Nous lisons à la page 86 de son livre : « Si les sciences modernes de la nature confirment à chaque pas la géniale idée hégélienne du passage de la quantité à la qualité, a-t-on le droit de prétendre qu’elles n’ont aucun rapport avec l’hégélianisme ? » Le malheur, Monsieur Beltov, c’est que Hegel n’a jamais dit cela, mais exactement le contraire : il y a chez lui « passage de la qualité à la quantité. »

   Si nous voulions qualifier le façon dont le critique comprend la philosophie de Hegel, notre jugement lui paraîtrait sans doute d’« une vivacité qui dépasse la mesure ». Mais ce ne serait pas notre faute. Nous pouvons en donner à l’intéressé l’assurance : son information philosophique a suscité des jugements fort vifs de la part de tous ceux qui ont lu son compte rendu et possèdent la moindre teinture d’histoire de la philosophie.

   On ne saurait certes exiger de chaque journaliste une formation philosophique sérieuse, mais on peut au moins en attendre qu’il ne se permette pas de trancher de ce qu’il ignore. Au cas contraire, les gens de la partie ne manqueront pas de s’exprimer sur son compte fort « vivement ».

   On trouve dans la première partie de l’Encyclopédie de Hegel la note suivante (paragraphe 108, article « Mesure ») :

   « La qualité et la quantité se distinguent encore et ne sont pas absolument identiques. Par suite, ces deux déterminations sont jusqu’à un certain point indépendantes l’une de l’autre, en sorte que, d’un côté, la quantité peut changer sans que se modifie la qualité de l’objet, mais que, d’un autre côté, l’augmentation ou la diminution de quantité à laquelle l’objet est initialement indifférent a une limite, et, cette limite franchie, la qualité change. C’est ainsi par exemple, que la différence de température n’exerce pas d’abord d’influence sur l’état liquide de l’eau; mais, si l’on continue d’augmenter ou de diminuer cette température, il vient un moment où la cohésion se modifie qualitativement, l’eau se transformant en vapeur ou en glace. Il semble, au début, que le changement de la quantité n’exerce aucune action sur la nature essentielle de l’objet; mais il se cache là, derrière quelque chose d’autre, et cette variation, en apparence innocente, de la quantité, invariable pour l’objet même en fait varier la qualité ((Nous citons d’après la traduction russe de Tchijov, pp. 191-192.)).  »

   « Le malheur, Monsieur Beltov, c’est que Hegel n’a jamais dit cela, mais exactement le contraire ! » Vous pensez toujours, Monsieur le critique, que le malheur est vraiment là ? ((Dans le troisième fascicule de la Rousskaïa Mysl, le critique maintient cette opinion, en conseillant à ceux qui pensent autrement de consulter « au moins » la traduction russe d’Uberweg-Heinz : Histoire de la Philosophie moderne. Pourquoi, Monsieur le critique, ne voulez-vous pas consulter « au moins » Hegel lui-même ?)) Ou, peut-être, avez-vous changé aujourd’hui d’opinion sur ce point ? Et si vous en avez changé, en quoi pensez-vous que consiste présentement le malheur ? Nous vous le dirions bien, si nous ne redoutions de nous faire accuser de vivacité excessive.

   Nous le répétons : on ne saurait exiger de tout journaliste qu’il connaisse l’histoire de la philosophie. Aussi le malheur du critique de la Rousskaïa Mysl n’est-il pas si grand qu’on le pourrait penser de prime abord. Mais « le malheur veut » que ce malheur ne vienne pas seul. Il y en a un second, le principal, pire encore que le premier : le critique ne s’est pas donné la peine de lire l’ouvrage dont il rendait compte.

   Au pages 75-76 de son livre, M. Beltov cite un assez long passage de la Logique de Hegel (Wissenschaft der Logik). En voici le début :

   « Les modifications de l’être ne consistent pas seulement en ce qu’il y a passage d’une quantité à une autre quantité, mais aussi en ce qu’il y a passage de la qualité à la quantité et vice versa… » (page 75).

   N’eût-il lu que cette phrase, le critique n’aurait point connu le malheur de déclarer : « Hegel n’a jamais dit cela, mais exactement le contraire. »

   On sait comment la quasi-totalité des comptes rendus se rédige chez nous — et, hélas, ailleurs que chez nous ! Le critique feuillette l’ouvrage, parcourt au galop une page sur dix, voire sur vingt, et note les endroits qui lui paraissent les plus caractéristiques. Puis il les recopie en les accompagnant du témoignage de son blâme ou de son approbation : il « demeure perplexe », il « déplore » ou il « souscrit des deux mains »; après quoi l’affaire est dans le sac et le compte rendu prêt. On devine les billevesées qui s’impriment de la sorte, surtout — et le cas n’est point rare — si le critique n’a aucune idée de la matière traitée !

   Nous ne prétendons pas conseiller à MM. les critiques de renoncer définitivement à cette vicieuse habitude : bois tordu ne se redresse pas. Encore conviendrait-il qu’ils fissent preuve d’un peu plus de sérieux lorsqu’il s’agit — comme, par exemple, dans les discussions sur le développement économique de la Russie — de l’intérêt le plus vital du pays. Vont-ils donc s’obstiner à désorienter d’un cœur léger le public à force de commentaire étourdis ? Il faut un minimum de savoir-vivre, comme dit si bien M. Mikhaïlovski.

   Celui-ci n’aime pas non plus les procédés de polémique de M. Beltov, dont il assure qu’il « a du talent et n’est point dépourvu d’esprit, mais d’un esprit qui tourne souvent à une bouffonnerie pénible ((Rousskoé Bogatstvo, « La littérature et la vie ».)) ». Pourquoi à la bouffonnerie ? Et qui peine donc cette bouffonnerie prétendue ?

   Lorsque le Sovrémennik le brocardait, il y a quelque trente ans, Pogodine devait trouver que cette revue se laissait aller à une bouffonnerie pénible. Et il n’était pas le seul à avoir cette impression : tous les admirateurs de cet historien moscovite la partageaient. Quelle levée de boucliers, alors, contre « les chevaliers du charivari » ! Comme on s’indignait de ces « polissonneries de charivarieurs » ! Il nous paraît, pourtant, que l’étincelante verve des « charivarieurs » en question n’a jamais tourné à la bouffonnerie pénible. Si les personnes qu’ils raillaient pensaient d’autre façon, c’était seulement en vertu de cette faiblesse humaine qui faisait trouver « trop longue » à Liapkine-Tiapkine (( [Dans le Revizor de Gogol.])) la lettre où on le traitait de « summum du shocking ».

   — Ah ! voilà ! s’exclament les gens qui n’éprouvent point de « sympathie » pour les polémiques de M. Beltov. Vous prétendez que ce monsieur a l’esprit de Dobrolioubov et de ses collaborateurs du Charivari ! C’est charmant !

   Attendez, Messieurs. Nous ne comparons pas M. Beltov aux « charivarieurs » de 1860; nous disons seulement qu’il n’appartient pas à M. Mikhaïlovski de juger si, et en quel endroit, l’esprit de M. Beltov tourne à la bouffonnerie pénible. Car nul ne peut être juge et partie.

   Mais M. Mikhaïlovski ne taxe pas seulement M. Beltov de « bouffonnerie pénible ». Il avance à son encontre un fort sérieux grief. Et, pour que le lecteur puisse plus facilement se rendre compte de quoi il s’agit, nous laissons à M. Mikhaïlovski le soin de présenter son réquisitoire en propres termes :

   « Dans un de mes articles à la Rousskaïa Mysl, j’ai fait état de mes rapports personnels avec feu Nicolas Sieber, et signalé, notamment, que, dans ses propos touchant le destin du capitalisme en Russie, ce vénérable savant « faisait usage de tous les arguments qui lui tombaient sous la main, mais, au moindre danger, cherchait abri à l’ombre d’un devenir dialectique ternaire indiscutable et sans appel ». Après avoir cité ces mots, M. Beltov déclare : « En ce qui concerne M. Sieber, nous nous sommes plus d’une fois entretenus avec lui sans jamais l’entendre tirer argument du « devenir dialectique »; et il nous a souvent dit qu’il ignorait l’influence de Hegel dans le développement de l’économie moderne. Rien n’est plus facile, il est vrai, que de faire parler les morts; aussi ne saurions-nous réfuter le témoignage de M. Mikhaïlovski. » Je dirai autrement : on ne fait pas toujours impunément parler les morts, et il est facile de démentir le témoignage de M. Beltov…

   « La revue Slovo a publié en 1879 un article de M. Sieber, intitulé : « La dialectique dans son application à la science ». Ce texte — au reste inachevé — constitue une paraphrase, presque une traduction littérale du livre d’Engels Herrn Dühring’s Umwälzung der Wissenschaft. Avoir traduit cet ouvrage et « ignorer l’influence de Hegel dans le développement de l’économie moderne » serait assez étrange, non seulement de la part de M. Sieber, mais même pour Torrent-le-Preux, tel que la Princesse le définit dans la controverse déjà citée. Je pense que M. Beltov le comprend aussi. Mais, à toutes fins utiles, je citerai encore quelques lignes de la courte préface de Sieber : « Le livre d’Engels mérite une particulière attention, tant en raison de la logique et de la pertinence des idées philosophiques, économiques et sociales qu’il apporte, que parce que l’application pratique de la méthode des contradictions dialectiques s’y trouve expliquée par une série d’illustrations nouvelles et d’exemples de fait, qui ne contribuent pas médiocrement à faire mieux connaître ce mode de recherche de la vérité tantôt si fort glorifié, et, tantôt, mis plus bas que terre. On peut dire que, pour la première fois depuis qu’elle existe, ce qu’on appelle la dialectique est présenté au lecteur dans un éclairage vraiment concret. »

   Sieber connaissait donc l’influence de Hegel dans le développement de l’économie moderne; il s’intéressait fort à « la méthode des contradictions dialectiques ». Telle est la vérité, prouvée sur pièces; elle résout complètement la piquante question de savoir qui ment pour deux (([Rousskoé Bogatstvo, janvier 1895, section II, pp. 140-141.])). »

   La vérité, surtout une vérité prouvée sur pièces, fort bien ! … Dans l’intérêt de ladite vérité, nous allons allonger un peu la citation qu’a faite M. Mikhaïlovski de l’article de Nicolas Sieber : « La dialectique dans son application à la science ».

   Juste après les mots sur lesquels M. Mikhaïlovski arrête sa citation, on trouve chez Sieber la remarque suivante :

   « Pour notre part, nous nous abstenons, au reste, de porter un jugement sur l’exactitude de cette méthode, appliquée aux divers domaines de la connaissance, et, aussi, sur le point de savoir si elle constitue ou non — dans la mesure où l’on peut lui attribuer une signification pratique — un simple aspect, voire le prototype de la méthode de la théorie de l’évolution et du devenir universel. C’est justement dans ce dernier sens que son auteur la considère ou, du moins, tâche de la faire confirmer à l’aide des vérités auxquelles est parvenue la théorie de l’évolution, et il faut bien convenir qu’à certain égard il se découvre ici une notable parenté. »

   On le voit, même après avoir traduit le Hernn Eugen Dühring’s Umwälzung der Wissenschaft d’Engels, cet économiste russe ne voyait pas d’influence de Hegel dans le développement de l’économie moderne, non moins que l’utilité de la dialectique appliquée aux divers domaines de la connaissance ou, du moins, il se refusait à porter un jugement là-dessus. Est-il alors vraisemblable, demanderons-nous, que, dans ses discussions avec M. Mikhaïlovski, ce même Sieber, qui ne se risquait pas à juger de la valeur de la dialectique, ait « au moindre danger cherché abri à l’ombre d’un devenir dialectique ternaire indiscutable et sans appel » ? Pourquoi est-ce dans ces instants seulement qu’il aurait modifié ses vues, généralement flottantes, sur la dialectique ? A moins que ce ne fût parce qu’il courait alors trop grand « danger » d’être terrassé par son formidable adversaire ? Qu’on nous permette d’en douter ! Si tant est qu’un tel adversaire ait jamais été « formidable », ce n’était pas pour un homme d’aussi sérieuse culture que Sieber.

   Ah ! la belle vérité prouvée sur pièce ! Et comme M. Mikhaïlovski a raison de dire qu’elle résout complètement la piquante question de savoir qui ment pour deux !

   Ayant ainsi infligé une première entorse à la vérité, « l’esprit russe » ne s’en contente pas; il lui en inflige deux autres encore : d’abord en prétendant que Sieber cherchait abri à l’ombre de la triade; et ensuite, en invoquant avec un surprenant toupet un texte qui démontre clair comme le jour que M. Beltov a raison.

   Ah ! Monsieur Mikhaïlovski, Monsieur Mikhaïlovski ! …

   « Avoir traduit Dühring’s Umwälzung et ne pas voir d’influence de Hegel dans le développement de l’économie moderne serait assez étrange », s’exclame M. Mikhaïlovski. Si étrange ? A notre sens absolument pas. Il serait en effet étrange qu’ayant traduit cet ouvrage Sieber n’eût pas vu ce qu’Engels (et, bien entendu, Marx) pensait de l’influence de Hegel dans le développement de la science en question. Il l’avait vu, la chose va de soi, et la préface le prouve; mais il n’était pas homme à se contenter de l’opinion d’autrui. En savant sérieux, qui ne se repose pas sur l’avis des autres, mais a pris l’habitude d’étudier les questions de première main, quoique connaissant le jugement d’Engels sur Hegel, il ne se croyait pas pour autant autorisé à dire : « Je connais Hegel et son rôle dans l’histoire des idées. » M. Mikhaïlovski ne comprend peut-être pas cette modestie scientifique : n’ayant — c’est lui-même qui le dit — « aucune prétention » de connaître la philosophie de Hegel, il n’en discute pas moins de cette matière avec une belle effronterie. Mais quod licet bovi, non licet Jovi (([Ce qui est permis à un bœuf ne l’est point à Jupiter.])). N’ayant été toute sa vie qu’un preste trousseur de chroniques, M. Mikhaïlovski a contracté le toupet de rigueur parmi les membres de cette confrérie, oubliant ce qui les distingue des travailleurs de la science. Et par suite de ce défaut de mémoire, il s’est risqué à dire de ces choses d’où il appert à l’évidence que certain « esprit », en vérité, « ment pour deux ».

   Ah ! Monsieur Mikhaïlovski, Monsieur Mikhaïlovski ! …

   Est-ce même seulement pour deux que cet estimable « esprit » inflige des entorses à la vérité ? Le lecteur se rappelle peut-être « l’étape-floraison » qu’avait « omise » M. Mikhaïlovski. L’omission est de « considérable importance » ; l’entorse à la vérité est aussi pour Engels. Pourquoi M. Mikhaïlovski ne souffle-t-il pas mot de cette édifiante histoire ?

   Ah ! Monsieur Mikhaïlovski, Monsieur Mikhaïlovski…

   Or, savez-vous bien que « l’esprit russe » n’inflige peut-être pas d’entorse à la vérité ? Peut-être, le pauvre, la dit-il tout bonnement ? Pour mettre sa véracité hors de tout soupçon, il suffit de supposer que, par manière de plaisanterie, Sieber a simplement voulu affoler un jeune écrivain en brandissant la « triade ». C’est assez vraisemblable. Sieber, M. Mikhaïlovski nous l’assure, connaissait la méthode dialectique et, à ce titre, il devait parfaitement comprendre que la fameuse triade n’a jamais joué chez Hegel le rôle d’argument. Ignorant au contraire Hegel, M. Mikhaïlovski peut fort bien avoir avancé dans une conversation avec Sieber l’idée, qu’il devait si souvent reprendre par la suite, que toute l’argumentation de Hegel et des hégéliens se ramène à invoquer la triade. Cela a dû amuser Sieber, qui a employé la triade à taquiner ce bouillant jeune homme peu instruit. S’il avait prévu l’affligeante posture où cette plaisanterie mettrait plus tard son interlocuteur, Sieber, cela va de soi, s’en serait certainement abstenu. Mais, ne pouvant s’en douter, il s’est permis de rire un peu. Si notre hypothèse est juste, la véracité de M. Mikhaïlovski ne fait donc pas de doute. Qu’il fouille dans ses souvenirs : peut-être se rappellera-t-il quelque détail corroborant notre supposition. Personnellement nous nous en réjouirons de tout cœur, puisque l’honneur de « l’esprit russe » se trouvera ainsi lavé. M. Beltov aussi en sera fort aise.

   Quel joyeux plaisant que M. Mikhaïlovski ! Le voilà fort mécontent de ce M. Beltov, parce que celui-ci s’est permis de dire que, dans « les formules nouvelles » de notre subjectif sociologue, « l’âme russe avec l’esprit russe radotent et mentent pour deux ». A l’opinion de M. Mikhaïlovski, si M. Beltov n’est pas responsable du texte de la citation, on pourrait quand même le tenir pour responsable de son choix. La grossièreté de nos mœurs polémiques oblige notre respectable sociologue à convenir que le reproche serait d’un inutile raffinement. Mais où M. Beltov a-t-il pris sa citation ? Chez Pouchkine. C’est Eugène Onéguine qui l’assure : dans notre presse, l’âme russe avec l’esprit russe radotent et mentent pour deux. Faut-il tenir Pouchkine pour responsable du jugement si vif que porte son héros ? Personne, à notre connaissance, ne l’a pensé jusqu’ici, encore que, fort vraisemblablement, Onéguine traduise ici l’avis personnel du grand poète. Or voici qu’aujourd’hui M. Mikhaïlovski voudrait faire porter à M. Beltov la responsabilité de ce que celui-ci ne découvre dans les œuvres de son confrère que radotage et mensonge « pour deux ». Pourquoi donc ? Pourquoi n’aurait-on pas le droit d’appliquer cette citation aux « œuvres » de notre sociologue ? Apparemment, parce qu’aux yeux de leur auteur elles méritent un traitement beaucoup plus honorable. Mais « on en peut discuter », comme M. Mikhaïlovski a coutume de dire.

   « A proprement parler, poursuit M. Mikhaïlovski, M. Beltov ne me prend ici sur le fait d’aucun mensonge. Il a simplement lâché cela pour faire plus corsé, et la citation lui a servi de feuille de vigne » (page 140). Pourquoi « lâché », et non « marqué sa ferme conviction » ? Que signifie la proposition « M. Mikhaïlovski, dans ce qu’il écrit, radote et ment pour deux » ? Elle veut dire que M. Mikhaïlovski ne fait qu’énoncer de vieilles idées, réfutées en Occident depuis belle lurette, et que, dans son énoncé, aux erreurs des Occidentaux, il ajoute ses propres erreurs-maison. Pour apprécier ainsi l’activité littéraire de M. Mikhaïlovski, « la feuille de vigne » s’impose-t-elle vraiment ? M. Mikhaïlovski est persuadé qu’on peut seulement « lâcher » une opinion semblable, qu’elle ne saurait constituer le fruit d’une évaluation sérieuse et réfléchie. On en peut discuter, dirons-nous encore, en reprenant sa formule.

   C’est tout à fait de sang-froid, à tête reposée, et sans ressentir le besoin d’aucune feuille de vigne, que l’auteur de ces lignes le déclare : selon sa ferme conviction, ne pas mettre très haut les « ouvrages » de M. Mikhaïlovski marque le début de toute sagesse.

   Si, en parlant de « l’âme russe » M. Beltov n’a pris M. Mikhaïlovski sur le fait d’aucun mensonge, pourquoi, alors, notre sociologue s’acharne-t-il sur la citation, en soulevant ce malencontreux incident à propos de Sieber ? Pour « faire plus corsé », sans doute. Les procédés de ce genre ne corsent, au vrai, rien du tout, mais il est des gens qui se le figurent. Dans un récit d’Ouspenski, au cours d’une discussion avec une dame de fonctionnaire, un concierge ayant lancé le mot « mitoyenne » : « Hein ? Moi ? Une citoyenne ? hurle la dame. Je t’apprendrai à m’insulter : mon fils est officier en Pologne ! », etc. Tout comme cette personne, M. Mikhaïlovski s’hypnotise sur un mot et s’enflamme : « Je mens pour deux ? Vous osez mettre ma véracité en doute ? C’est moi qui vais vous prendre en flagrant délit de mentir pour six ! Regardez un peu ce que vous avez raconté sur Sieber ! » Nous regardons ce que M. Beltov a dit sur Sieber, et il se découvre que c’était la pure vérité. Die Moral von der Geschichte (([La morale de l’histoire.])), c’est que trop de fougue nuit aux dames de fonctionnaires et à M. Mikhaïlovski.

   « M. Beltov a entrepris de montrer, poursuit M. Mikhaïlovski, que la victoire finale du monisme matérialiste est prouvée par ce qu’on appelle la théorie du matérialisme économique en histoire, théorie qui serait directement fonction du « matérialisme philosophique habituel ». A cette fin, M. Beltov excursionne dans l’histoire de la philosophie; et l’on peut juger du désordre, aussi bien que de la déficience de cette promenade aux seuls titres des chapitres qui lui sont consacrés : « Le matérialisme français du dix-huitième siècle », « Les historiens français de la Restauration », « Les utopistes », « La philosophie idéaliste allemande », « Le matérialisme contemporain » (p. 146). M. Mikhaïlovski s’emporte, une fois de plus, sans objet, et sa fougue, ici encore, le dessert. Si M. Beltov avait prétendu écrire une histoire, même sommaire, de la philosophie, ce serait en effet un itinéraire désordonné et inconcevable que de passer du matérialisme français du dix-huitième siècle aux historiens de la Restauration, de là aux utopistes, des utopistes aux idéalistes allemands, etc. Mais le hic est justement que M. Beltov n’a pas écrit une histoire de la philosophie. Dès la première page de son livre, il annonce son intention de consacrer un court essai à la doctrine improprement appelée matérialisme économique. Il en trouve chez les matérialistes français de faibles germes, et montre que ceux-ci se sont notablement développés chez les historiens de la Restauration, puis il passe aux auteurs qui, sans être des spécialistes de l’histoire, ont dû beaucoup réfléchir aux problèmes essentiels du devenir historique de l’homme, c’est-à-dire aux utopistes et aux philosophes allemands. Mais, bien loin d’énumérer tous les matérialistes du dix-huitième siècle, tous les historiens de la Restauration, tous les utopistes et tous les dialecticiens idéalistes de cette époque, il ne s’attache qu’aux principaux d’entre eux, à ceux qui ont fait le plus dans la matière qui l’intéresse. Et il montre que, si doués qu’ils fussent et malgré tout leur savoir, ces hommes se sont empêtrés dans des contradictions dont la théorie marxiste de l’histoire s’est révélée l’unique issue logique. Bref il prenait son bien où il le trouvait. Que peut-on objecter au procédé ? Et pourquoi ne plaît-il pas à M. Mikhaïlovski ?

   Si cet auteur ne s’est pas contenté de lire le Ludwig Feuerbach et le Dühring’s Umwälzung d’Engels, mais — et c’est le principal — s’il les a compris, il connaît alors le rôle qu’ont joué dans le développement des idées de Marx et d’Engels les théories des matérialistes français du siècle dernier, celles des historiens de la Restauration, celles des utopistes et celles des dialecticiens idéalistes. M. Beltov a mis ce rôle en lumière en donnant les caractéristiques sommaires des théories, à cet égard les plus essentielles, des uns et des autres. M. Mikhaïlovski hausse dédaigneusement les épaules : le plan de M. Beltov ne lui agrée point. Rappelons simplement que tout plan est bon, s’il permet à celui qui l’a dressé de parvenir à ses fins. Que M. Beltov soit parvenu aux siennes, ses adversaires mêmes, autant que nous le sachions, ne le nient pas.

   « M. Beltov [nous continuons de citer M. Mikhaïlovski] parle aussi bien des historiens que des utopistes français, jugeant des uns et des autres à la mesure de leur compréhension ou de leur incompréhension de l’économie en tant que fondement de l’édifice social. Curieusement, il ne fait toutefois aucune mention de Louis Blanc, quoique la seule préface de l’Histoire de dix ans suffise à assurer à cet écrivain une place d’honneur parmi les fondateurs de ce qu’on appelle le matérialisme économique. Il y a certes là beaucoup de choses auxquelles M. Beltov ne saurait donner son accord, mais on y trouve et la lutte des classes et leur caractérisation par l’économie et le rôle de l’économique en tant que ressort caché du politique, bref beaucoup de ce qui est entré par la suite dans la composition de la doctrine si ardemment défendue par M. Beltov. Si je relève cette lacune, c’est d’abord parce qu’elle est surprenante en soi, et aussi parce qu’elle dénote des buts subsidiaires qui n’ont rien de commun avec l’impartialité » (p. 150).

   M. Beltov parle des prédécesseurs de Marx; Louis Blanc en était plutôt le contemporain. L’Histoire de dix ans a certes paru à une époque où les idées de Marx sur l’histoire n’avaient pas encore pris leur forme définitive. Mais le livre ne pouvait exercer rigoureusement aucune influence sur leur évolution, pour une raison au moins : comparée aux vues d’Augustin Thierry et de Guizot, par exemple, la conception que Louis Blanc se faisait des ressorts internes de l’évolution sociale ne comportait absolument rien de nouveau. Qu’on trouve là « et la lutte des classes et leur caractérisation par l’économie et le rôle de l’économie que », etc., rien de plus exact. Mais cela se trouvait déjà chez Thierry, chez Guizot et chez Mignet, ainsi que M. Beltov l’a irréfutablement montré. Guizot, qui se plaçait au point de vue de la lutte des classes, accordait toutes ses sympathies à la lutte de la bourgeoisie contre l’aristocratie, et se montrait fort hostile à la lutte, alors à ses tout premiers débuts, de la classe ouvrière contre la bourgeoisie. C’est à cette lutte-ci au contraire qu’allaient les sympathies de Louis Blanc ((

   Et de cette façon propre qui lui valut de jouer en 1848 un rôle si piteux. Il y a un abîme entre la lutte des classes à la Louis Blanc et la lutte des classes comme Marx devait la comprendre « par la suite ». Celui qui ne voit pas cet abîme ressemble au philosophe qui ne voyait pas l’éléphant dans la ménagerie[67].

   <C’est en cela qu’il différait de Guizot. Mais le désaccord ne portait pas sur le fond. Il n’introduit rien de nouveau dans la conception que se fait Louis Blanc de « l’économique en tant que ressort caché du politique ».> [Note de l’édition de 1905.])).

   Louis Blanc aurait dit, comme Guizot, que les constitutions politiques prennent leur origine dans l’état social du peuple, et que l’état social se définit en dernière analyse par celui des biens. Mais d’où provient cet état des biens ? Louis Blanc le savait aussi peu que Guizot. Aussi, tout comme Guizot, s’est-il trouvé contraint, en dépit de son « économique », de revenir à l’idéalisme. Qu’il ait été un idéaliste dans ses conceptions historiques et philosophiques, il n’est pas besoin d’études spéciales pour le savoir ((En tant qu’idéaliste de la catégorie inférieure (c’est-à-dire non dialectique), Louis Blanc possédait, bien entendu, sa « formule du progrès »; malgré sa « nullité théorique », le moins qu’on en puisse dire est qu’elle vaut bien la « formule du progrès » de M. Mikhaïlovski.)).

   Quand parut L’Histoire de dix ans, la question à l’ordre du jour dans les sciences sociales était celle que Marx devait résoudre « par la suite » : d’où proviennent les rapports de propriété ? Louis Blanc n’a rien dit de neuf à ce sujet, et il est naturel de supposer que M. Beltov n’a pas soufflé mot de Louis Blanc pour ce motif. M. Mikhaïlovski préfère insinuer qu’il existerait on ne sait quels buts subsidiaires. Chacun a son goût.

   A l’opinion de M. Mikhaïlovski, l’excursion de M. Beltov dans le domaine de l’histoire de la philosophie est « encore plus faible qu’on aurait pu le penser à en juger par les titres énumérés plus haut ». Pourquoi donc ? Voici la chose…

   « Hegel, écrit M. Beltov, qualifiait de métaphysique l’attitude des penseurs — tant idéalistes que matérialistes — qui, incapables de comprendre le devenir, bon gré mal gré se représentent et présentent les phénomènes comme figés, sans lien entre eux ni possibilité de passage de l’un à l’autre. A cette attitude il opposait la dialectique qui les fait connaître dans leur devenir, et, par suite, dans leur liaison réciproque. »

   M. Mikhaïlovski fait venimeusement observer à ce sujet :

   « M. Beltov se prend pour un connaisseur en philosophie hégélienne. Soucieux de m’instruire auprès de lui, comme auprès de tout habile homme, je lui demanderai, pour commencer, de me montrer dans les œuvres de Hegel le passage d’où il a tiré cette définition prétendument hégélienne de « l’attitude métaphysique ». J’ose affirmer qu’il ne pourra pas me le montrer. Pour Hegel, la métaphysique était la science de l’essence absolue des choses, laquelle transcende les limites de l’expérience et de l’observation, la science du substrat occulte des phénomènes… Cette définition qui se voudrait hégélienne, M. Beltov l’a prise, non pas chez Hegel, mais chez Engels (dans ce même livre de polémique contre Dühring) qui, de façon absolument arbitraire, distingue la métaphysique de la dialectique par les caractères d’immutabilité et de fluidité » (p. 147).

   Nous ne savons ce que M. Beltov répliquera à ceci. Mais, sans attendre ses éclaircissements, nous prendrons la liberté de répondre au distingué subjectiviste.

   Ouvrons la première partie de l’Encyclopédie de Hegel. Nous trouvons en note au paragraphe 31, page 57 de la traduction russe de M. Tchijov, et paragraphe 32, page 58 de la même traduction :

   « La pensée de cette métaphysique n’était pas libre et vraie au sens objectif, parce qu’elle ne laissait pas l’objet se développer librement par soi-même et trouver soi-même sa détermination, mais le prenait tout prêt… Cette métaphysique est du dogmatisme, parce que, conformément à la nature des déterminations finies, elle devait admettre que, de deux assertions contradictoires… l’une est nécessairement vraie et l’autre fausse. »

   Hegel parle ici de la vieille métaphysique prékantienne, celle dont il dit qu’« arrachée avec sa racine, elle a été rayée du nombre des sciences » (ist so zu sagen, mit Stumpf und Stiel ausgerottet worden, aus der Reihe der Wissenschaften verschwunden ! ) ((Wissenschaft der Logik, Vorrede, S. 1.)) et à laquelle il oppose sa philosophie dialectique, où les phénomènes sont conçus, non comme donnés une fois pour toutes, chacun séparé de l’autre par un abîme, mais dans leur devenir et leur liaison réciproque. « Le Vrai, dit-il, c’est le Tout, mais le Tout est ce qui ne se découvre entièrement que par son développement. » (Das Wahre ist das Ganze. Das Ganze aber ist nur das durch seine Entwickelung sich vollendende Wesen ») ((Die Phänomenologie des Geistes, Vorrede, S. XXIII [Phénoménologie de l’Esprit].)). M. Mikhaïlovski assure que Hegel faisait fusionner la métaphysique avec la dialectique; mais la personne auprès de laquelle il a pris le renseignement ne lui a pas bien expliqué de quoi il retourne. A l’élément dialectique s’ajoute chez Hegel l’élément spéculatif en vertu duquel sa philosophie devient un idéalisme. En tant qu’idéaliste, Hegel fait comme tous les idéalistes : il attribue une portée philosophique privilégiée aux « résultats » (aux concepts) chers à la vieille métaphysique. Mais grâce à « l’élément dialectique », ces concepts — les divers aspects du devenir de l’Absolu — ne sont justement que des résultats et non un donné initial. Chez Hegel, la métaphysique vient se fondre dans la logique. Aussi s’étonnerait-il fort de s’entendre traiter, lui, philosophe spéculatif, de métaphysicien ohne Weiteres (( [Sans plus.])). Les gens qui le nomment ainsi, dirait-il, « lassen sich mit Tieren vergleichen, welche alle Töne einer Musik mit durchgehört haben, an deren Sinn aber das Eine, die Harmonie dieser Töne, nicht gekommen ist (( (« peuvent se comparer à des bêtes qui ont perçu toutes les notes d’un morceau de musique; une seule chose n’est point parvenue jusqu’à leurs sens : l’harmonie des sens : l’harmonie des sons. » Leçons sur l’histoire de la philosophie, Ire partie.])) » — la formule dont il usait pour stigmatiser les cuistres de la science.

   Nous le répétons : ce philosophe spéculatif qui méprisait la métaphysique de l’entendement (la formule est encore de lui), était un idéaliste, et il possédait, en ce sens, sa métaphysique de la raison. M. Beltov l’aurait-il oublié ou bien n’a-t-il pas mentionné ce point dans son livre ? Il ne l’a pas oublié, et il en a fait mention. Il cite de larges extraits de Die heilige Famille où Marx et Engels critiquent fort âprement les résultats « spéculatifs » de Hegel. Et l’on peut admettre que ces extraits mettent suffisamment en lumière l’illégitimité de la fusion de la dialectique avec ce que M. Mikhaïlovski appelle la métaphysique hégélienne. Si M. Beltov a oublié quelque chose, c’est seulement qu’avec le surprenant « insouci » de nos penseurs « d’avant-garde » pour l’histoire de la philosophie, il aurait fallu leur expliquer l’énorme différence qu’il y avait, au temps de Hegel, entre métaphysique et philosophie spéculative ((Si M. Mikhaïlovski ressent, au reste, le moindre désir de savoir quelle fut la portée historique de la « métaphysique » de Hegel, nous lui recommandons une brochure fort populaire et bien connue en son temps : Die Posaume des jüngsten Gerichts über Hegel, den Atheisten und Antichristen [Hegel l’athée et l’Antichrist devant la trompette de Jugement dernier]. C’est un petit livre bien intéressant[68].)). D’où il ressort finalement que M. Mikhaïlovski a bien tort d’« oser affirmer » ce qui ne saurait l’être.

   Hegel, d’après M. Beltov, qualifiait de métaphysiciens jusqu’aux matérialistes incapables d’envisager les phénomènes dans leur liaison réciproque. Est-ce exact, ou non ? Prenez la peine de lire l’Encyclopédie du même Hegel, première partie, paragraphe 27 : « Nous trouvons la plus complète et la plus récente application philosophique de ce point de vue dans la vieille métaphysique, telle qu’on l’exposait avant Kant. Ce n’est au reste que relativement à l’histoire de la philosophie que le temps de cette métaphysique est révolu; en soi, elle continue d’exister et représente une vue rationnelle de l’objet. » Qu’est-ce qu’« une vue rationnelle de l’objet. » ? La façon dont, contrairement à la dialectique, la vieille métaphysique considérait les objets. Le matérialisme philosophique du dix-huitième siècle était, au fond, entièrement « rationnel »; il ne savait envisager les phénomènes que sous l’angle du fini. Hegel a parfaitement vu ce défaut de la cuirasse, aussi bien pour le matérialisme français que pour toute la philosophie française du dix-huitième siècle; on s’en rend aisément compte pour peu qu’on lise les passages où il en traite dans la troisième partie des Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie (([Leçons sur l’histoire de la philosophie.])). Aussi ne pouvait-il tenir l’attitude des matérialistes français que pour une variété de la vieille métaphysique ((Il relève, au reste, à propos du matérialisme : « Dennoch muss man in dem Materialismus das begeisterungsvolle Streben anerkennen, über den zweierlei Welten als gleich substantiell und wahr annehmenden Dualismus hinauszugehen, diese Zerreissung des ursprünglich Einene aufzuheben ». Enzyklopädie, dritter Theil, S. 54. [« On n’en doit pas moins reconnaître l’aspiration enthousiaste du matérialisme à sortir d’un dualisme, qui tient un monde binaire pour également substantiel et vrai, et à supprimer ce déchirement de l’Un primitif. » Encyclopédie, troisième partie, p. 54.] [Note de l’édition de 1905.])). M. Beltov a-t-il raison ? Ou bien se trompe-t-il ? Il a absolument raison, n’est-ce pas ? Mais M. Mikhaïlovski « ose affirmer »… Ni M. Beltov, ni l’auteur de ces lignes n’en peuvent mais. Le malheur est justement que, lorsqu’il discute avec les « disciples russes » de Marx, M. Mikhaïlovski « ose » trancher de questions totalement inconnues de lui.

   Emérite héros, ta bravoure te perdra !

   Quiconque est au courant de la philosophie aura noté sans peine que M. Beltov, chaque fois qu’il expose les idées de Hegel et de Schelling, le fait presque toujours dans les propres termes de ces penseurs : sa définition de la pensée dialectique constitue, par exemple, une traduction quasi-littérale de la note et de l’annexe I au § 81 de la première partie de l’Encyclopédie; puis il reprend à peu près mot pour mot des passages de la préface à la Philosophie des Rechts et de la Philosophie der Geschichte. Mais cet auteur, qui donne des références fort précises pour Helvétius, Enfantin, Oscar Peschel, etc., n’indique presque jamais quels chapitres ni même quelles œuvres de Schelling ou de Hegel il cite. Pourquoi manque-t-il ici à sa règle de conduite ? Il nous paraît que c’est par ruse de guerre.

   Il a, croyons-nous, raisonné de la sorte : « Ayant qualifié l’idéalisme allemand de métaphysique, nos subjectivistes ont jugé que cela suffisait; ils ne l’ont pas étudié, comme l’avait fait, par exemple, l’auteur des Remarques sur Stuart Mill. Si je reproduis quelques remarquables pensées des idéalistes allemands sans en donner la référence, messieurs les subjectivistes vont se figurer que j’ai fabriqué mes citations ou bien que je les ai trouvées chez Engels. Ils s’écrieront : « On en peut discuter », « J’ose affirmer », etc. Je n’aurai plus qu’à ferrer l’hameçon. Et nous nous amuserons !

   Au cas où M. Beltov aurait effectivement recouru à cette petite ruse de guerre, il faut reconnaître qu’elle lui a splendidement réussi : il y a eu de l’amusement, et du meilleur !

   Mais rendons la parole à M. Mikhaïlovski…

   « Tout système philosophique, dit-il, qui affirme avec M. Beltov que les droits de la raison sont aussi infinis que son pouvoir, et qu’il a ainsi découvert l’essence absolue des choses, matière ou esprit, est un système métaphysique… Ce système s’est-il élevé ou non jusqu’à l’idée du devenir de ce qu’il suppose être l’essence des choses ? Et, s’il y est élevé, attribue-t-il à ce devenir une voie dialectique ou, sinon, de quelle autre sorte ? C’est certes fort important pour déterminer sa place dans l’histoire de la philosophie, mais cela ne change pas son caractère métaphysique. » (Rousskoé Bogatstvo, janvier 1895, p. 178.)

   Autant qu’on en peut juger par ce passage, M. Mikhaïlovski, puisqu’il répudie la pensée métaphysique, ne pense pas que les droits de la raison soient infinis; espérons que le prince Mechtcherski lui en fera compliment. De toute évidence, M. Mikhaïlovski n’estime pas non plus le pouvoir de la raison infini et sans bornes. La chose est surprenante de la part d’une personne qui a tant de fois assuré ses lecteurs que la raison finit toujours par avoir raison; si le pouvoir de la raison, voire ses droits mêmes, ont des limites, cette certitude n’est guère de raison. Mais M. Mikhaïlovski rétorquera qu’il n’est convaincu du triomphe final de la raison que pour ce qui concerne la pratique, qu’il doute de son pouvoir dès qu’il s’agit de connaître l’essence absolue des choses (« matière ou esprit »). Fort bien ! Qu’est-ce donc que l’essence absolue des choses ?

   Ne serait-ce pas ce que Kant appelait chose en soi (Ding an sich) ? Si oui, on la connaît, cette « chose en soi », nous l’affirmons catégoriquement; et c’est à Hegel qu’on en doit la connaissance. (Nos « philosophes de sang-froid » crient : « A la garde ! » Nous les prierons de ne pas s’échauffer.)

   « La chose en soi… est l’objet dont on a retiré tout ce qui le rend accessible à la conscience, tous les éléments sensibles aussi bien que tous les concepts déterminés. De toute évidence, il ne subsiste ensuite qu’une abstraction pure, un être vide, rejeté seulement hors des limites de la conscience qui est la négation de toute sensation et de tout concept défini. Mais, à cet égard, il est facile de faire ce raisonnement très simple qu’un tel caput mortuum (( [Résidu sans valeur.])) est par soi un produit de la pensée qui a crée cette abstraction pure, ou un « Moi » vide qui se fait son propre objet de son identité vide. La définition négative qu’on donne de cette identité abstraite, quand on en fait son objet, est mentionnée parmi les catégories kantiennes et aussi bien connue que cette identité vide. Il faut donc s’étonner de voir répéter si souvent qu’on ignorerait que rien n’est plus facile que de la connaître ((Hegel : Encyclopédie, Ire partie, pp. 79-80, § 44. )). »

   Ainsi, nous le répétons, nous savons parfaitement ce qu’est l’essence absolue des choses, autrement dit la chose en soi : une abstraction vide. Et c’est avec cette abstraction vide que M. Mikhaïlovski se figure faire peur aux hommes qui reprennent la fière maxime de Hegel : « von der Grösse une Macht seines Geistes kann der Mensch nicht gross genug denken ((Geschichte der Philosophie, I, 6 [« L’homme ne pensera jamais avec trop de grandeur à la grandeur et au pouvoir de son esprit. »])) ! ». Vieille chanson, Monsieur Mikhaïlovski ! Sie sind zu spät gekommen ! (( [Vous arrivez trop tard.]))

   Ces lignes, nous en sommes sûrs, vont paraître à M. Mikhaïlovski de la pure sophistique. « Permettez ! nous dira-t-il. Qu’entendez-vous donc, en l’occurrence, par explication matérialiste de la nature et de l’histoire ? » Nous allons vous le dire.

   Lorsque Schelling déclarait que le magnétisme est l’intrusion du Subjectif dans l’Objectif, c’était là une explication idéaliste de la nature; et, lorsque l’on rend compte du phénomène au point de vue de la physique moderne, c’est une explication matérialiste qu’on en fournit. Lorsque Hegel ou, tout simplement, nos slavophiles expliquaient certains phénomènes historiques par les propriétés de l’âme nationale, c’est sous l’angle de l’idéalisme qu’ils considéraient lesdits phénomènes. Et, lorsque Marx rendait compte des événements de France entre 1848 et 1850 par la lutte des classes dans la société de ce pays, c’était une explication matérialiste qu’il en fournissait. Est-ce clair ? Sinon, que voulez-vous encore ? C’est si clair que, pour ne point comprendre, il faudrait une rare dose d’obstination.

   « Il y a ici quelque chose qui cloche, médite M. Mikhaïlovski dont la pensée aussitôt sort des rails [c’est bien le moment ! ] Lange dit que… »

   Qu’on nous permette d’interrompre M. Mikhaïlovski : nous savons fort bien ce que dit Lange, mais nous pouvons assurer à M. Mikhaïlovski que l’autorité qu’il invoque là se trompe fort. Dans son Histoire du matérialisme, Lange oublie, par exemple, de mentionner la si caractéristique formule d’un des matérialistes français les plus notoires (([D’Holbach, dans le Système de la Nature.])) : « Nous ne connaissons que l’écorce des phénomènes. » D’autres, et non moins éminents, ont exprimé plusieurs fois des opinions analogues. Vous le voyez, Monsieur Mikhaïlovski, ces philosophes ne savaient pas encore que la chose en soi est seulement le caput mortuum de l’abstraction. Ils se plaçaient à ce que beaucoup appellent aujourd’hui le point de vue de la philosophie critique.

   Tout cela, on s’en doute, paraîtra à M. Mikhaïlovski bien nouveau, voire parfaitement invraisemblable. Mais nous nous abstiendrons de lui dire, pour l’instant, à quels matérialistes français nous nous référons, et auxquelles de leurs œuvres. Qu’il « ose » d’abord « affirmer »; ensuite nous causerons.

   S’il lui plaît de connaître notre point de vue sur le rapport de nos sensations avec les objets extérieurs, nous le renverrons à « La pensée concrète et le réel », un article de M. Sétchénov, publié dans le recueil l’Aide aux affamés. Il nous paraît que M. Beltov, aussi bien que n’importe quel disciple, russe ou non, de Marx, donnera son entier accord à l’illustre physiologue. Or voici ce que dit M. Sétchénov :

   « Quels que soient les objets extérieurs en soi, indépendamment de notre conscience — même si l’impression que nous avons d’eux est un pur signe conventionnel — aux ressemblances et aux différences que nous percevons correspondent des ressemblances et des différences réelles. En d’autres termes, les ressemblances et les différences que l’homme découvre entre les objets perçus sont des ressemblances et des différences réelles ((Page 207 du recueil.)). »

   Lorsque M. Mikhaïlovski aura réfuté M. Sétchénov, nous accepterons de reconnaître que non seulement le pouvoir mais les droits mêmes de la raison humaine sont limités ((Nos adversaires ont ici une fort bonne occasion de nous surprendre en flagrant délit de contradiction : d’une part nous taxons la « chose en soi » kantienne d’abstraction vide, et, de l’autre, nous citons avec éloge M. Sétchénov qui parle des objets tels qu’ils existent en soi-même, indépendamment de notre conscience. Ceux qui réfléchissent n’y verront certes nulle contradiction. Mais y a-t-il parmi nos adversaires beaucoup de gens qui réfléchissent ? [Note de l’édition de 1905.])).

   M. Beltov dit que la seconde moitié de notre siècle a vu la philosophie fusionner avec la science, et le triomphe du monisme matérialiste dans cette science. « Je crains qu’il ne se trompe », note M. Mikhaïlovski. Et, pour justifier cette crainte, il invoque Lange, à l’opinion de qui « die gründliche Naturforschung durch ihre eignen Consequenzen über den Materialismus hinausführt (([Une étude sérieuse de la nature mène, de par ses conséquences, même au-delà du matérialisme.])) . » Si M. Beltov se trompe, il en faut inférer que le monisme matérialiste n’a pas triomphé dans la science. Est-ce à dire que les savants continuent d’expliquer la nature par l’intrusion du Subjectif dans l’Objectif et autres gentillesses de la Naturphilosophie idéaliste ? « Nous craignons que ne se trompe » celui qui le supposerait. Et nous le craignons d’autant plus que voici comme raisonne, pour nous en tenir à cet exemple, un naturaliste de renom aussi retentissant que l’Anglais Huxley :

   « De nos jours assurément, tous ceux qui sont au courant de la question et qui connaissent les faits ne sauraient douter que les principes de la psychologie ne soient contenus dans la physiologie du système nerveux. Ce qu’on appelle opération de l’esprit est un ensemble de fonctions cérébrales, et les matériaux de la conscience sont les produits de l’activité du cerveau ((Th. Huxley, Hume. Sa vie, sa philosophie, p. 108. [Paris, 1880.])). »

   Notez que l’homme qui dit cela est ce qu’on appelle en Angleterre un agnostique. Il tient l’opinion ainsi énoncée sur l’activité de l’esprit pour parfaitement compatible avec le plus pur idéalisme. Pour nous, connaissant les explications que peut donner de la nature un idéaliste qui va jusqu’au bout de ses idées, et comprenant d’où viennent les pudeurs de ce respectable Britannique, nous répétons avec M. Beltov : la seconde moitié du dix-neuvième siècle a vu le triomphe du monisme matérialiste dans la science.

   M. Mikhaïlovski est sans doute au courant des travaux de Sétchénov en psychologie ? Kavéline a fougueusement contesté naguère le point de vue de ce savant. Nous craignons que ce défunt libéral ne se soit fort trompé. A moins que M. Mikhaïlovski ne donne son accord à Kavéline ? Ou bien qu’il n’ait besoin de quelques nouveaux éclaircissements en cette partie ? Nous les ajournons pour le cas où il entreprendrait d’« affirmer ».

   M. Beltov dit que la notion de « nature humaine », qui domina les sciences sociales jusqu’à Marx, a fourni matière à un abus d’analogies biologiques dont continuent de se ressentir fortement la sociologie occidentale, et, tout particulièrement, la littérature quasi-sociologique russe. M. Mikhaïlovski en tire prétexte pour taxer d’injustice criante l’auteur du livre sur le monisme historique, et mettre une fois de plus en doute la bonne foi de ses procédés polémiques.

   « J’en appelle, dit-il, au lecteur, même fort mal disposé à mon égard, mais un peu au courant de mes œuvres, pas même de toutes, mais seulement, par exemple, d’un seul article — « La méthode analogique dans la science sociale » ou « Qu’est-ce que le progrès ? » Il n’est point vrai que la sociologie russe abuse particulièrement des analogies biologiques : en Europe, grâce à Spencer, cette marchandise a incomparablement plus cours, pour ne point parler du temps des analogies comiques des Bluntschli et confrères. Et si, chez nous, la chose n’est pas allée plus loin que les exercices analogiques de feu Stronine (Histoire et Méthode, la Politique comme science), de Lilienfeld (la Science sociale de l’avenir) et de quelques articles de revue, sans doute y a-t-il là, comme dit l’abeille de Krylov, « une goutte de mon miel ». Car nul n’a dépensé autant d’efforts que moi dans la lutte contre les analogies biologiques. Cela m’a valu, en mon temps, maint assaut des « enfants de Spencer ». Espérons qu’avec le temps l’orage d’aujourd’hui se dissipera de même » (pp. 145-146).

   La tirade a un tel air de sincérité que le lecteur, même mal disposé à l’encontre de M. Mikhaïlovski, peut, en effet, se dire : « Ici, M. Beltov paraît bien s’être laissé entraîner trop loin par la chaleur de sa polémique. » Mais ce n’est pas vrai, et M. Mikhaïlovski le sait tout le premier. S’il prend le lecteur à témoin de sa plainte, c’est pour l’unique raison qui faisait dire au Tranion (([Personnage de la Mostellaria (le Revenant), esclave rusé et sans scrupules.])) de Plaute : Pergam turbare porro : ita haec res postulat (([Je poursuivrai l’intrigue : cette cause l’exige.])).

   Qu’a dit au juste M. Beltov ? Ceci :

   « S’il faut chercher dans la nature de l’homme l’explication du devenir des sociétés, et, si, comme l’a fort justement relevé Saint-Simon, les sociétés se composent d’individus, c’est la nature de cet individu qui doit fournir la clé de l’Histoire. Cette nature de l’individu est l’objet de la physiologie au sens large, c’est-à-dire englobant aussi l’étude des phénomènes psychiques. Aux yeux de Saint-Simon et de ses disciples, la physiologie constituait donc le fondement de la sociologie, de ce qu’ils appelaient la physique sociale. Dans les Opinions philosophiques, littéraires et industrielles, publiées du vivant de Saint-Simon et avec sa collaboration effective, on trouve un article fort intéressant, bien qu’hélas inachevé : « De la physiologie appliquée à l’amélioration des institutions sociales ». L’auteur, un anonyme docteur en médecine, considère la science des sociétés comme partie intégrante de la « physiologie générale » laquelle enrichie des observations et des expériences effectuées sur l’individu par la physiologie spéciale, se livre à des considérations « d’un ordre plus élevé ». Pour elle, les individus ne sont que les « organes d’un corps social » dont elle étudie les fonctions « comme la physiologie spéciale étudie des fonctions des individus ». La physiologie générale analyse (l’auteur dit : exprime) les lois de l’existence en société, lois auxquelles doit se conformer la législation écrite. Par la suite les sociologues bourgeois, Spencer par exemple, allaient tirer de la notion d’organisme social des thèses ultra-conservatrices. Notre docteur en médecine est avant tout un réformateur. S’il étudie le corps social, c’est en vue d’une réorganisation de la société, car la physiologie sociale et l’hygiène qui s’y relie étroitement, fournissent « les seules bases positives sur lesquelles on puisse établir le système d’organisation réclamé par l’état actuel de la civilisation ».

   On voit tout de suite que, pour M. Beltov, on peut abuser des analogies biologiques non seulement au sens d’un conservatisme bourgeois à la Spencer, mais en fonction de plans utopiques de réforme sociale. L’assimilation de la société à un organisme joue là-dedans un rôle de second plan, si ce n’est de dixième; le fond de l’affaire, ce n’est pas cette assimilation, mais la tendance à fonder une « sociologie » sur telle ou telle donnée de la biologie. M. Mikhaïlovski s’est élevé avec ardeur contre l’assimilation de la société à un organisme, et, dans la lutte contre cette assimilation, on trouve incontestablement « une goutte de son miel ». Mais ce n’est nullement essentiel. L’essentiel, c’est la question de savoir si M. Mikhaïlovski croyait ou non possible de fonder une sociologie sur telle ou telle donnée de la biologie. Or aucun doute ne peut subsister à cet égard, comme s’en convaincra quiconque a lu, par exemple, la Théorie de Darwin et la science sociale. Dans cet article, M. Mikhaïlovski déclare notamment :

   « Sous le titre général de la Théorie de Darwin et la science sociale, nous allons parler des diverses questions abordées, résolues, et renouvelées par la théorie de Darwin ou par les adeptes qu’elle fait chaque jour. Notre tâche fondamentale consiste toutefois à définir du point de vue du darwinisme les rapports entre la division physiologique du travail, c’est-à-dire la division du travail entre les organes à l’intérieur d’un individu, et la division économique du travail, c’est-à-dire la division du travail entre individus à l’intérieur de l’espèce, de la race, du peuple, de la société. De notre point de vue, cette tâche se ramène à rechercher les lois fondamentales de la coopération, autrement dit la base de la science sociale ((Œuvres de N. Mikhaïlovski, t. V, p. 2.)). »

   Rechercher les lois fondamentales de la coopération, autrement dit la base de la science sociale, dans la biologie, c’est se placer au point de vue des saint-simoniens de 1820, en d’autres termes, « radoter et mentir pour deux ».

   M. Mikhaïlovski peut ici s’exclamer qu’en 1820 la théorie de Darwin n’existait pas encore. Mais le lecteur a compris : ce qui est en cause, ce n’est pas la théorie de Darwin, c’est l’utopique tendance de M. Mikhaïlovski et des saint-simoniens à appliquer la physiologie à l’amélioration des institutions sociales. Dans l’article cité, M. Mikhaïlovski donne son accord total à Haeckel (« Haeckel a tout à fait raison »), pour qui les hommes d’Etat, les économistes et les historiens de l’avenir devront réserver l’essentiel de leur attention à la zoologie comparée, en d’autres termes à la morphologie et à la physiologie comparées des animaux, s’ils tiennent à se faire une notion juste de leur partie. Qu’on dise ce qu’on veut, mais si « Haeckel a tout à fait raison », si les sociologues (et même les historiens ! ) doivent réserver « l’essentiel » de leur attention à la morphologie et à la physiologie animales, on ne s’en tirera pas sans un abus (dans un sens ou dans l’autre) des analogies biologiques ! Et n’est-ce pas manifeste que M. Mikhaïlovski envisage la sociologie au vieux point de vue des saint-simoniens ?

   M. Beltov n’affirmait pas autre chose, et M. Mikhaïlovski se désolidarise en vain des idées de Boukhartsev-Nojine. Ses propres travaux « sociologiques » n’ont guère dépassé les thèses de son défunt ami et maître. N’ayant pas saisi en quoi consiste la découverte de Marx, il demeure un incorrigible utopiste; posture déplorable, d’où seul un nouvel effort de pensée peut tirer notre « sociologue »; les larmoyants appels au lecteur, même le mieux disposé du monde, ne sont ici d’aucun secours.

   M. Beltov ayant dit deux mots pour la défense de M. Strouvé, MM. Mikhaïlovski et « N.-on » en tirent argument pour « affirmer » qu’il a pris M. Strouvé sous sa « tutelle ». Nous avons longuement parlé pour la défense de M. Beltov. Que vont dire M. Mikhaïlovski et M. « N.-on » ? Que M. Beltov, sans doute, est notre vassal ? Nous excusant par avance auprès de M. Beltov d’anticiper sur sa réplique à MM. les subjectivistes, nous leur poserons une question : se trouver d’accord avec tel ou tel auteur signifierait-il par hasard le prendre sous sa tutelle ? M. Mikhaïlovski se trouve d’accord avec M. « N.-on » sur quelques problèmes actuels de la réalité russe. Devons-nous comprendre cet accord comme une prise en tutelle de M. « N.-on » par M. Mikhaïlovski ? A moins que ce ne soit M. « N.-on » qui ait pris M. Mikhaïlovski sous la sienne ? Que dirait feu Dobrolioubov, s’il entendait le patois où s’exprime aujourd’hui la pensée « d’avant-garde » ?

   Il paraît à M. Mikhaïlovski que M. Beltov lui défigure sa théorie des héros et de la foule. Nous pensons encore que M. Beltov a complètement raison, et qu’à le contester M. Mikhaïlovski joue les Tranion. Mais, avant que de prouver notre idée, il semble nécessaire de consacrer quelques mots à l’entrefilet que M. « N.-on » a publié dans le numéro de mars de Rousskoé Bogatstvo, sous le titre « Que signifie la nécessité économique ? »

   M. « N.-on » y pointe d’un coup deux batteries contre M. Beltov. Passons-les successivement en revue.

   La force de la première consiste en ce que M. Beltov avait dit : « Pour résoudre la question de savoir si la Russie va s’engager ou non dans la voie du capitalisme il faut une fois de plus se reporter à la situation de fait dans le pays, à sa vie intérieure présente. Sur la base de cette analyse, les disciples russes de Marx affirment : il n’y a pas d’éléments permettant d’espérer que la Russie va abandonner la voie du capitalisme. » Venimeusement, M. « N.-on » rétorque : « Cette analyse n’existe pas. » Vraiment, Monsieur « N.-on » ? Accordons d’abord notre vocabulaire. Qu’appelez-vous analyse ? L’analyse apporte-t-elle de nouvelles données pour juger de l’objet analysé ?

   Ou bien opère-t-elle sur des données existantes, obtenues par une autre voie ? Au risque de nous faire taxer de « métaphysique », nous nous en tenons à la vieille définition : l’analyse n’apporte pas de données nouvelles pour juger de l’objet analysé : elle opère sur les données existantes. Les disciples russes de Marx ont donc fort bien pu, dans leur analyse de la réalité russe, ne pas apporter d’observations originales, se contentant de la documentation rassemblée par les écrivains populistes entre autres. S’ils en ont tiré des conclusions neuves, cela signifie qu’ils en ont fait l’analyse. Une question maintenant se pose : quels renseignements trouve-t-on chez les écrivains populistes touchant le développement du capitalisme ? Et les disciples russes de Marx en ont-ils vraiment tiré des conclusions neuves ? Pour répondre, prenons, par exemple, l’ouvrage de Démentiev : la Fabrique. Ce qu’elle apporte à la population et ce qu’elle en retire. Nous y lisons (pages 241 et suivantes) :

   « Avant de revêtir la forme de production usinière capitaliste où nous la trouvons aujourd’hui, notre industrie a passé par les mêmes stades de développement qu’en Occident… Le servage a été l’une des plus fortes raisons de notre retard sur l’Occident. A cause de ce système, notre industrie a traversé une beaucoup plus longue période de production artisanale et à domicile. C’est en 1861 seulement que le capital a acquis la possibilité de réaliser la forme de production à laquelle l’Occident était passé près d’un siècle et demi plus tôt, et c’est seulement à partir de cette date que commence une dégradation plus rapide de la production artisanale et de la production à domicile, dégradation s’accompagnant de leur transformation en production usinière. Mais pendant ces trente ans [les trente ans écoulés depuis l’abolition du servage] tout a changé. S’étant engagée sur la même voie de développement économique que l’Europe occidentale, inévitablement, de façon fatale, notre industrie devait prendre — et elle a pris — la forme dans laquelle s’était coulée celle de l’Occident. Le fait d’avoir fourni des terres à la masse populaire — on aime à l’invoquer pour prouver l’impossibilité, chez nous, de cette classe d’ouvriers libres d’attaches qui constitue l’inévitable compagne de la forme moderne de l’industrie — ce fait, dis-je, a été et demeure incontestablement un sérieux facteur de freinage, mais moins sérieux qu’on le pense d’ordinaire. L’insuffisance, qui n’est nullement rare, des lopins distribués, jointe à la complète dégradation de l’agriculture, d’une part, et, d’autre part, la sollicitude du gouvernement pour développer l’industrie de transformation, parce qu’elle constitue un élément nécessaire à l’équilibre de la balance économique de l’Etat, ont contribué et continuent de contribuer dans une très large mesure à restreindre l’importance des allocations de terres. Nous voyons le résultat de cet état de choses : la formation d’une classe d’ouvriers d’usine, classe continuant de porter l’appellation de « paysanne », mais qui n’a presque rien de commun avec les paysans cultivateurs, qui ne conserve qu’à un degré infime son lien avec la terre, dont une bonne moitié, dès la troisième génération, ne quitte plus l’usine, et ne possède plus rien à la campagne, hormis un droit juridique à la terre dont, pratiquement, elle est incapable de profiter. »

   Les données objectives rapportées par M. Démentiev montrent fort éloquemment que le capitalisme, avec toutes ses suites, se développe rapidement en Russie. L’auteur leur adjoint des considérations d’où il ressort que l’évolution de la production capitaliste peut être arrêtée pour peu qu’on se remémore la maxime : gouverner, c’est prévoir. Les disciples russes de Marx soumettent cette conclusion à leur analyse, et ils trouvent qu’il est impossible d’arrêter ici quoi que ce soit, que M. Démentiev s’égare, tout comme la foule des populistes, dont les travaux comportent une masse de données objectives absolument identiques à ce qu’on trouve chez M. Démentie ((

   « Parmi les centaines d’études statistiques et autres auxquelles on s’est livré depuis vingt ans ou presque, dit M. « N.-on », jamais nous n’avons eu occasion d’en rencontrer dont les conclusions concorderaient à quelque égard avec les déductions économiques de MM. Beltov, Strouvé et Skvortsov. »

   Les auteurs des travaux auxquels, Monsieur « N.-on », vous vous référez, aboutissent généralement à une double conclusion : la première, conforme à la vérité objective, constate que le capitalisme progresse et que les « assises » ancestrales croulent; la seconde, toute « subjective », revient à prétendre que l’on peut arrêter ce progrès, si… etc. Jamais toutefois, on n’apporte à l’appui de cette dernière la moindre donnée, de sorte qu’elle demeure une affirmation pure, en dépit de la plus ou moins copieuse documentation statistique dont s’agrémentent ces études. Les « essais » de M. « N.-on » souffrent d’une faiblesse toute pareille de ce qu’on pourrait appeler une anémie de la déduction « subjective ». Sur quelle « analyse », en effet, M. « N.-on » se fonde-t-il pour assurer que, dès maintenant, notre société pourrait organiser la production ? Cette analyse n’existe pas.)). M. « N.-on » demande à voir cette analyse. Sans doute souhaite-t-il apprendre où et quand elle a été publiée dans la presse russe ? Nous allons lui fournir d’un coup deux réponses.

   Dans le livre de M. Strouvé, qu’il ne goûte guère, il y a d’abord une forte judicieuse étude des limites à une éventuelle intervention de l’Etat, à l’heure présente, dans la vie économique de la Russie. Voilà déjà, en partie, l’analyse qu’exige M. « N.-on » Il n’y oppose aucune objection sérieuse, et il est hors d’état de le faire.

   En second lieu, M. « N.-on » se rappelle-t-il la controverse d’il y a cinquante ans entre slavophiles et occidentalisants ? « L’analyse de la vie intérieure russe » y joua aussi un rôle fort considérable, encore que, dans la presse, on se fût presque exclusivement limité aux questions de pure littérature. Le fait avait ses causes historiques, et M. « N.-on » fera bien de les prendre en considération, s’il ne veut passer pour un risible pédant. Mais il dira, peut-être, que ces causes sont aujourd’hui sans rapport aucun avec l’analyse des « disciples russes » ?

   « Les disciples » en question n’ont pas publié encore d’études originales sur l’économie russe. Cela s’explique par l’extrême jeunesse, chez nous, du courant qu’ils représentent. Ce qui a dominé jusqu’à ce jour, dans la pensée russe, c’est le courant populiste, sous l’effet duquel les auteurs noyaient dans le flot de leurs espérances « subjectives » les données objectives corroborant l’effondrement des antiques « assises ». Mais l’abondance même de cette documentation a fourni matière à une nouvelle conception de la réalité russe. Et cette conception servira sûrement de point de départ à de nouvelles études, celles-ci originales. Dès maintenant, nous pouvons toutefois indiquer à M. « N.-on » les travaux, par exemple, de M. Kharizoménov, qui contredisent fortement le catéchisme populiste, comme l’a bien senti M. « V.V. », puisqu’il a souvent tenté sans succès de réfuter cet estimable érudit. Si M. Postnikov n’a rien d’un marxiste, M. « N.-on » n’ira sans doute point prétendre que l’auteur d’Economie paysanne dans la Russie méridionale se range aux vues habituelles de nos populistes sur la situation présente de la commune en Nouvelle Russie et la question agraire en général. Quant à M. Borodine, auteur d’une remarquable étude sur les cosaques de l’Oural, il souscrit des deux mains aux thèses que nous défendons, et qui n’ont point eu l’heur de plaire à M. « N.-on »; la presse populiste a ignoré cet ouvrage, mais non point parce qu’il est sans valeur : simplement parce que ladite presse a ses façons « subjectives » de voir… Quoi qu’il en soit, Monsieur « N.-on », ce n’est qu’un début : l’ère des études marxistes en Russie commence tout juste ((Nous ne parlons pas du livre de M. Strouvé. M. « N.-on » ne l’aime pas. Mais il a tort de proclamer aussi catégoriquement que cet ouvrage ne vaut rien. M. Strouvé saura se défendre pied à pied contre M. « N.-on ». Quant à l’« analyse » personnelle de M. « N.-on », les généralités mises à part, il n’en restera pas grand-chose quand on s’avisera de « l’analyser » à son tour d’un point de vue marxiste. Aussi espérons-nous que cette analyse ne se fera pas trop attendre.)).

   M. « N.-on » se croit aussi marxiste. Il se trompe : il ne descend du grand penseur qu’en ligne collatérale; sa philosophie est le fruit d’un immoral concubinage entre la théorie de Marx et M. « V.V. » De sa Mütterchen (([Petite maman.])) M. « N.-on » ne tient que son vocabulaire et quelques théorèmes économiques, compris, au reste, fort abstraitement, et donc de travers. Mais il a hérité de son Väterchen (([Petit papa.])) l’utopique concept de réforme sociale sur lequel il se fonde pour pointer contre M. Beltov sa seconde batterie.

   M. Beltov avait dit que les rapports sociaux, par la logique de leur propre développement, amènent l’homme à prendre conscience de son asservissement à la nécessité économique.

   « Devenu conscient que la cause de son asservissement à sa propre production réside dans l’anarchie de celle-ci, le producteur (« l’homme social ») organise la production, la soumettant ainsi à sa volonté. L’empire de la nécessité prend fin. C’est l’avènement de la liberté qui, elle-même, se révèle nécessité ! »

   M. « N.-on » trouve tout cela parfaitement juste, mais il croit devoir compléter ainsi les justes paroles de M. Beltov :

   « Le problème consiste donc en ce que la société, jusque-là spectatrice passive des manifestations de cette loi qui freine le développement de ses forces productives, recherche, à l’aide des conditions économiques matérielles existantes, le moyen de la soumettre à son pouvoir, en entourant ses manifestations de conditions qui, loin de le freiner, concourent au développement des forces productives de travail [des forces de travail ! ] de toute la société prise dans son ensemble. »

   Sans y prendre garde, M. « N.-on » a tiré de l’énoncé si « parfaitement juste » de M. Beltov la plus amphigourique des conclusions.

   Il s’agit, chez M. Beltov, de l’homme social, de l’ensemble des producteurs, à qui incombe réellement de vaincre la nécessité économique. A ces producteurs M. « N.-on » substitue la société qui, « en qualité de Tout producteur, ne saurait se montrer indifférente, « objective » à l’égard du développement de rapports socialo-économiques dont l’existence voue la majorité de ses membres à un appauvrissement progressif ».

   « La société en qualité de Tout producteur » ! … « L’analyse » de Marx, dont M. « N.-on » ose se réclamer, ne s’est pas arrêtée au seuil d’une société conçue en tant que « Tout producteur ». Elle a disséqué la société moderne conformément à sa nature véritable, faisant apparaître des classes dont chacune possède ses intérêts économiques propres et sa propre mission. Pourquoi l’« analyse » de M. « N.-on » ne procède-t-elle pas de même ? Pourquoi, au lieu de parler des tâches des producteurs russes, a-t-il parlé de la tâche de la société prise dans sa totalité ? Cette société prise dans sa totalité, on l’oppose généralement au peuple, non sans raison; et, en dépit de sa « totalité », elle se révèle une fraction minime, une insignifiante minorité de la population russe. Quand M. « N.-on » nous assure que cette minorité dérisoire doit organiser la production, nous ne pouvons que hausser les épaules, et nous dire : ce n’est pas chez Marx que M. « N.-on » a pris cela; il le tient de son Väterchen, de M. « V.V. »

   L’organisation de la production chez Marx suppose une prise de conscience de la part des producteurs, dont la libération économique doit être, par suite, l’œuvre propre. Chez M. « N.-on », cette organisation suppose une prise de conscience de la société. Si c’est cela le marxisme, Marx, alors, ne fut jamais marxiste.

   Admettons, pourtant, que la société se mêle d’organiser la production. Quel rapport soutiendra-t-elle, dès lors, avec les producteurs ? Dès l’instant qu’elle les organise, elle devient le héros et les producteurs la foule.

   M. Mikhaïlovski « affirme » que M. Beltov a défiguré sa théorie des héros et de la foule. M. Mikhaïlovski pense-t-il, comme M. « N.-on », que la société puisse organiser la production ? Si oui, il se range donc à la thèse d’après laquelle la société, l’intelligentsia, constitue le héros, le démiurge de notre futur devenir historique, les millions de producteurs demeurant la foule que le héros modèlera à son grés, en fonction de son idéal. Au lecteur impartial de répondre : M. Beltov avait-il raison de dire que, dans la conception « subjective », le peuple c’est la foule ?

   M. Mikhaïlovski assure n’être point hostile — et les gens de son école non plus — au développement de la conscience chez le producteur.

   « Il me paraît seulement, dit-il, que pour un programme si simple et si clair, point n’était besoin de se hausser dans les nuages de la philosophie hégélienne pour plonger au cœur de la macédoine du subjectif et de l’objectif. »

   Le fond de l’affaire, Monsieur Mikhaïlovski, c’est que, justement, pour les gens qui ont votre tour d’esprit, la prise de conscience des producteurs ne peut pas revêtir le sens qu’elle possède aux yeux de vos adversaires. De votre point de vue, la production peut être organisée par « la société »; de celui de vos adversaires, seulement par les producteurs eux-mêmes. De votre point de vue, la « société » opère et le producteur coopère. Du point de vue de vos adversaires, les producteurs ne coopèrent pas; ils opèrent. Et il va de soi que ceux qui coopèrent ont besoin d’un moindre degré de conscience que ceux qui opèrent; la chose a été dite il y a bien longtemps, et fort bien : « Autre est l’éclat du soleil, autre l’éclat de la lune, et autre l’éclat des étoiles : car l’éclat d’une étoile est différent de l’éclat d’une autre étoile (( [Saint-Paul : Première épîtres aux Corinthiens.])). » Vous considérez les producteurs comme les utopistes français et allemands les considéraient entre 1830 et 1850. Vos adversaires condamnent tout utopisme à l’égard des producteurs. Si vous connaissiez mieux l’histoire des doctrines économiques, Monsieur Mikhaïlovski, vous sauriez que pour dépasser cet utopisme, il a fallu d’abord se hausser jusqu’aux nuages de la philosophie hégélienne, et plonger ensuite, jusqu’au fond, dans la prose de l’économie politique.

   Le terme de « producteur » n’agrée pas à M. Mikhaïlovski : il sent, paraît-il, l’écurie. « On n’est pas des princes ! » répondrons-nous. Autant que nous le sachions, ce terme de « producteur » a été d’abord employé par Saint-Simon et les saint-simoniens. Depuis la fondation de la revue le Producteur, c’est-à-dire depuis 1825, il a servi une infinité de fois en Europe occidentale sans rappeler jamais l’écurie à personne. Mais un aristocrate repentant de chez nous l’a à peine senti rouler dans sa bouche que cela lui a illico remémoré l’écurie. Comment expliquer ce curieux phénomène ? Sans doute par le fonds de souvenirs et de traditions de tout aristocrate repentant…

   M. « N.-on » cite à grand renfort de venin cette phrase de M. Beltov : « L’un d’eux, certes, peut-être plus au courant de l’économie, et l’autre moins amplement informé. Mais ce n’est pas du volume des connaissances individuelles qu’il s’agit; c’est du point de vue auquel on envisage les choses. » « Où se sont de donc envolées, demande M. « N.-on », toutes les exigences de s’en tenir au terrain de la réalité, de la nécessité de l’étude détaillée de la marche de l’évolution économique ? [cela pourrait être plus limpide, Monsieur « N.-on » : « les exigences de la nécessité de l’étude détaillée…] Il s’avère maintenant que tout cela est secondaire, que « l’essentiel n’est pas l’étendue des connaissances, mais le point de vue ».

   On le voit, M. « N.-on » aime parfois à rire. Nous lui conseillerons cependant de ne point oublier le bon sens dans les occasions où il souhaite se gausser d’autrui. Les rieurs, autrement, ne seraient pas de son côté.

   M. « N.-on » n’ayant pas compris M. Beltov, tâchons de le tirer d’embarras. Dans la livraison de Rousskoé Bogatstvo où se trouve son entrefilet, dans l’article de M. Mokievski intitulé « Qu’est-ce qu’un homme cultivé ? » (p. 33, en note), nous avons découvert ces lignes fort instructives pour M. « N.-on » :

   « Un savant arabe disait à ses disciples : « Si quelqu’un vous raconte que les lois des mathématiques sont fausses et que, pour le démontrer, il transforme un bâton en serpent, ne tenez point ce genre de preuve pour convaincant. » Exemple typique ! L’homme cultivé repoussera ce genre de preuve, même si, à la différence du savant, il ignore les lois des mathématiques. Transformer un bâton en serpent, dira-t-il, est un prodige qui sort de l’ordinaire; mais il n’en faut pas conclure à la fausseté des lois des mathématiques. On ne saurait par ailleurs douter que les hommes sans culture jetteront incontinent aux pieds du faiseur de miracles toutes leurs convictions et toutes leurs croyances. »

   Tel disciple du docte Arabe possédait peut-être de plus vastes connaissances en mathématiques, et tel autre un moindre bagage, mais nul d’entre eux, sans doute, ne se serait jeté aux pieds du faiseur de miracles. Pourquoi ? Parce que chacun avait été à bonne école, parce que l’essentiel, ici, n’est pas l’étendue des connaissances, mais le point de vue à partir duquel la métamorphose d’un bâton en serpent n’abolit pas les vérités mathématiques. Vous saisissez, Monsieur « N.-on » ? Espérons-le : c’est si simple, presque de l’abc. Et, si vous avez saisi, vous voyez maintenant que, pour avoir parlé de point de vue, etc., M. Beltov n’en exige pas moins qu’on se tienne sur le terrain du réel.

   Craignant pourtant que vous ne vous rendiez pas compte de quoi il est question, nous allons vous donner un autre exemple. Quelles que soient vos connaissances économiques, elles dépassent certainement celles de M. « V.V. » Cela ne vous empêche pas de vous placer au même point de vue, d’être l’un et l’autre, des utopistes. Et quiconque veut caractériser les vues qui vous sont communes, dira, laissant de côté les différences quantitatives entre vos savoirs respectifs : l’essentiel, c’est le point de vue que ces auteurs ont emprunté aux utopistes d’avant le Déluge.

   Il doit vous être maintenant clair, Monsieur « N.-on », que vous avez bien hors de propos soupçonné M. Beltov de recourir à la méthode subjective, et manqué le but autant qu’on le peut faire.

   A toutes fins utiles, répétons-nous en d’autres termes. Pour autant que les disciples russes de Marx diffèrent quant à l’étendue de leurs connaissances, nul d’entre eux, s’il demeure fidèle à soi-même, ne vous croira, ou ne croira M. « V.V. », lorsque vous entreprendrez de prétendre que je ne sais quelle « société » organise chez nous la production. Leur point de vue les empêchera de jeter leurs convictions aux pieds des faiseurs de miracles sociaux (( J’ai rappelé plus haut le mot de Feuerbach : c’est le point de vue qui distingue l’homme du singe. [Note de l’édition de 1905.])).

   L’incident est clos. Mais, puisque nous avons évoqué la méthode subjective, relevons avec quel dédain M. « N.-on » la traite. A l’en croire, la méthode en question n’est pas scientifique pour une once; elle s’enveloppe simplement dans des voiles « qui finissent par lui conférer un air « savant ». Fort bien, Monsieur « N.-on » ! Mais que va dire M. Mikhaïlovski, votre « tuteur » ?

   M. « N.-on » ne fait en effet guère de façons avec ses « tuteurs » subjectifs. Son article sur « l’Apologie du pouvoir de l’argent comme signe des temps » porte en épigraphe : L’ignorance est moins éloignée de la vérité que le préjugé. La vérité, c’est sans conteste M. « N.-on » en personne. Il le dit : « Celui qui suivra sans dévier un procédé de recherche réellement subjectif, on peut être pleinement assuré qu’il parviendra à des conclusions, sinon identiques à celles où nous sommes arrivés, du moins très proches » (R.B., mars, page 54). Le préjugé, c’est bien sûr M. Strouvé, contre lequel la vérité darde l’aiguillon de son « analyse ». Mais qui est cette ignorance, plus proche de la vérité (autrement dit de M. « N.-on ») que le préjugé (en d’autres termes M. Strouvé) ? L’ignorance, ce sont les actuels alliés subjectivistes de M. « N.-on ». Charmant, Monsieur « N.-on » ! Vous avez frappé juste au défaut de la cuirasse de vos amis. Mais, encore une fois, que va dire M. Mikhaïlovski ? Ne va-t-il point vous remémorer la célèbre fable du pavé de l’ours ?

   Assez de polémique, n’est-ce pas ? Nous n’avons, semble-t-il, pas laissé sans réponse les objections de nos censeurs. Et, s’il nous est arrivé d’omettre quelqu’une d’entre elles, nous reviendrons, encore un coup, à notre controverse. On peut donc déposer la plume. Mais avant que de prendre congé, nous dirons deux mots encore à nos adversaires.

   Vous « sollicitez », Messieurs, la suppression du capitalisme. Regardez plutôt ce qui se passe : le capitalisme poursuit son chemin sans prêter la moindre attention à votre « sollicitude », tandis que votre « idéal » et vos excellentes intentions vous laissent piétiner sur place. Qu’en retirez-vous ? Rien de bon, ni pour vous-mêmes, ni pour les autres. D’où cela provient-il ? De ce que vous êtes des utopistes, de ce que vous vous hypnotisez sur vos plans utopiques de réformes sociales, sans voir les problèmes immédiats, vitaux qui, excusez la formule, vous pendent au nez. Réfléchissez un peu. Peut-être reconnaîtrez-vous que nous avons raison, nous en recauserons, au reste. Que le Seigneur, en attendant, vous ait en sa sainte garde. Amen !

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