La conception matérialiste de l’histoire

La conception matérialiste de l’histoire

Georgi Plekhanov

I

   Lorsque l’historien, j’entends un de ceux qui ne se sont pas privés du don de généralisation, embrasse par la pensée le passé et le présent du genre humain, il voit se dérouler un spectacle grandiose et mer­veilleux. En effet, vous savez sans doute que la science moderne suppose que l’homme existe sur notre globe depuis l’ancien quaternaire, c’est-à-dire de­puis au moins 200 000 ans. Mais si nous faisons abs­traction de ces calculs toujours hypothétiques, si nous admettons, comme on admettait dans le bon vieux temps, que l’homme a paru sur terre environ 4 000 ans avant l’ère chrétienne, nous avons quelque chose com­me 200 générations qui sont venues l’une après l’au­tre pour disparaître comme disparaissent les feuilles dans la forêt à l’approche de l’automne. Chacune de ces générations, que dis-je, presque chaque individu faisant partie de chaque génération a poursuivi ses propres buts, chacun a lutté pour sa propre existen­ce ou pour l’existence de ses proches et pourtant il y a eu un mouvement d’ensemble, il y a ce que nous appelons l’histoire du genre humain, nous rappelons à notre mémoire l’état de nos ancêtres, si nous nous représentons, par exemple, la vie des hom­mes de cette race qui peuplait les habitations dites lacustres, et si nous comparons cette vie a celle des Suisses de nos jours, nous apercevons une énorme différence. La distance qui sépare l’homme de ses pa­rents plus ou moins anthropomorphes s’est agrandie, le pouvoir de l’homme sur la nature s’est augmenté. Il est donc très naturel, je dirai plus, il est iné­vitable de se demander quelles ont été les causes de ce mouvement et de ce progrès.

   Cette question, la grande question des causes du mouvement historique et du progrès du genre humain est celle qui constitue l’objet de ce qu’on appelait autrefois la philosophie de l’histoire et qu’on fe­rait, me semble-t-il, mieux de désigner du nom de conception de l’histoire, c’est-à-dire de l’histoire considérée comme science, ne se contentant pas d’ap­prendre comment les choses se sont passées, mais, voulant savoir pourquoi elles se sont passées d’une telle manière et non pas d’une autre.

   Comme toute chose, la philosophie de l’histoire a eu son histoire à elle, je veux dire qu’à diffé­rentes époques les hommes qui s’occupaient de la question du pourquoi du mouvement historique ont répondu d’une façon différente à cette grande question. Chaque époque avait sa philosophie de l’histoire à elle. Vous m’objecterez peut-être que souvent à une même époque historique il n’y avait pas seulement une mais plusieurs écoles de philosophie de l’histoire. J’en tombe d’accord, mais je vous prie de considérer que les différentes écoles philosophiques propres à une période donnée de l’histoire ont toujours entre elles quelque chose de commun qui permet de les envisager comme différentes espèces d’un même genre, il y a naturellement aussi des survivances. Nous pouvons donc dire, pour simplifier le problème, que chaque période historique a sa propre philosophie de l’his­toire. Nous allons en étudier quelques-unes unes. Je commence par la philosophie ou conception théologique de l’histoire.

La conception théologique de l’histoire

   Qu’est-ce que là philosophie ou conception théologique de l’histoire ? Cette conception est la plus primitive, elle est intimement liée aux premiers efforts faits par la pensée humaine pour se rendre compte du monde extérieur.

   En effet, la conception la plus simple que l’homme puisse se faire de la nature, c’est d’y voir non pas des phénomènes dépendant les uns des autres et contrôlés par des lois invariables, mais des événements produits par l’action d’une ou de plusieurs volontés semblable à la sienne. Le philosophe français Guyau dit dans un de ses livres, qu’un enfant en sa présence traitait la lune de méchante parce qu’elle ne voulait pas se montrer, cet enfant considérait la lune comme un être animé, et, comme cet enfant, l’homme primitif anime toute la nature. L’animisme, la première phase du développement de la pensée religieuse, et le premier pas de la science, c’est l’explication animiste des événements de la nature et de les concevoir comme des phénomènes soumis à des lois. Tandis qu’un enfant croit que la lune ne se montre pas parce qu’elle est méchante, un as­tronome nous explique l’ensemble des conditions natu­relles qui, à un moment donné, nous permettent ou nous empêchent de voir tel ou tel astre. Or, tandis que dans l’explication de la nature, les progrès de la science ont été relativement rapides, la science de la société humaine et de son histoire n’avançait qu’avec beaucoup plus de lenteur. On admettait, l’ex­plication animiste des événements historiques à des époques où l’on se moquait déjà de l’explication ani­miste des phénomènes de la nature.

   Dans des sociétés souvent très civilisées, on trouvait tout à fait permis d’expliquer le mouvement historique de l’humanité comme la manifestation de la volonté d’une ou de plusieurs divinités. Cette expli­cation de l’histoire par l’action de la divinité constitue ce que nous appelons la conception théolo­gique de l’histoire.

   Pour vous donner deux exemples de cette concep­tion, je vais caractériser ici la philosophie histo­rique de deux hommes célèbres : Saint Augustin, évê­que d’Hippone et Bossuet, évê­que de Meaux.

   Saint Augustin envisage les événements histori­ques comme soumis à la Providence divine et, qui plus est, il est persuadé qu’on ne peut les envisager au­trement.

   «Considérez ce Dieu souverain et véritable, dit-il, ce Dieu unique et tout-puissant, auteur et créa­teur de toutes les âmes et de tous les corps… qui a fait de l’homme un animal raisonnable composé de corps et d’âme, ce Dieu, principe de toute règle, de toute beauté, de tout ordre qui donne à tout le nom­bre, le poids et la mesure, de qui dérive toute pro­duction naturelle, quels qu’en soient le genre et le prix, je demande s’il est croyable que ce Dieu ait souffert que les empires de la terre, leur domination et leur servitude restassent étrangers aux lois de, la Providence » (Cité de Dieu, traduction Emile Saisset, livre V, chap. XI, pp. 292-293).

   Ce point de vue général, Saint Augustin ne le quitte dans aucune de ses explications historiques.

   S’agit-il d’expliquer la grandeur des Romains, l’ évê­que d’Hippone nous raconte avec beaucoup de dé­tails comme quoi elle entrait dans les vues de la Di­vinité :

   « Après que les royaumes d’Orient eurent brillé sur la terre pendant une longue suite d’années, Dieu voulut que l’empire d’Occident, qui était le dernier dans l’ordre des temps, devint le premier de tous par sa grandeur et son étendue, et comme il avait à des­sein de se servir de cet empire pour châtier un grand nombre de nations, il le confia à des hommes passionnés pour la louange et l’honneur, qui mettaient la gloire dans celle de la patrie et étaient toujours prêts à se sacrifier pour son salut, triomphant ainsi de leur cupidité et de tous les autres vices par ce vice unique : l’amour de la gloire. Car, il ne faut pas se le dissimuler, l’amour de la gloire est un vi­ce… etc. » (p. 301).

   S’agit-il d’expliquer la prospérité du premier empereur chrétien Constantin, la volonté divine lève toute difficulté :

   « Le bon Dieu, nous dit saint Augustin, voulant empêcher ceux qui l’adorent… de se persuader qu’il est impossible d’obtenir les royaumes et les gran­deurs de la terre sans la faveur toute-puissante des démons, a voulu favoriser l’empereur Constantin, qui, loin d’avoir recours aux fausses divinités, n’adorait que la véritable, et de le combler de plus de biens qu’un autre n’en eût seulement osé souhaiter » (t. I, pp. 328-329 ).

   S’agit-il enfin de savoir pourquoi une guerre durait plus longtemps qu’une autre, saint Augustin nous dira que Dieu l’avait voulu ainsi : « De même qu’il dépend de Dieu d’affliger ou de consoler les hommes, selon les conseils de la justice et de sa mi­séricorde, c’est lui, aussi qui règle les temps des guerres, qui les abrège ou les prolonge à son gré  » (p. 323, tome I).

   Vous le voyez, saint Augustin reste toujours fi­dèle à son principe fondamental. Malheureusement, il ne suffit pas d’être fidèle à un principe donné pour trouver la Juste explication des phénomènes. Il faut avant tout que le philosophe de l’histoire étudie soigneusement tous les faits qui ont précédé et ac­compagné le phénomène qu’il cherche à expliquer. Le principe, fondamental ne peut et ne doit jamais servir que de fil conducteur dans l’analyse de la réalité historique. Or la théorie de saint Augustin est in­suffisante sous les deux rapports indiqués. Comme mé­thode d’analyse de la réalité historique, elle est nulle. Et quant à son principe fondamental, je vous prie d’observer ceci. Saint Augustin parle de ce qu’il appelle les lois de la providence avec tant de conviction et avec tant de détails, qu’on se demande, en le lisant, s’il n’a pas été le confident intime de son dieu. Et le même auteur, avec la même conviction, avec la même fidélité à son principe fondamental, et dans le même ouvrage, nous dit que les voies du Sei­gneur sont insondables. Mais s’il en est ainsi, pour­quoi entreprendre la tâche nécessairement ingrate et stérile de les sonder ? Et pourquoi nous indiquer ces insondables voies comme uns explication des événe­ments de la vie humaine ? La contradiction est palpa­ble, et puisqu’elle est palpable, on a beau avoir la foi fervente et inébranlable, on est forcé de renon­cer à l’interprétation théologique de l’histoire si l’on tient tant soit peu à la logique et si l’on ne veut pas prétendre que l’insondable, c’est-à-dire l’inexplicable, explique et fait comprendre toute chose.

   Passons à Bossuet. Comme Saint Augustin, Bos­sue t, dans sa conception de l’histoire, se place au point de vue théologique. Il est persuadé que les destinées historiques des peuples, ou, comme il s’ex­prime, les révolutions des empires sont réglées par la Providence.

   « Ces empires dit-il dans son Discours sur l’his­toire universelle, ont une liaison nécessaire avec l’histoire du peuple de Dieu. Dieu s’est servi des Assyriens et des Babyloniens pour châtier ce peuple, des Perses, pour le rétablir, d’Alexandre et de ses premiers successeurs, pour le protéger d’Antochius l’Illustre et de ses successeurs, pour l’exercer ; des Romains, pour soutenir sa liberté contre les rois de Syrie, qui ne songeaient qu’à la détruire. Les Juifs ont duré jusqu’à Jésus-Christ sous la puissance des mêmes Romains. Quand ils l’ont méconnu et cruci­fié, ces mêmes Romains ont prêté leurs mains sans y penser, à la vengeance divine et ont exterminé ce peuple ingrat » (Discours, éd. Garnier frères, p.334).

   En un mot, tous les peuples et tous les grands empires oui, l’un après l’autre apparurent sur la scène historique ont concouru par divers moyens au même but : au bien de la religion chrétienne et à la gloire de Dieu. Bossuet découvre à son élève les se­crets jugements de Dieu sur l’empire romain et sur Rome même, en se basant sur la révélation que le Saint Esprit a faite à saint Jean et que celui-ci a expliquée dans l’Apocalypse. Il parle, lui-aussi, comme si les voies du Seigneur avaient cessé d’être insondables, et, chose bien digne d’attention, le spectacle du mouvement historique ne lui inspire que le sentiment de la vanité des choses humaines.

   « Ainsi, dit-il, quand vous voyez passer comme en un instant devant vos yeux, je ne dis pas les rois et les empereurs, mais ces grands empires qui ont fait trembler tout l’univers et quand vous voyez les Assy­riens anciens et nouveaux, les Mèdes, les Perses, les Grecs, les Romains, se présenter successivement, et tomber, pour ainsi dire, les uns sur les autres, ce fracas effroyable vous fait sentir qu’il n’y a rien de solide parmi les hommes, et que l’inconstance et l’agitation est le« propre partage des choses humai­nes. » (Discours, p. 339).

   Ce pessimisme est un des traits les plus remar­quables de la philosophie historique de Bossuet. Et, tout bien considéré, il faut avouer que ce trait rend fidèlement le caractère essentiel du christianisme. Le christianisme promet à ses fidèles de la consolation, beaucoup de consolation ! Mais comment les console-t-il ? En les détachant des choses d’ici-bas, en les persuadant que tout est vanité sur la terre et que le bonheur n’est possible pour les humains qu’a­près la mort. Je vous prie de retenir ce trait dans votre mémoire s il vous donnera dans la suite un ter­me de comparaison.

   Un autre trait remarquable de la philosophie historique de Bossuet, c’est que, dans l’interpréta­tion des événements historiques, il ne se contente pas, comme Saint Augustin, d’en appeler à la volonté du bon Dieu, mais porte déjà son attention vers ce qu’il appelle les causes particulières des révolu­tions des empires.

   « Car ce même dieu – dit-il – qui a fait l’en­chaînement de l’univers, et qui, tout-puissant par lui-même, a voulu aussi que le cours des choses hu­maines eût sa suite et ses proportions » Je veux dire que les hommes et les nations ont eu les qualités, proportionnelles à l’élévation à laquelle ils étaient destinés, et qu’à la réserve de certains coups ex­traordinaires, où Dieu voulait que sa main parût tou­te seule, il n’est point arrivé de grand changement qui n’ait eu ses causes dans les siècles précédents. Et comme, dans toutes les affaires, il y a ce qui les prépare, ce qui détermine à les entreprendre, et ce qui les fait réussir, la Vraie science de l’histoire est de remarquer dans chaque temps ces secrètes dis­positions qui ont préparé les grands changements et les conjonctures importantes qui les ont fait arri­ver. » (Discours, pp. 339-340).

   Ainsi, d’après Bossuet, il arrive bien dans l’histoire des événements où la main de Dieu paraît toute seule, où, en d’autres termes Dieu agit d’une façon immédiate. Ces événements-là, ce sont, pour ainsi dire, des miracles historiques. Mais, pour la plupart des cas et dans la marche ordinaire des cho­ses, les changements qui ont lieu à une époque donnée ont leurs causes dans les époques précédentes. La tâ­che de la vraie science est d’étudier ces causes qui n’ont rien de surnaturel, puisqu’elles ne tiennent qu’à la nature des hommes et des nations.

   Dans sa conception théologique de l’histoire, Bossuet fait donc une large place à l’explication naturelle des événements historiques. Il est vrai que cette explication naturelle est, chez lui, intimement liée à l’idée théologique; c’est toujours le bon Dieu qui donne aux hommes et aux nations des qualités proportionnelles à l’élévation à laquelle il les des­tine. Mais, une fois données, ces qualités agissent toutes seules, et tant qu’elles agissent, nous avons non seulement le droit mais le devoir, Bossuet le dit catégoriquement, de chercher l’explication naturelle de l’histoire.

   La philosophie historique de Bossuet a, sur cel­le de Saint Augustin, le grand avantage d’insister sur la nécessité d’étudier les causes particulières des événements. Mais cet avantage n’est, au fond, qu’un aveu, inconscient et involontaire sans doute, de 1’impuissance et de la stérilité de la conception théologique proprement dite, c’est à dire de la mé­thode qui consiste à expliquer les phénomènes par l’action d’un ou de plusieurs agents surnaturels.

   Cet aveu, les ennemis de la théologie en surent bien tirer parti au siècle suivant.

   Le plus redoutable parmi ces ennemis, le pa­triarche de Ferney, Voltaire, dit très malicieusement dans son célèbre Essai sur les mœurs des Nations : « Rien n’est plus digne de notre curiosité que la ma­nière dont Dieu voulut que l’Eglise s’établit en faisant concourir les causes secondes à ses décrets éternels. Laissons respectueusement ce qui est divin à ceux qui en sont les dépositaires, et attachons-nous uniquement à l’historique . » ( Essai, édition de Beuchot, t. I, p. 346 ).

La conception idéaliste de l’histoire

   La conception théologique de l’histoire est donc mise respectueusement de côté. Voltaire s’attache à l’historique, il s’efforce d’expliquer les phénomènes par leurs causes secondes, c’est-à-dire naturelles. Mais en quoi consiste la science, si ce n’est dans l’explication naturelle des phénomènes ?

   La philosophie historique de Voltaire est un es­sai d’interprétation scientifique de l’histoire.

   Considérons cet essai d’un peu plus près. Voyons par exemple, quelles ont été, d’après Voltaire, les causes de la chute de l’empire romain.

   La décadence romaine a été longue et lente, mais parmi les fléaux qui ont causé la chute du colossal empire. Voltaire fait ressortir surtout les deux sui­vants : 1° les Barbares, 2° les disputes de religion.

   Les Barbares ont détruit l’empire romain. Mais pourquoi, demande Voltaire, les Romains ne les exter­minèrent-ils pas, comme Marius avait exterminé les Cimbres ? C’est qu’il ne se trouvait point de Marius. Et pourquoi ne se trouvait-il pas de Marius ? Parce que les mœurs des Romains avaient changé. La symptô­me le plus éclatant de ce changement dans les mœurs, c’est que l’empire romain avait alors plus de moines que de soldats. « Ces moines couraient en troupe de ville en ville pour soutenir ou pour détruire la consubstantialité du Verbe…  » (Ibid., t. I, p. 377).

   « Comme les descendants de Scipion étaient deve­nus des controversistes, comme la considération per­sonnelle était passée des Hortensius et des Cicéron aux Cyrille, aux Grégoire, aux Amboise, tout fut per­du et si l’on doit s’étonner de quelque chose, c’est que l’empire romain ait subsisté encore un peu de temps. » (Ibid., t. I, p. 377).

   Vous voyez bien ici quelle était, d’après Vol­taire, la cause principale de la chute de Rome. Cette cause, c’est le triomphe du christianisme. D’ailleurs Voltaire le dit lui-même avec son ironie mordante : « Le christianisme ouvrait le ciel, mais il perdait l’empire » (Ibid., t. I, p. 337).

   A-t-il eu raison, a-t-il eu tort ? C’est ce qui ne nous regarde pas maintenant. Ce qui nous importe, c’est de nous rendre compte exactement des idées his­toriques de Voltaire. L’examen critique de ces idées ne viendra qu’ensuite.

   Donc, nous voyons que, selon Voltaire, le chris­tianisme a perdu l’empire romain, Humainement par­lant, il est permis sans doute de demander pourquoi le christianisme a triomphé de Rome ?

   Pour Voltaire, le principal instrument de la Victoire des chrétiens fut Constantin, qu’il nous re­présente conformément à la vérité historique. Mais un homme, fût-il empereur, et fût-il très méchant et très superstitieux, serait-il jamais capable d’assu­rer le triomphe d’une religion ?

   Voltaire croyait que oui. Et, pour le croire, il n’était pas le seul de son siècle. Tous les philoso­phes le croyaient aussi. Comme exemple, je vous cite­rai les considérations d’un autre écrivain sur l’ori­gine du peuple juif et sur le christianisme.

   Si la conception théologique de l’histoire con­siste à expliquer l’évolution historique par la vo­lonté et l’action, directe ou indirecte, d’un ou de plusieurs agents surnaturels, la conception idéaliste – dont Voltaire et ses amis étaient les partisans convaincus – consiste à expliquer cette même évolu­tion par l’évolution des mœurs et des idées, ou de l’opinion, comme on s’exprimait au XVIII° siècle.

   « J’entends par opinion, dit Suard, le résultat de la masse de vérités et d’erreurs répandues dans une nation, résultat qui détermine ses jugements d’estime ou de mépris, d’amour ou de haine, qui forme ses penchants et ses habitudes, ses idées et ses ver­tus, en un mot, ses mœurs. » (Suard, Mélanges de Lit­térature, III, p. 400).

   Puisque c’est l’opinion qui gouverne le monde, il est évident que l’opinion est la cause fondamenta­le, la cause la plus profonde, du mouvement histori­que, et il n’y a pas lieu de s’étonner qu’un histo­rien en appelle à l’opinion comme à une force qui produit en dernière instance les événements de telle ou telle époque.

   Et si l’opinion en général explique les événe­ments historiques, il est tout naturel de chercher dans l’opinion religieuse (dans le christianisme par exemple), la cause la plus profonde de la prospérité ou de la décadence d’un empire (par exemple de l’em­pire de Rome). Voltaire était donc fidèle à la philo­sophie historique de son temps en disant que le christianisme a causé la ruine de l’empire de Rome.

   Mais parmi les philosophes du XVIII° siècle, il y en avait plusieurs qui sont connus comme des maté­rialistes. Tels étaient, par exemple, Holbach, l’au­teur du célèbre Système de la nature , et Helvétius, l’auteur du livre non moins célèbre De l’Esprit . Il est très naturel de supposer qu’au moins ces philoso­phes-là n’approuvaient pas la conception idéaliste de l’histoire.

   Eh bien ! Cette supposition, toute naturelle qu’elle paraisse, est erronée : Holbach et Helvétius, matérialistes dans leur conception de la nature étaient idéalistes en ce qui concerne l’histoire.

   Comme tous les philosophes du XVIII° siècle, comme toute la  » séquelle des Encyclopédistes « , les matéria­listes de ce temps-là croyaient que l’opinion gouver­ne le monde et que l’évolution de l’opinion explique en dernière analyse toute l’évolution historique.

   « L’ignorance, l’erreur, le préjugé, le défaut d’expérience, de réflexion et de prévoyance, voilà les vraies sources du mal moral. Les hommes ne se nuisent à eux-mêmes et ne blessent leurs associés, que parce qu’ils n’ont point d’idées de leurs vrais intérêts. » (Système social, t. II, chap. I, p. 5).

   Dans un autre endroit du même ouvrage, nous li­sons :

   « L’histoire nous prouve qu’en matière de gouver­nement, les nations furent de tout temps le jouet de leur ignorance, de leur imprudence, de leur crédulité de leurs terreurs paniques, et surtout des passions de ceux qui surent prendre de l’ascendant sur la mul­titude. Semblables à des malades qui s’agitent sans cesse dans leur lit, sans y trouver de position con­venable, les peuples ont souvent changé la forme de leurs gouvernements mais ils n’ont jamais eu ni le pouvoir, ni la capacité de réformer le fond, de re­monter à la vraie source de leurs maux ; ils se vi­rent sans cesse ballottés par des passions aveugles. » (Ibid., II, p. 27).

   Ces citations vous montrent que, d’après le ma­térialiste Holbach, l’ignorance fut la cause du mal moral et politique. Si les peuples sont méchants, c’est grâce à leur ignorance, si leurs gouvernements sont absurdes, c’est parce qu’ils n’ont pas su décou­vrir les vrais principes de l’organisation sociale et politique, si les révolutions faites par les peuples n’ont pas déraciné le mal moral et social, c’est par­ce qu’ils n’ont pas eu assez de lumières. Mais qu’est ce que l’ignorance ? Qu’est-ce que l’erreur ? Qu’est-ce que le préjugé ? L’ignorance, l’erreur, le préjugé, tout cela, ce n’est que de l’opinion erronée. Et si l’ignorance, l’erreur et le préjugé ont empêché les hommes de découvrir les vraies bases de l’organi­sation politique et sociale, il est clair que c’est l’opinion erronée qui a gouverné le monde. Holbach est donc, là-dessus, du même avis que la plupart des philosophes du XVIII° siècle.

   Quant à Helvétius, je ne citerai que son opinion sur le système féodal. Dans une lettre à Saurin sur l’Esprit des Lois de Montesquieu, il dit :

   « Mais que diable veut-il nous apprendre par son Traité des Fiefs ? Est-ce une matière que devait chercher à débrouiller un esprit sage et raisonnable ? Quelle législation peut résulter de ce chaos barbare de lois que la force a établies, que l’ignorance a respectées, et qui s’opposeront toujours à un bon or­dre de choses ? » (Œuvres, III, p. 266).

   Dans un autre endroit, il dit « Montesquieu est trop féodaliste, et le gouvernement féodal est le chef-d’œuvre de l’absurdité « . (Œuvres, III, p.314).

   Ainsi, Helvétius trouve que le féodalisme, c’est à dire tout un système d’institutions sociales et po­litiques, était le chef-d’œuvre de l’absurdité et, par conséquent, devait son origine à l’ignorance ou, en d’autres termes, à une opinion erronée. C’est donc toujours l’opinion qui, en bien ou en mal, a gouverné le monde.

   J’ai dit qu’il nous importait non pas de criti­quer cette théorie, mais de bien la connaître et de bien saisir sa nature. Maintenant que nous la con­naissons, il nous est non seulement permis, mais né­cessaire de l’analyser.

   Eh bien, cette théorie est-elle vraie ou est-elle fausse ?

   Est-il vrai, oui ou non, que les hommes qui ne comprennent pas en quoi consistent leurs intérêts ne pouvaient les servir de façon raisonnable ? Cela est vrai sans contredit.

   Est-il vrai, oui ou non, que l’ignorance a causé beaucoup de maux à l’humanité et qu’un système social et politique basé sur la soumission et sur l’exploi­tation de l’homme par l’homme, tel que fut le féodalisme, n’est possible que dans un temps d’ignorance et de préjugés profondément enracinés ?

   Cela est bien vrai, et je ne vois pas comment on pourrait contester une vérité aussi indubitable.

   Est-il vrai, est-il faux, en un mot, que l’opi­nion, dans le sens déterminé par Suard, a une grande influence sur la conduite des hommes ? Quiconque con­naît les hommes dira que cela aussi est indubitable et indiscutable.

La force des idées … et leur origine

   La conception idéaliste de l’histoire est-elle donc basée sur la vérité ?

   Je réponds oui et non. Et voici ce que j’entends par-là.

   La conception idéaliste de l’histoire est vraie dans ce sens qu’il y a du vrai en elle. Oui, il y a du vrai. L’opinion à une très grande influence sur les hommes. Nous avons donc le droit de dire qu’elle gouverne le monde. Mais nous avons bien le droit de nous demander si cette opinion qui gouverne le monde n’est gouvernée par rien du tout ? Autrement dit, nous pouvons et nous devons nous demander si les opi­nions et les sentiments des hommes sont une chose soumise au hasard. Poser cette question, c’est la ré­soudre aussitôt dans le sens négatif. Non, les opi­nions et les sentiments des hommes ne sont point sou­mis au hasard. Leur génération comme leur évolution est soumise à des lois que nous devons étudier. Dès que vous admettez ceci – et le moyen de ne pas l’ad­mettre ? – vous êtes forcés de reconnaître que si l’opinion gouverne le monde, elle ne le gouverne pas en souverain absolu, qu’elle est gouvernée à son tour et que, par conséquent, celui qui en appelle à l’opi­nion est loin de nous indiquer la cause fondamentale, la cause la plus profonde du mouvement historique.

   Il y a donc de la vérité dans la conception idéaliste de l’histoire. Mais il n’y a pas toute la vérité.

   Pour connaître toute la vérité, il nous faut re­prendre la recherche justement là où la conception idéaliste l’abandonne. Il nous faut tâcher de nous rendre un compte exact des causes de la génération et de l’évolution de l’opinion des hommes vivant en so­ciété.

   Pour faciliter notre tâche, procédons avec mé­thode, et, avant tout, voyons si l’opinion, c’est à dire, conformément à la définition donnée par Suard, la masse de vérités et d’erreurs répandue parmi les hommes leur est innée, si elle naît avec eux pour ne disparaître qu’avec eux. Cela revient à nous demander s’il y a des idées innées.

   Il fut un temps où l’on était fermement convain­cu que les idées, au moins en partie, sont innées. En admettant l’existence des idées innées, on admettait en même temps que ces idées-là constituent un fonds commun à l’humanité toute entière, un fonds qui est toujours le même dans tous les temps et tous les cli­mats.

   Cette opinion, très répandus autrefois, fut vic­torieusement combattue par un philosophe anglais de grand mérite, John Locke. Dans son célèbre livre in­titulé : Essai sur l’entendement humain , John Locke a prouvé qu’il n’y a point d’idées, de principes ou de nations innées dans l’esprit de l’homme.

   Les idées ou les principes des hommes leur vien­nent de l’expérience, et c’est également vrai en ce qui concerne les principes spéculatifs, comme les principes pratiques ou principes de morale. Les prin­cipes de morale, varient selon les temps et les lieux. Quand les hommes condamnent une action, c’est parce qu’elle leur est nuisible. Quand ils la louent, c’est qu’elle leur est utile. L’intérêt (non pas l’intérêt personnel, mais l’intérêt social) détermine donc les jugements des hommes dans le domaine de la vie socia­le. Telle était la doctrine de Locke, dont tous les philosophes français du XVIII° siècle étaient des partisans convaincus. Nous avons donc le droit de prendre cette doctrine pour point de départ de notre critique de leur conception de l’histoire.

   Il n’existe point d’idées innées dans l’esprit des hommes ; c’est l’expérience qui détermine les Idées spéculatives et c’est l’intérêt social qui dé­termine les « idées pratiques ». Admettons ce principe et voyons quelles conséquences en découlent.

II

La réaction après la Révolution Française

   Un grand événement historique sépare le XVIII° siècle du XIX° : la Révolution Française, qui comme un ouragan a passé sur la France en détruisant l’an­cien régime et en balayant ses débris. Elle a eu une profonde influence sur la vie économique, sociale, politique et intellectuelle non seulement de la Fran­ce, mais de l’Europe entière. Elle n’a pas pu rester sans influence sur la philosophie de l’histoire.

   Quelle a été cette influence ?

   Eh bien ! Son résultat le plus immédiat a été un sentiment d’immense lassitude.

   Le grand effort fait par les gens de ce temps-là a provoqué un besoin impérieux de repos.

   A côté de ce sentiment de lassitude, inévitable après toute grande dépense d’énergie, il y a eu aussi un certain scepticisme. Le XVIII° siècle croyait fer­mement au triomphe de la raison. La raison finit tou­jours par avoir raison, disait Voltaire. Les événe­ments de la Révolution ont brisé cette foi. On a vu tant d’événements inattendus, on a vu triompher tant de choses qui semblaient tout à fait impossibles et absolument déraisonnables, on a vu tant de calculs les plus sages renversés par la brutale logique des faits, qu’on s’est dit que la raison ne finira proba­blement jamais par avoir raison. Nous avons là-dessus le précieux témoignage d’une femme d’esprit, qui sa­vait observer ce qui se passait autour d’elle.

   « La plupart des hommes, dit Mme de Staël, épou­vantés des vicissitudes effroyables, dont les événe­ments politiques nous ont offert l’exemple, ont perdu maintenant tout intérêt au perfectionnement d’eux-mê­mes et sont trop frappés de la puissance du hasard pour croire à l’ascendant les facultés intellectuel­les » (De la littérature, Préface, p. XVIII).

   On était donc épouvanté par la puissance du ha­sard. Mais qu’est-ce que le hasard ? Et qu’est-ce que le hasard dans la vie des sociétés ? Il y a matière à discussion philosophique là-dedans. Mais sans entrer dans cette discussion, nous pouvons dire que trop souvent les hommes attribuent au hasard ce dont les causes leur restent inconnues. Aussi quand le hasard leur fait trop et trop longtemps sentir sa puissance, ils finissent par essayer d’expliquer et de découvrir les causes des phénomènes qu’ils considéraient auparavant comme fortuits. Et c’est justement ce que nous voyons dans le domaine de la science historique au commencement du dix-neuvième siècle.

Philosophie de l’histoire de Saint-Simon

   Saint Simon, une des têtes les plus encyclopédi­ques et les moins méthodiques de la première moitié de ce siècle, s’efforce de poser les bases d’une science sociale. La science sociale, la science de la société humaine, la physique sociale, comme il l’ap­pelle parfois, peut et doit, selon lui, devenir une science aussi exacte que les sciences naturelles. Nous devons étudier les faits relatifs à la vie pas­sée de l’humanité pour découvrir les lois de son pro­grès. Nous ne pourrons prévoir l’avenir, que lorsque nous aurons compris le passé. Et pour le comprendre, pour expliquer le passé, Saint-Simon étudie surtout l’histoire de l’Europe occidentale depuis la chute de l’empire romain.

   On voit dans cette histoire, la lutte des indus­triels (ou du Tiers Etat, comme on disait au siècle précédent) contre l’aristocratie. Les industriels se sont ligués avec la royauté, et, par l’appui qu’ils ont donné aux rois, ils leur ont fourni les moyens de s’emparer du pouvoir politique, qui se trouvait aupa­ravant dans les mains des seigneurs féodaux. En échange de leurs services la royauté leur a donné sa protection, au moyen de laquelle ils ont pu remporter beaucoup d’importantes victoires sur leurs ennemis. Peu à peu, le travail et l’organisation aidant, les industriels sont parvenus à posséder une force socia­le imposante, bien supérieure à celle de l’aristocra­tie.

   La Révolution Française n’était, pour Saint-Si­mon, qu’un épisode de la grande lutte, plusieurs fois séculaire, entre les industriels et les nobles. Et toutes ses propositions pratiques se réduisaient à des projets, des mesures qu’il fallait, selon lui, prendre pour compléter et consolider la victoire des industriels et la défaite des nobles. Or, la lutte des industriels contre la noblesse était la lutte de deux intérêts opposés. Et si cette lutte a, comme le dit Saint-Simon, rempli toute l’histoire de l’Europe occidentale depuis le XV° siècle, nous pouvons dire que c’est la lutte des grands intérêts sociaux, qui était la cause du mouvement historique dans la pério­de indiquée. Nous voici donc assez loin de la concep­tion historique du dix-huitième siècle : ce n’est pas l’opinion, c’est l’intérêt social ou pour mieux dire, l’intérêt des grands éléments constructifs de la so­ciété, 1’intérêt des classes et la lutte sociale pro­voquée par l’opposition de ces intérêts, qui gouver­nent le monde et qui déterminent la marche de l’his­toire.

   Par ses idées historiques, Saint-Simon a eu une influence décisive sur un des plus grands historiens français : Augustin Thierry. Et comme Augustin Thierry a fait une véritable révolution dans la science his­torique de son pays, il nous sera bien utile d’analy­ser ses idées.

Les conceptions d’Augustin Thierry et de Mignet

   Vous vous rappelez, je suppose, ce que je vous ai dit d’Holbach et qui concernait l’histoire du peu­ple juif. Cette histoire était, pour Holbach, l’œu­vre d’un seul homme. Moïse, qui a façonné le caractè­re des Juifs et qui leur a donné leur constitution sociale et politique, ainsi que leur religion. Et chaque peuple, ajoutait Holbach, a eu son Moïse. La philosophie historique du -dix-huitième siècle ne con­naissait que l’individu, les grands hommes. La masse, le peuple comme tel, n’existait presque point pour elle. La philosophie historique d’Augustin Thierry est, sous ce rapport, juste le contraire de ce qu’était celle du dix-huitième siècle. « C’est une chose bien simple, dit-il, dans ses Lettres sur l’histoire de France, que l’obstination des historiens à n’at­tribuer jamais aucune spontanéité, aucune conception aux masses d’hommes. Si tout un peuple émigre et se fait un nouveau domicile, c’est, au dire des annalis­tes et des poètes, quelque héros, qui pour son nom s’avise de fonder un empire, si des nouvel­les coutumes s’établissent, c’est quelque législateur qui les imagine et les impose, si une cité s’organi­se, c’est quelque prince qui lui donne l’être, et toujours le peuple et les citoyens sont de l’étoffe pour la pensée d’un seul homme.  » (Dix ans, p. 346).

   La Révolution a été l’œuvre des masses populai­res et cette révolution dont le souvenir était si frais au temps de la Restauration ne permettait plus d’envisager le mouvement historique comme l’œuvre d’individus plus ou moins sages et plus ou moins ver­tueux. Au lieu de s’occuper des faits et gestes des grands hommes, les historiens voulaient dorénavant s’occuper de 1’histoire des peuples. C’est déjà très important et cela vaut bien la peine d’être retenu dans la mémoire.

   Allons plus loin. Ce sont les grandes masses qui font l’histoire. Soit. Mais pourquoi la font-elles ? En d’autres termes, quand les masses agissent, dans quel but agissent-elles ? Dans le but de garantir leurs intérêts, répond Augustin Thierry. «  Voulez-vous dit-il, savoir au juste qui a créé cette institution, qui a conçu une entreprise sociale ? Cherchez quels sont ceux qui en ont véritablement besoin, à ceux-là doit appartenir la pensée première, la volonté d’agir et tout au moins la plus grande part dans l’exécu­tion, is fecit cui prodest : l’axiome vaut en his­toire comme en droit.  » (Dix ans , p. 348).

   La masse agit donc dans son intérêt, l’intérêt est la source, le mobile de toute création sociale. Il est donc facile de comprendre que lorsqu’une ins­titution devient opposée à l’intérêt de la masse, la masse commence une lutte contre cette institution. Et comme uns institution nuisible à la masse du peuple est souvent utile à la classe privilégiée, la lutte contre cette institution devient une lutte contre la classe privilégiée. La lutte de classes d’hommes et d’intérêts opposés joue un grand rôle dans la philo­sophie historique d’Augustin Thierry. Cette lutte a rempli, par exemple, l’histoire de l’Angleterre de­puis la conquête normande jusqu’à la révolution qui renversa la dynastie des Stuarts. Dans la révolution anglaise du XVII° siècle luttaient deux classes d’hommes : les vainqueurs (la noblesse), les vaincus (la masse du peuple, bourgeoisie comprise). « Chaque personnage, dit notre historien, dont les aïeux s’é­taient trouvés enrôlés dans la grande armée d’inva­sion, quittait son château pour aller dans le camp royal prendre le commandement que son titre lui assi­gnait. Les habitants des villes et des ports se ren­daient en foule au camp opposé. On pouvait dire que le cri de ralliement des deux armées était, d’un côté oisiveté et pouvoir, de l’autre travail et liberté ; car les désœuvrés, les gens qui ns voulaient d’autre occupation dans la vie que celle de jouir sans peine, de quelque caste qu’ils fussent, s’enrôlaient dans les troupes royales où ils allaient défendre des in­térêts conformes aux leurs, tandis que les familles de la caste des anciens vainqueurs, que l’industrie avait gagnés, s’unissaient au parti des Communes.  » (Ibid., p. 543).

   Cette lutte des deux classes, ce n’est pas seu­lement dans le domaine social et politique qu’elle déterminait le mouvement. On voit son influence dans le domaine des idées. Les opinions religieuses des Anglais du XVII° siècle étaient, suivant Thierry, fa­çonnées par leur position sociale . « C’était pour des intérêts positifs que la guerre se soutenait de part et d’autre. Le reste n’était qu’apparence ou prétex­te. Ceux qui s’engageaient dans la cause des sujets, étaient, pour la plupart, presbytériens, c’est à dire que, même en religion, ils ne voulaient aucun joug. Ceux qui soutenaient la cause contraire étaient épiscopaux ou papistes, c’est à dire qu’ils aimaient à trouver, jusque dans les formes du culte, du pouvoir à exercer, des impôts à lever sur les hommes . » (Ibid., p. 54).

   Nous voici encore plus loin de la philosophie historique du XVIII° siècle. Au XVIII° siècle, l’opi­nion gouverne le monde. Ici, l’opinion, dans le domaine de la religion, est déterminée, gouvernée, par la lutte des classes.

   Et notez bien que l’historien dont je viens de parler n’est pas le seul à croire ainsi. Sa philoso­phie historique est celle de tous les historiens re­marquables du temps de la Restauration. Un contempo­rain d’Augustin Thierry, Mignet se tient au même point de vue. Dans son remarquable ouvrage De la féo­dalité, il envisage l’évolution sociale de la façon suivante : « Les intérêts qui dominent décident du mouvement social. Ce mouvement arrive à son but à travers des oppositions, cesse quand il l’a atteint, est remplacé par un autre, qui ne s’aperçoit pas lorsqu’il commence, et qui ne se fait connaître que lorsqu’il est le plus fort. Telle a été la marche de la féodalité. Elle était dans les besoins avant d’être dans le fait, première époque, et elle a été ensuite dans le fait en cessant d’être dans les be­soins, seconde époque, ce qui a fini par la faire sortir du fait . » (La Féodalité , pp. 77-78).

   Ici nous nous trouvons de nouveau très loin de la philosophie du XVIII° siècle. Helvétius reprochait à Montesquieu d’étudier avec trop d’attention les lois féodales. Le système féodal était pour lui le chef-d’œuvre de l’absurdité et comme tel, ne valait pas la peine d’être étudié. Mignet admet au contraire qu’il fut un temps, le Moyen-Age, où le système féo­dal était dans les besoins, où il était donc utile à la société, il dit que c’est justement cette utilité qui l’a fait naître. Mignet répète souvent que ce ne sont pas les hommes qui mènent les choses, mais les choses qui mènent les hommes. Et c’est de ce point de vue-là qu’il considère les événements dans son His­toire de la Révolution Française. En parlant de l’As­semblée Constituante, il dit : « Les classes aristo­cratiques avaient les intérêts contraires à ceux du parti national. Aussi la noblesse et le haut clergé, qui formèrent la droite de l’Assemblée, furent en op­position constante avec lui, excepté dans certains jours d’entraînement. Ces mécontents de la révolution qui ne surent ni l’empêcher par leurs sacrifices, ni l’arrêter par leur adhésion, combattirent d’une ma­nière systématique toutes ses réformes . » (Histoire de la Rév. Franc ., Vol. I, p. 105).

   Ainsi les groupements politiques sont déterminés par les intérêts de classes. Et ce sont les mêmes intérêts qui donnent naissance à des considérations po­litiques. Mignet nous dit que la Constitution de 1791 « était l’œuvre de la classe moyenne, qui se trouvait alors la plus forte, car, comme on le sait, la force qui domine s’empare toujours des institutions ». « La journée du Dix Août fut l’insurrection de la multitu­de contre la classe moyenne et contre le trône constitutionnel, comme le 14 Juillet avait été l’insur­rection de la classe moyenne contre les classes pri­vilégiées et le pouvoir, absolu de la couronne. » (Ibid., p. 210 ; p. 290).

   Comme Thierry, Mignet est le représentant con­vaincu de la classe moyenne. Tant qu’il s’agit de ju­ger l’action politique de cette classe, Mignet va jusqu’à préconiser les moyens violents, « On n’ob­tient le droit que par la force » .

   Chez Guizot nous retrouvons les mêmes tendances, les mêmes sympathies et le même point de vue. Mais, chez lui, ces tendances et ces sympathies sont plus prononcées et ce point de vue est mieux précisé. Déjà dans ses Essais sur l’Histoire de France , qui paru­rent en 1821, il dit avec beaucoup de clarté quelle est, selon lui, la base de l’édifice social. « C’est par l’étude des institutions politiques que la plu­part des écrivains, érudits historiens ou publicistes ont cherché à connaître l’état de la Société, le de­gré ou le genre de sa civilisation. Il eût été plus sage d’étudier d’abord la société elle-même pour con­naître et comprendre ses institutions politiques. Avant de devenir cause, les institutions sont effet, la société les produit avant d’en être modifiée, et au lieu de chercher dans le système ou les formes du gouvernement quel a été l’état du peuple, c’est l’état du peuple qu’il faut examiner avant tout pour savoir quel a dû, quel a pu être le gouvernement « . (Essais sur l’Histoire de France , 12° édition, p. 73.)

   On pourrait trouver des textes de même sens dans les ouvrages de Guizot , d’Armand Carrel et de Tocqueville . Aussi je crois bien avoir le droit de dire qu’au commence­ment du XIX° siècle, les sociologues, les historiens et les critiques nous renvoient tous à l’état social comme à la base la plus profonde des phénomènes de la société humaine. Nous savons ce que c’est que cet état, c’est « l’état des personnes  » comme dit Guizot, c’est l’état des pro­priétés . Mais d’où vient-il cet état, duquel tout dépend dans la société ? Dès que nous aurons une réponse nette et précise à cette question, nous pourrons nous expliquer le mouvement historique et le progrès du genre humain. Mais cette grande question, cette question des questions, les historiens la laissent sans réponse.

   Ainsi nous sommes devant cette contradiction : les idées, les sentiments, l’opinion sont déterminés par l’état social, et l’état social est déterminé par l’opinion. A est la cause de B, et B est la cause de A.

III

   Jusqu’à présent, en parlant de l’évolution de la philosophie de l’histoire, j’ai considéré surtout la France. A l’exception de Saint Augustin et d’Holbach, tous les auteurs, dont J’ai exposé devant vous les idées historiques, étaient des Français. Maintenant nous allons traverser la frontière pour mettre le pied sur le sol germanique.

La philosophie de l’histoire de Schelling

   L’Allemagne de la première moitié du dix-neuviè­me siècle était le pays classique de la philosophie. Fichte, Schelling, Hegel et tant d’autres, moins cé­lèbres, mais non moins attachés à la recherche de la vérité, vinrent approfondir les questions philosophi­ques, cas redoutables questions qui sont si vieilles déjà et qui restent pourtant toujours nouvelles.

   Parmi ces grandes questions, la philosophie de l’histoire occupe une place des plus importantes. Il ne sera donc pas inutile de voir comment les philoso­phes allemands répondaient à la question de savoir quelles sont les causes du mouvement historique et du progrès du genre humain. Mais comme nous n’avons pas assez de temps pour analyser en détail la philosophie de l’histoire propre à chacun d’eux, force nous est de nous contenter d’interroger les deux principaux : Schelling et Hegel, et encore ne pourrions-nous qu’effleurer leurs idées historiques. Ainsi, en ce qui concerne Schelling, nous ne parlerons que de sa no­tion de la liberté.

   L’évolution historique est une suite de phénomè­nes soumis à des lois. Les phénomènes soumis à des lois sont des phénomènes nécessaires. Exemple : la pluie. La pluie est un phénomène soumis à des lois. Cela veut dire que dans des circonstances données, des gouttes d’eau tombent nécessairement sur la ter­re. Cela se comprend très facilement lorsqu’il s’agit de gouttes d’eau qui n’ont ni conscience ni volonté.

   Mais, dans les phénomènes historiques, ce ne sont pas des choses inanimées, ce sont des hommes qui agissent, et les hommes sont doués de conscience et de volonté. On peut donc très légitimement se deman­der si la notion de la nécessité – hors de laquelle il n’y a pas de conception scientifique – des phéno­mènes, en histoire comme dans la science de la natu­re, n’exclut pas celle de la liberté humaine. Formu­lée en d’autres termes, la question se pose ainsi : Y a-t-il moyen de concilier la libre action des hommes avec la nécessité historique ?

   Au premier abord, il semble que non, que la né­cessité exclut la liberté, et vice-versa. Mais il n’en est ainsi que pour celui dont le regard s’arrête à la surface des choses, à l’écorce des phénomènes. En réalité, cette fameuse contradiction, cette prétendue antinomie de la liberté et de la nécessité, n’existe pas. Loin d’exclure la liberté, la nécessité en est la condition et le fondement. C’est justement ce que Schelling s’attachait à prouver dans un des chapitres de son Système de l’idéalisme transcendental .

   Selon Schelling, la liberté est impossible sans la nécessité. Si en agissant, je ne puis compter que sur la liberté des autres hommes, il m’est impossible de prévoir les conséquences de mes actions, puisque à chaque instant, mon calcul le plus parfait pourrait être complètement déjoué par la liberté d’autrui, et par conséquent il pourrait résulter de mes actions, tout autre chose que ce que j’avais prévu.

   Ma liberté serait donc nulle, ma vie serait sou­mise au hasard. Je ne saurais être sûr des conséquen­ces de mes actions que dans les cas où je pourrais prévoir les actions de mes prochains, et pour que je puisse les prévoir, il faut qu’elles soient soumises à des lois, c’est à dire qu’il faut qu’elles soient déterminées, qu’elles soient nécessaires. La nécessi­té des actions des autres est donc la première condi­tion de la liberté de mes actions. Mais, d’un autre côté, en agissant de façon nécessaire, les hommes peuvent en même temps conserver la pleine liberté de leurs actions.

   Qu’est-ce qu’une action nécessaire ? C’est une action qu’il est impossible à un individu donné de ne pas faire dans des circonstances données. Et d’où vient l’impossibilité de ne pas faire cette action ? Elle vient de la nature de cet homme, façonnée par son hérédité et par son évolution antérieure. La na­ture de cet homme est telle qu’il ne peut pas ne pas agir d’une façon donnée dans des circonstances don­nées. C’est clair, n’est-ce-pas ? Eh bien ! ajoutez à cela que la nature de cet homme est telle, qu’il ne peut pas ne pas avoir certaines volitions, et vous aurez concilié la notion de la liberté avec celle de la nécessité. Je suis libre quand je peux agir comme je veux. Et ma libre action est en même temps néces­saire, puisque ma volition est déterminée par mon or­ganisation et par les circonstances données. La né­cessité n’exclut donc pas la liberté. Ma nécessité c’est la liberté même, mais seulement considérée d’un autre côté ou d’un autre point de vue.

   Après avoir attiré votre attention sur la répon­se que Schelling donnait à la grande question de la nécessité et de la liberté. Je passe à son contempo­rain, son camarade et rival, Hegel.

La philosophie de l’histoire de Hegel

   La philosophie de Hegel était, comme celle de Schelling, une philosophie idéaliste. Pour lui, c’est l’Esprit ou l’Idée qui constitue le fond et comme l’âme de tout ce qui existe. La matière elle-même n’est qu’une manière d’être de l’Esprit ou de l’Idée. Cela est-il possible ? La matière ne serait-elle vraiment qu’une manière d’être de l’esprit ?

   C’est là une question qui a une importance capi­tale au point de vue philosophique, mais dont nous n’avons pas à nous occuper maintenant. Ce qu’il nous faut, c’est étudier les idées historiques qui s’éle­vaient sur cette base idéaliste dans le système de Hegel.

   Selon ce grand penseur, l’histoire n’est que le développement de l’Esprit universel dans le temps. La philosophie de l’histoire, c’est l’histoire considé­rée avec intelligence. Elle prend les faits tels qu’ils sont, et la seule pensée qu’elle y apporte, c’est la pensée que la raison gouverne le monde. Cela vous rappelle sans doute la philosophie française du dix-huitième siècle, selon laquelle c’est l’opinion ou la raison qui gouverne le monde. Mais Hegel entendait cette pensée d’une façon particulière. C’est Anaxagore, dit-il dans ses Leçons sur la Philosophie de l’Histoire, qui le premier reconnut philosophiquement que la raison gouverne le monde, en entendant par-là non une Intelligence ayant conscience d’elle-même, non un esprit comme tel, mais des lois générales. Le mouvement du système planétaire s’effectue par des lois immuables et ces lois en sont la raison, mais ni le soleil, ni les planètes qui se meuvent selon ces lois, n’en ont conscience. La raison qui gouverne 1’histoire est donc, selon Hegel, uns raison incons­ciente, ce n’est que l’ensemble des lois qui détermi­ne le mouvement historique.

   Quant à l’opinion des hommes, l’opinion que les philosophes du XVIII° siècle considéraient comme ressort du mouvement historique, Hegel l’envisageait pour la plupart des cas par la manière de vivre, ou en d’autres termes, par l’état social. Il dit par exemple dans sa Philosophie de l’Histoire, que la cause de la déca­dence de Sparte était la différence extrême des for­tunes. Il dit que l’Etat, comme organisation politique, doit son origine à l’inégalité des fortu­nes et à la lutte des pauvres contre les riches. Et ce n’est pas tout. Les origines de la famille sont intimement liées, selon lui, à l’évolution éco­nomique des peuples primitifs. Bref, tout idéaliste qu’il fût, Hegel, comme les historiens français dont il a été question plus haut, en appelle à l’état so­cial comme à la base la plus profonde de la vie des peuples. En cela, il n’a pas été en arrière de son temps, mais il ne l’a pas devancé non plus, il reste impuissant à expliquer les origines de l’état social puisque ce n’est rien expliquer que de dire, comme il dit, qu’à une époque donnée, l’état social d’un peuple dépend, comme son état politique, religieux, es­thétique, moral et intellectuel de l’esprit du temps. En sa qualité d’idéaliste, Hegel en appelle à 1’esprit comme dernier ressort du mouvement historique. Lorsqu’un peuple passe d’un degré de son évolution à un autre, c’est que l’Esprit Absolu (ou universel) dont ce peuple n’est que l’agent, s’élève à une phase supérieure de son développement. Comme de pareilles explications n’expliquent rien du tout, Hegel s’est trouvé dans le même cercle vicieux que les historiens et les sociologues français : ils expliquaient l’état social par l’état des idées et l’état des idées par l’état social.

   Nous voyons que de tous les côtés, du côté de la philosophie comme du côté de l’histoire proprement dite et de la littérature, l’évolution de la science sociale dans ses diverses branches aboutissait au mê­me problème : expliquer les origines de l’état social.

   Tant que ce problème n’était pas résolu, la science continuait à tourner dans un cercle vicieux, en dé­clarant que B est la cause de A, et en désignant A comme la cause de B. En revanche, tout promettait de s’éclaircir une fois résolue la question des origines de l’état social.

La conception marxiste de l’histoire

   C’est la solution de ce problème qu’à poursuivie Marx en élaborant sa conception matérialiste. Dans la préface d’une de ses œuvres : Critique de l’économie politique , Marx raconte lui-même comment ses études l’amenèrent à cette conception :

   « Mes recherches aboutirent à ce résultat : que les rapports juridiques, ainsi que les formes de l’E­tat, ne peuvent s’expliquer ni par eux-mêmes, ni par la soi-disant évolution générale de l’esprit humain ; qu’ils prennent leurs racines plutôt dans les condi­tions d’existence matérielles que Hegel, à l’exemple des Anglais et des Français du XVIII° siècle, compre­nait sous le nom de « société civile ». » (Contribution à la Critique de l’Economie Politi­que, par Karl Marx, traduction française par Laura Lafargue, p. 4).

   Comme vous le voyez, c’est le même résultat au­quel nous avons vu aboutir les historiens, les socio­logues et les critiques français, de même que les philosophes idéalistes allemands. Mais Marx va plus loin. Il demande quelles sont les causes déterminan­tes de la société civile, et il répond que c’est dans l’économie politique qu’il faut chercher l’anatomie de la société civile. Ainsi c’est l’état économique d’un peuple qui détermine son état social, et l’état social d’un peuple détermine à son tour son état po­litique, religieux et ainsi de suite. Mais, demanderez-vous, l’état économique n’est pas sans cause non plus ? Sans doute, comme toutes choses ici-bas, il a sa cause è lui, et cette cause, cause fondamentale de toute l’évolution sociale et partant de tout mouve­ment historique, c’est la lutte que l’homme mène avec la nature pour son existence.

   Je veux vous lire ce que Marx dit là-dessus : « Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, néces­saires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré de développe­ment donné de leurs forces productives matérielles. L’ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle, sur quoi s’élève superstructure juridique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de produc­tion de la vie matérielle conditionne le procès de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience des homme qui détermine la réalité c’est au contraire la réalité sociale qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement les forces productives de la société entrent en contradiction avec les rapports de produc­tion existants, ou, ce qui n’en est que l’expression juridique, avec les rapports de propriété à l’inté­rieur desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes évolutives des forces productives qu’ils étaient, ces rapports deviennent des entraves de ces forces. Alors s’ouvre une ère de révolution sociale. Le changement qui s’est produit dans la base économi­que bouleverse plus ou moins lentement ou rapidement toute la colossale superstructure. Lorsqu’on consi­dère de tels bouleversements, il importe de distinguer toujours entre le bouleversement matériel des condi­tions de production économique – qu’on doit constater fidèlement à l’aide des sciences physiques et natu­relles – et les formes juridiques, politiques, reli­gieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes de­viennent conscients de ce conflit et le mènent à bout. De même qu’on ne juge pas un individu sur l’i­dée qu’il se fait de lui, de même on ne peut juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette cons­cience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces producti­ves sociales et les rapports de production. Une so­ciété ne disparaît jamais avant que soient dévelop­pées toutes les forces productives qu’elle est assez large pour contenir, et jamais de nouveaux et supé­rieurs rapports de production ne se substituent à elle avant que les conditions d’existence matérielles de ces rapports aient été couvées dans le sein même de la vieille société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que les problèmes qu’elle peut résou­dre, car, à regarder de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-même ne se présente que lorsque les conditions matérielles pour le résoudre existent ou du moins sont en voie de devenir . » (Ibid ., pages 4, 5, 6, 7).

   Je comprends bien que ce langage, tout net et précis qu’il soit, peut paraître assez obscur. Aussi je me hâte de commenter la pensée fondamentale de la conception matérielle de l’histoire.

   L’idée fondamentale de Marx se réduit à ceci : les rapports de production déterminent tous les au­tres rapports qui existent entre les hommes dans leur vie sociale. Les rapports de production sont à leur tour déterminés par l’état des forces productives.

   Mais qu’est-ce d’abord que les forces producti­ves ?

   Comme tous les animaux, l’homme est forcé de lutter pour son existence. Chaque lutte supposa une certaine dépense de forces. L’état des forces déter­mine le résultat de la lutte. Chez les animaux, ces forces dépendent de la structure même de l’organisme : les forces d’un cheval sauvage sont bien différentes de celles d’un lion, et la cause de cette différence est dans la différence de l’organisation. L’organisation physique de l’homme a naturellement aussi, une influence décisive sur sa manière de lutter pour l’existence et sur les résultats de cette lutte. Ainsi, par exemple, l’homme est pourvu de la main. Il est vrai que ses voisins, les quadrumanes (les singes), ont aussi des mains, mais les mains des quadrumanes sont moins parfaitement adaptées à divers travaux. La main est le premier instrument dont s’est servi l’homme dans sa lutte pour l’existence, ainsi que nous le montre Darwin.

   La main, avec le bras, est le premier instrument le premier outil dont se sert l’homme. Les muscles du bras servent de ressort qui frappe ou qui jette. Mais peu à peu la machine s’extériorise. La pierre avait d’abord servi par son poids, par sa masse. Dans la suite, cette masse est fixée à un manche, et nous avons la hache, le marteau. La main, est le premier instrument de l’homme, lui sert ainsi à en produire d’autres, à façonner la matière pour lutter contre la nature, c’est à dire contre le reste de la matière indépendante.

   Et plus se perfectionne cette matière asservie, plus se développe l’usage des outils, des instruments et, plus augmente aussi la force de l’homme vis-à-vis de la nature, plus augmente son pouvoir sur la natu­re. On a défini l’homme : un animal qui fait des ou­tils. Cette définition est plus profonde qu’on ne le pense d’abord. En effet, dès que l’homme a acquis la faculté d’asservir et de façonner une partie de la matière pour lutter contre le reste de la matiè­re, la sélection naturelle et les autres causes analogues ont dû exercer une influence bien secondaire sur les modifications corporelles de l’homme.

   Ce ne sont plus ses organes qui changent, ce sont ses outils et les choses qu’il adapte à son usage avec l’aide de ses outils : ce n’est pas sa peau qui change avec le changement de climat, c’est son vêtement. La transformation corporelle de l’hom­me cesse (ou devient insignifiante) pour céder la place à son évolution technique ; et l’évolution technique c’est l’évolution des forces productives et l’évolution des forces productives a une influence décisive sur le groupement des hommes, sur l’état de leur culture. La science, de nos jours, distingue plusieurs types sociaux : 1) Type chasseur ; 2) Type pasteur ; 3) Type agriculteur sédentaire ; 4) Type industriel et commercial. Chacun de ces types est caractérisé par certains rapports entre les hommes, rapports qui ne dépendent pas de leur volonté et qui sont déterminés par l’état des forces productives.

   Ainsi, prenons pour exemple les rapports de la propriété. Le régime de la propriété dépend du mode de production, car la répartition et la consommation des richesses sont étroitement liées à la façon de se les procurer. Chez les peuples chasseurs primi­tifs, on est obligé souvent de se mettre à plusieurs pour attraper le gros gibier ; ainsi, les Austra­liens chassent le Kangourou par bandes de plusieurs dizaines d’individus ; les Esquimaux réunissent tou­te une flottille de canots pour la pêche à la baleine. Les Kangourous capturés, les baleines ramenées au rivage sont considérés comme propriété commune ; chacun en mange selon son appétit. Le territoire de chaque tribu, chez les Australiens aussi bien que chez tous les peuples chasseurs, est considéré comme propriété collective ; chacun y chasse à sa guise, avec la seule obligation de ne pas empiéter sur le terrain des tribus voisines.

   Mais au milieu de cette propriété commune, cer­tains objets servant uniquement à l’individu : ses vêtements, ses armes, sont considérés comme propriété individuelle, tandis que la tente et son mobilier sont à la famille. De même, le canot qui sert à des groupes composés de cinq à six hommes, est à ces per­sonnes en commun. Ce qui décide de la propriété c’est le mode de travail, le mode de production.

   J’ai taillé une hache de silex de mes mains, elle est à moi ; avec ma femme et mes enfants, nous avons bâti la hutte, elle est à ma famille ; J’ai chassé avec les gens de ma tribu, les bêtes abattues sont à nous en commun. Les animaux que j’ai tués tout seul sur le territoire de la tribu sont à moi, et si par hasard l’animal blessé par moi est achevé par un autre, il est à nous deux et la peau est à celui qui a donné le coup de grâce. A cette fin, chaque flèche porte la marque du propriétaire.

   Chose vraiment remarquable : chez les Peaux-Rou­ges de l’Amérique du Nord, avant l’introduction des armes à feu, la chasse au bison était jadis réglemen­tée très rigoureusement : si plusieurs flèches avaient pénétré dans le corps du bison, leur position réci­proque décidait à qui appartenait telle ou telle partie de l’animal abattu ; ainsi la peau était à celui dont la flèche avait pénétré le plus près du cœur. Mais depuis l’introduction des armes à feu, comme les balles ne portent pas de marques distinctives, la répartition des bisons abattus se fait par partage égal ; ils sont donc considérés comme propriété commune. Cet exemple montre avec évidence le lien étroit qui existe entre la production et le régime de la propriété.

   Ainsi les rapports des hommes entre eux dans la production décident des rapports de la propriété, de l’état de la propriété, comme disait Guizot. Mais une fois que l’état de la propriété est donné, il est facile de comprendre la constitution de la société, elle se moule sur celle de la propriété. C’est ainsi que la théorie de Marx résout le problème que ne pou­vaient pas résoudre les historiens et les philosophes de la première moitié du dix-neuvième siècle.

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