IX – L’obscurantisme

Le procès de la colonisation française

Ho Chi Minh

IX – L’obscurantisme

   Pour pouvoir tromper l’opinion publique de la métropole et exploiter tranquillement les indigènes, les requins de la civilisation ajoutent à l’abrutissement des Annamites par l’alcool et l’opium, l’obscurantisme intégral.

   Ainsi, en vertu du décret (le 1898, la presse indigène est soumise à la censure préventive.

   Ce décret dit : « La circulation des journaux et périodiques, en quelque langue que ce soit, pourra être interdite par un simple arrêté du gouverneur général.

   « La publication des journaux en langue annamite ne pourra avoir lieu sans une autorisation du gouverneur général. Cette autorisation ne sera donnée que sous la condition que le texte des articles à insérer dans cette publication sera soumis au visa du gouverneur. Cette autorisation est toujours révocable.

   «Toute exposition ou expédition des chansons, dessins ou peintures contraires au respect dû aux représentants de l’autorité est punie. »

   Vous voyez d’ici avec quelle dextérité l’Anastasie coloniale manie ses ciseaux !

C’est par ce moyen que l’administration indochinoise peut étouffer tous les scandales et commette impunément tous les abus.

   A certaines élections municipales de Saïgon, le gouverneur interdit aux trois directeurs de journaux annamites de publier dans leurs feuilles le texte du décret régissant les élections municipales de la Colonie. Ces directeurs étaient candidats à ces élections, et il leur était formellement défendu d’insérer quoi que ce fût de loin ou de près touchant leur programme !

   Comme les Annamites n’ont pas le droit de se réunir à plus de 20, nos candidats étaient obligés de voir un à un les 3.000 votants qui composaient le collège électoral. En même temps, le gouverneur a informé les autres journaux annamites que la censure serait impitoyable pour les articles, entrefilets, titres ou allusions quelconques ayant trait aux élections coloniales ou communales.

   Un de ces journaux, ayant traduit en annamite le texte de la loi réprimant les actes de corruption dans les opérations électorales, a vu censurer ladite traduction, alors que M. le gouverneur, sans scrupule, a fait venir dans son cabinet les chefs de file pour les engager ­ à voter et à faire voter pour la liste qui a sa haute sympathie !

   Cette censure ne se borne pas aux publications en langue indigène, mais elle met ses ignobles pattes sur la correspondance privée, et sur les journaux français qui refusent de chanter les vertus de nos Excellences coloniales : l’Administration des Postes et la Sûreté générale de Cochinchine, celle­-ci a pour directeur le gendre de M.. Albert Sarraut, ont reçu l’ordre de ne pas laisser passer, sous aucun prétexte, les plis, lettres, etc.,. qui seraient adressés au nouveau journal parisien Le Paria, ou qui proviendraient de ce journal.

   Pour avoir écrit dans Le Paria et dans d’autres journaux métropolitains des articles dénonçant les abus commis dans son pays par les administrateurs français, un malgache, engagé pendant la guerre comme volontaire, et marié à une Française s’est vu chassé de son pays et condamné à cinq ans d’exil.

   En Indochine, la population réclame des écoles dont le nombre est scandaleusement insuffisant. Chaque année, à la rentrée des classes, des parents ont beau frapper à toutes les portes, quémander tous les appuis, offrir de payer même le double du prix de la pension, ils n’arrivent pas à caser leurs enfants. Et ceux­-ci, par milliers, sont condamnés à l’ignorance, faute d’écoles.

   Je me souviens d’un mien cousin qui, voulant entrer dans un de ces paradis scolaires, avait fait des démarches multiples, adressé demandes sur demandes au résident supérieur, au résident de la province, au directeur de l’école nationale et à l’instituteur principal de l’école primaire. Naturellement, il n’avait reçu aucune réponse. Un jour, il a poussé le courage jusqu’à porter lui-­même une demande écrite à l’instituteur principal, un Français, de l’école où j’ai eu le privilège d’être admis quelque temps auparavant. Notre «directeur», furieux de voir tant d’audace, apostropha : « Qui t’a permis de venir ici ? », et il mit la demande en miettes devant toute la classe hébétée.

   Le budget ne permet pas au gouvernement de construire de nouvelles écoles dira­-t­-on. Pas précisément. Sur 12 millions de piastres qui constituent le budget de la Cochinchine, 10 millions trouvent bien le moyen de s’engouffrer dans la poche des fonctionnaires.

   D’autre part, craignant qu’ils ne soient contaminés par le bolchevisme, le gouvernement colonial fait tout ce qu’il peut pour empêcher les jeunes Annamites de venir faire leurs études dans la Métropole. L’article 500 (bis) de l’arrêté du 20 juin 1921 sur l’instruction publique en Indochine, dit ceci :

   « Tout indigène, sujet ou protégé français, qui veut se rendre dans la Métropole pour y continuer ses études, doit en obtenir l’autorisation du gouverneur général. La décision sera prise après avis du chef de l’administration locale et du directeur de l’instruction publique.

Il doit, avant son départ, se munir, à la direction de l’instruction publique, d’un livret universitaire portant sa photographie et indiquant son état civil, l’adresse de ses parents, les établissements scolaires qu’il a précédemment fréquentés les bourses ou secours dont il a bénéficié, les diplômes qu’il a obtenus, l’adresse de son correspondant en France. Ce livret doit être visé par le gouverneur général.

Les dossiers des indigènes qui poursuivent leurs études en France sont déposés à la Direction, de l’Instruction publique.»

   « Abrutir pour régner », voilà la méthode chère aux gouvernants de nos colonies.

   L’Humanité a relaté comment, quatre ans après la guerre du droit, la censure postale est encore rigoureusement appliquée à Madagascar.

   L’Indochine n’a rien à envier à Madagascar.

   Nous avons cité le cas du Paria. Comme par hasard, ce nouvel abus de pouvoir coïncide avec l’arrivée à Saïgon de l’administrateur faussaire Baudouin, et son brillant second, gendre de M. Albert Sarraut et chef des mouchards.

   D’autre part, l’administration continue à intercepter et à fouiller des lettres personnelles.

   Alors qu’on tue et qu’on vole impunément les, indigènes, ceux­-ci n’ont même pas le droit le plus élémentaire: celui de correspondre! Cette atteinte à la liberté individuelle ajoute un fleuron à l’ignoble politique de mouchardage et d’abus qui règne dans nos colonies.

   Le gouvernement de l’Indochine organise le sabotage du journal Le Paria, celui de l’A.O.F. interdit l’entrée dans la colonie des journaux publiés par les noirs d’Amérique ; celui de la Tunisie expulse le directeur de l’Avenir social. M. Lyautey chasse le directeur de la Guêpe Marocaine. (On a accordé au journaliste expulsé une heure pour faire son paquet.)

   Au moment de l’ouverture de la foire de Hanoï et pendant que M. Baudouin, gouverneur général intérimaire de l’Indochine, parcourait les stands, des policiers pénétrèrent dans l’un d’eux et saisirent les collections et albums de caricatures exposés par le journal l’Argus Indochinois, dont la critique et la satire ne sont pas du goût des puissants du jour.

M. Clémenti, directeur du dit journal, a été arrêté et mis en prison.

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