V – Les civilisateurs

Le procès de la colonisation française

Ho Chi Minh

V – Les civilisateurs

   Une question : Est-­iI vrai que dans la Sûreté du gouvernement général de l’Indochine est employé un Français nommé C…? Que C…, envoyé en « mission » à Phu­xuyên, oblige les Annamites de l’endroit à l’appeler Quanlon (grand mandarin), et frappe avec violence ceux qui ne le font pas assez vite ? Est­il vrai que le même C… a violé un linh­ lê (milicien annamite) ? Tout est permis, tout est possible dans ce paradis indochinois.

   Au milieu du mois de décembre 1922, un sous-brigadier européen de la police urbaine de Saïgon ­ complètement « mûr» ­ pénétra dans une maison indigène et blessa grièvement deux de ses habitants, dont une femme.

   Interrogé par le juge d’instruction, le policeman a déclaré qu’il ne se souvenait de rien, tout ­en niant qu’il eût été en état d’ivresse.

   Les témoins, dont un Européen, affirmaient, au contraire, que ce gardien de l’ordre n’était pas, dans son état normal au moment du tragique incident.

   Que ce civilisateur fût fou ou ivre, peu importe, nous souhaitons de tout cœur qu’il soit décoré pour l’acte de courage qu’il a accompli.

   Dans les colonies, lorsqu’on a la peau blanche, on est de l’aristocratie : on appartient à la race supérieure. Pour tenir son rang, le dernier des douaniers européens a au moins un domestique, un « boy » qui, bien souvent, sert de « bonne à tout faire ».

   Comme la domesticité indigène est très malléable et peu coûteuse, il n’est pas rare de voir des fonctionnaires coloniaux, rentrés en France en congé ou en retraite, emmener avec eux leurs domestiques.

   C’est le cas de M. Jean Le M…rigny, habitant rue Carnot, à Cherbourg. Ce monsieur, revenu de l’Indochine, ramenait avec lui un boy, aux appointements de 35 francs par mois. Point n’est besoin de vous dire que l’indigène était obligé de trimer du matin au soir. Repos hebdomadaire et jours de fête inconnus dans cette maison. De plus, mal’ logé et très mal nourri.

   Un jour, M. Jean Le M …rigny voulut envoyer, son « protégé » piocher à la campagne. Le fils d’Annam, ayant déjà goûté auparavant l’heureuse existence champêtre que lui réservait son brave patron, déclinait l’offre.

   Alors, l’ex-­civilisateur, pris de colère, f… l’Annamite à la porte après l’avoir sérieusement passé à tabac. Malgré des réclamations réitérées de l’indigène, M. Le M…rigny ne veut pas lui rendre ce qui lui appartient: argent, malle, vêtements, etc…

   Jeté brusquement sur le pavé, ignorant la langue du pays, sans ressources, sans ami, dépaysé, ce malheureux est dans une affreuse misère.

   Le fonctionnaire colonial est la principale cause de la vie chère dans les colonies. Pour mieux comprendre jusqu’à quel point ce facteur parasitaire pèse lourdement sur le budget, donc sur le dos du peuple travailleur :

   L’Inde anglaise compte 4.898 fonctionnaires européens pour 325 millions d’habitants.

   L’Indochine française compte 4.300 fonctionnaires européens pour 15 millions d’habitants.

   C’est-­à-­dire qu’il y a dans la colonie anglaise un fonctionnaire européen pour 66.150 habitants et dans la colonie française il y a 1 fonctionnaire européen pour 3.490 habitants.

   Dans l’Inde, l’Administration des Douanes et Régies possède 240 fonctionnaires européens.

   En Indochine, la même administration pos­sède 1.100 fonctionnaires européens.

   Il y a dans l’Inde 26.000 bureaux de postes et télégraphes avec 268 fonctionnaires européens.

   L’Indochine compte 330 bureaux et 340 fonctionnaires européens.

   Pourquoi cette quantité disproportionnée de budgétivores en Indochine? Parce que la colonie est un paradis terrestre où, quelques rarissimes exceptions faites, tous les déchets de la politique, de la finance, du journalisme, etc., crachés par la métropole, trouvent un champ très favorable à leur développement…

   Commençons par le plus gros des légumes, le gouverneur général. A ce sujet, un colon impartial écrit ceci :

   « En arrivant au Tonkin, les gouverneurs n’ont qu’un but : celui de caser du monde, les amis, les fils, parents, ,courtiers électoraux de tous ceux dont ils ont intérêt à ménager l’appui ; souvent, c’est un homme criblé de dettes, pourchassé par ses créanciers, il faut de l’argent à celui­-là… »

   Pour le noble écrivain qui écrira la glorieuse histoire de la colonisation civilisatrice, la guerre dite du droit et de la justice sera une source inépuisable de documentation. M. Albert Sarraut, dans un mouvement d’éloquence et d’enthousiasme, dit : « C’est dans la conquête de l’Empire colonial que se sont instruits au combat la plupart des grands chefs militaires qui nous ont conduits à la victoire et dont l’opinion française célébrait déjà la gloire et les exploits quand ils portaient nos drapeaux sous les cieux de l’Afrique et de l’Asie. »

   Aussi franc dans l’idée, mais moins jongleur dans le verbe, le Journal de Genève dit carrément que ­ le diable est­-il à Genève ?­

   « La République a vu dans la constitution de son empire colonial, un dérivatif à la défaite de 1870. La race française a trouvé là comme une revanche de ses déboires européens, et les militaires, une nouvelle occasion de se signaler dans des combats heureux ».

   Et allez vous faire fiche, si, après ces témoignages autorisés, vous persistez à ne pas croire que la colonisation n’est ni plus ni moins qu’une mission civilisatrice et humanitaire.

  1. Un vol de 5.000 francs a été commis au préjudice de M. Guinaudeau, Pour obtenir des aveux des indigènes employés chez lui, ce bon patron et grand civilisateur a soumis ces derniers au courant électrique. On a découvert plus tard l’auteur du vol qui n’est pas un indigène, mais bien un autre civilisateur : c’était le fiston de M. Guinaudeau ! M. Guinaudeau est acquitté. Et les huit malheureux indigènes sont encore à l’hôpital.
  1. M. Vollard, civilisateur et commerçant, ne paie pas régulièrement ses employés indigènes. L’un d’eux prie le contremaître de réclamer les salaires qui lui sont dus. M. Vollard remet au contremaître le billet suivant : « Dites à ce cochon de manger de la merde, c’est la seule nourriture qui lui convienne. »

   Ceci s’est passé en Tunisie, en 1923, au moment même où M.Millerand faisait sa tournée présidentielle dans ce pays.

   Lorsqu’on a la peau blanche, on est d’office un civilisateur. Et lorsqu’on est un civilisateur, on peut commettre des actes de sauvage tout en restant le plus civilisé.

   Ainsi, un conducteur des travaux publics de Cochinchine oblige les Annamites rencontrés sur son chemin à lui faire le salut protocolaire dû à la race supérieure par la race vaincue.

   Un jour, un scribe indigène sortait de son travail en lisant un roman. Arrivé à un passage comique, le lecteur se mit à rire. Juste à ce moment, il croisait M. le conducteur des T. P. et celui­-ci se mit en colère, d’abord parce que l’indigène, absorbé dans sa lecture, ne l’avait pas remarqué et salué ; ensuite parce que l’indigène s’était permis de rire en passant devant un blanc.

   Notre civilisateur arrêta donc l’Annamite et, après avoir demandé son nom, lui demanda s’il voulait une gifle. Naturellement, le scribe déclina l’offre par trop généreuse et exprima l’étonnement que lui causait une pareille algarade. Sans autre forme de procès, le fonctionnaire prenait l’indigène par le palelot et l’entraîna devant le chef de la province.

   Ce même conducteur des T. P., sous prétexte d’aligner des habitations et des jardins, ordonna aux habitants établis sur le bord des routes provinciales d’avoir, sous menace d’amende, à déguerpir et à enlever leurs arbres et supprimer leurs jardins dans un délai par lui fixé.

   Et l’on s’étonne du mécontentement des indigènes des colonies !

   Non seulement les gouverneurs et les résidents peuvent faire ce que bon leur semble, mais encore les douaniers, les gendarmes et tous ceux qui détiennent une parcelle d’autorité en usent et en abusent, sûrs qu’ils sont de l’impunité.

   Un commissaire de police de Tuyên­quang (Tonkin) frappe un indigène et lui casse les bras.

   Un autre commissaire, celui de Dalat (Cochinchine), vient d’inaugurer un système de commerce merveilleusement intéressant que nous nous faisons un plaisir de relater ici à l’intention de M. Dior et de M. Sarraut. Un jour, ce fonctionnaire avait besoin de planches. Il envoya ses miliciens en acheter en ville. Acheter, c’est une façon de dire, car M. le commissaire n’avait pas donné de l’argent à ses hommes.

   Ceux­-ci se rendirent toutefois en ville, choisirent le bois et voulurent l’emporter, sans payer naturellement. Le vendeur ne laissa pas emporter ses marchandises sans être payé. Les miliciens rendirent compte à leur chef blanc des prétentions extraordinaires du marchand.

   Furieux, M. le commissaire délégua trois hommes armés pour se saisir de la personne du prétentieux commerçant. Ce dernier étant grippé, refusa de se laisser emmener. Les miliciens revinrent aviser leur supérieur. Exaspéré, M. le commissaire doubla l’équipe en lui intimant l’ordre d’amener le récalcitrant, vif ou mort.

   Les gardes armés cernèrent la maison du vendeur et allèrent exécuter la consigne.

   Un commerçant européen intervint en faveur ,du commerçant indigène et écrivit à M. le commissaire. Mais l’énergique collaborateur de M. Maurice Long maintint sa « convocation » et fit entendre que si l’indigène s’entêtait à ne pas s’y rendre, il s’exposerait à de gros ennuis.

   Le commerçant indigène fut obligé de quitter ses affaires et son pays pour fuir la colère « civilisatrice » du fonctionnaire blanc.

   Ils étaient sept, les pauvres Annamites, dans une mince et longue barque qui, poussée par le courant et par l’effort de leurs sept rames maniées à deux bras, filait sur le fleuve aussi vite qu’une chaloupe à vapeur. Le sampan du douanier débouchait d’un arroyo, caché par les palétuviers, avec le pavillon français à l’arrière. Un matelot leur cria de s’arrêter : ils continuaient de ramer. Ils n’avaient pas compris. Et le sampan de la douane n’allait guère vite.

   Le douanier prit un winchester, fit feu. La barque file. Pan ! Pan ! Un rameur pousse un cri et tombe. Pan ! un autre. Cependant, un Européen, briquetier, rôdant par là en barque, lui aussi, allait surprendre les «pirates » à un tournant. Pan : Pan ! Pan ! c’était un bon tireur. Trois balles, trois victimes. La barque avec deux survivants, se perdait dans les arroyos…

   Un autre jour, le même douanier, suivi de six matelots armés, avait découvert un pauvre diable, caché clans la mare, plongé dans la boue, respirant par un chalumeau dont une extrémité était placée dans sa bouche et l’autre émergeait; des feuilles de nénuphar étaient artistement disposées à la surface : le douanier a apporté à la

   Résidence la tête de ce « pirate», un simple villageois qui avait eu peur en voyant venir vers son village des étrangers à mine terrible, bardés de revolvers, de cartouchières, un winchester au poing ! On a trouvé dans les cases trois douilles de cartouche, des gâteaux chinois, un coupe­coupe de bûcheron. Comment douter que le village ne fût pirate et n’approvisionnât les pirates !

   Un jeune officier débarquant de France arrive dans un village, voit les cases vides, et la population rassemblée sur la place. Il s’imagine tomber dans un guet-apens et fait feu sur cette troupe inoffensive qui célébrait une fête religieuse et qui se disperse affolée. Il la poursuit et l’extermine.

   Quand j’arrivai au Tonkin, raconte un « vieux Tonkinois », sur les bateaux d’un grand exploiteur, savez­-vous ce que valait la vie d’un Annamite ? Pas une sapèque ! C’est vrai.

   ­ Tenez, je me rappelle, quand nous remontions le Fleuve Rouge, sur nos vapeurs, on jouait l’absinthe à qui, du bateau, « déquillerait» le plus d’Annamites, sur la rive, en dix coups de carabine.

   Quelques­-uns, winchester au poing, rançonnaient les villageois et les barques.

   Une compagnie d’infanterie de marine partit pour Vinh­thuong; le mandarin du pays, par courtoisie, sortit en grande pompe avec ses linhs (miliciens) à la rencontre des arrivants. Le chef des éclaireurs de la compagnie donna l’ordre à sa section de tirer sur l’escorte mandarinale et récolta plusieurs cadavres.

   Quand on ne peut se débarrasser d’un insurgé, on incendie son village. Ainsi on a rasé les pays voisins de Hung­hoa.

   Dans un sentier perdu, on croisait un jaune qui titubait parce qu’il transportait deux grands paniers d’arachide, à l’aide d’un fléau qu’il posait en travers sur les épaules. Il ne se sauve pas à notre approche. On le prend et on le fusille.

   On passe toute la journée à taper à coups de bâton ou de plat de sabre sur les Annamites, pour les faire travailler.

   Les Annamites sont très doux, très soumis ; mais on ne leur parle qu’à coups de pied au c…

   Nous considérons les patriotes annamites comme des brigands. C’est ainsi que Doi­Van, patriote qui avait lutté contre la domination pendant plusieurs années, a été décapité à Hanoï, sa tête exposée à Bac­ninh, son corps jeté dans le Fleuve Rouge.

   Tong­duy­Tan, pris après dix ans de lutte désespérée, est condamné et décapité.

   Phan­dinh­Phung, un haut mandarin, résiste pendant dix ans, il meurt enfin dans les forêts. Cette mort ne nous désarme point ; on exhume son corps, on en disperse les débris, on le poursuit par delà la tombe.

   Dans la province de Quang­tri, un surveillant des Travaux publics, alcoolique, d’un coup de fusil « descend » de son éléphant un indigène coupable de n’avoir pas entendu ou compris ses ordres.

   Un douanier également alcoolique abat d’uns, coup de gourdin sur la rate, un matelot annamite affecté à son service à Baria (Cochinchine).

   Un entrepreneur français tue un milicien à Dalat où, du reste, succombe également, à la suite de violences d’un autre civilisateur, un menuisier indigène.

   Un entrepreneur oblige ses ouvriers à travailler nuit et jour dans l’eau pour le percement d’un tunnel, un grand nombre meurent, le reste se met en grève. L’entrepreneur lui­-même incendie les maisons des grévistes pour les obliger à reprendre le travail. Un village tout entier flambe en pleine nuit.

   Un adjudant­-chef d’artillerie met le feu à une maison, sous prétexte que la propriétaire dont le mari était absent ne voulait pas le recevoir à minuit. La pauvre femme était naturellement terrifiée.

   Un lieutenant polygame jette à terre une jeune femme et l’assomme à coups de rotin sous prétexte qu’elle ne voulait pas demeurer avec lui.

   Un fonctionnaire de l’arsenal de la marine assassine un Annamite, employé de chemin de fer en le poussant dans un feu de brasier, après l’avoir violemment frappé.

   Il n’y a pas au monde, écrit Vigné d’Octon, de peuple vaincu qui soit l’objet de plus de sévices et mauvais traitements que l’indigène.

   Un autre voyageur écrit: « La vie coloniale ne fait que développer les tares de l’individu : absence de sens moral, débauche et malhonnêteté, cruauté chez ceux qui ont vu la guerre ; chez les mercantis et autres aventuriers, goût de la rapine et du vol.

   Pour cela, en France, l’occasion manquait, et la crainte du gendarme était plus forte ! Ici, ces types sont parfois seuls avec quelques indigènes, sur leur jonque ou dans quelque village, ils seront plus pillards que l’Européen sur le marché et plus brutaux envers les paysans qui protestent.

   Tous les Français, écrit un troisième, arrivent ici avec l’idée que les Annamites sont leurs inférieurs et doivent leur servir d’esclaves. Ils les traitent de brutes bonnes à conduire à la baguette. Tous ont pris l’habitude de se considérer comme membres d’une aristocratie nouvelle et privilégiée.

   Qu’ils soient militaires ou colons, ils ne conçoivent pas ordinairement d’autres formes de relations avec l’indigène que celles dont ils usent avec leurs domestiques.

   Il semble que le boy soit pour eux le représentant de toute la race jaune. Il faut entendre avec quel sot dédain un Français d’Indochine parle du « Jaune ». Il faut voir avec quelle grossièreté un Européen traite un indigène.

   Le conquérant attache un grand prix aux marques de soumission ou de respect du conquis. L’Annamite des villes, comme celui des campagnes, sont obligés de se découvrir devant un Européen.

   Un agent de la sûreté frappe brutalement les Annamites qui oublient de le traiter de Grand Mandarin. Un commis des douanes oblige les indigènes qui passent devant sa maison à ôter leur chapeau ou à descendre de leur monture. Un jour, ce civilisateur brutalisa une femme annamite qui l’avait salué, mais avait oublié de le traiter de Grand Mandarin.

   Cette femme était enceinte. Un violent coup de pied que l’agent lui a envoyé directement au ventre a provoqué l’avortement : la malheureuse était morte peu de temps après.

   Si nos protecteurs exigent que les Annamites soient humbles, soumis, dociles et polis, par contre, « ii semble qu’on ne fasse rien que pour rendre notre présence odieusement insupportable », dit un écrivain qui a visité l’Indochine. Et il continue :« En Europe, la race jaune est considérée comme détenant toute ruse et toute fourberie. Pourtant, nous ne nous soucions que fort peu de faire apprécier notre franchise. »

   Tels officiers tirent la barbe des bonzes pendant les offices. Tel fils à papa passe à tabac un fonctionnaire annamite parce que celui-­ci, premier occupant, ne voulait pas céder sa place dans un autocar.

   Lors de l’arrivée d’un gouverneur général à Marseille, au déjeuner qui lui fut offert, on proposa d’amener les mandarins annamites de séjour dans cette ville. « Si l’on amène les mandarins, répliqua le commissaire général de l’Indochine, j’amènerai mon boy. »

   Nous extrayons du journal de voyage d’un soldat colonial le fait suivant :

   Pendant que les « Tonkinois » se divertissent, à tribord quelques jonques vendent des fruits, des coquillages. Pour arriver jusqu’à nous, les Annamites élèvent de grandes perches munies de paniers dans lesquels se trouvent leurs marchandises. On n’a que la peine de choisir. En guise de monnaie, ceux qui se donnent le luxe de payer déposent au fond (le ces paniers les objets les plus divers : des tuyaux de pipes, des boutons de culottes et des mégots de cigarettes. (C’est peut-­être comme ça que l’on apprend l’honnêteté commerciale aux indigènes !)

   Parfois, histoire de rigoler, quelque chauffeur jette un seau d’eau bouillante sur l’échine des malheureux.

   Alors, ce sont des hurlements de douleur, une fuite éperdue d’avirons qui fait s’entrechoquer les pirogues.

   Juste au-­dessous de moi un Annamite, brûlé de la tête aux pieds, absolument fou, veut s’élancer dans la mer. Son père, oubliant le danger, lâche les rames, l’empoignne et l’étend de force au fond du sampan. La lutte, qui n’a pas duré deux secondes, est à peine terminée qu’un autre seau d’eau, lancé d’une main sûre, ébouillante à soir tour le sauveur. Je le vois rouler dans sa barque, les chairs à vif, avec des cris qui n’ont rien d’humain ! Et cela nous fait rire, cela nous semble excessivement drôle. Nous avons déjà l’âme coloniale !

   Et plus loin :

   ­ A l’époque où je m’y trouvais (au Tonkin), nous ne passions guère de semaine sans voir tomber quelques têtes.

   De ces spectacles, je n’ai retenu qu’une chose, c’est que nous sommes plus cruels, plus barbares que les pirates eux-­mêmes. Pourquoi ces raffinements envers un condamné qui va mourir ? Pourquoi ces tortures physiques, ces processions de prisonniers à travers les villages ? M. Doumer, ancien gouverneur général de l’Indochine, a prononcé, à une séance (le la Chambre des députés, ces paroles solennelles: « J’ai connu les gendarmes aux colonies et j’ai même développé le nombre de leurs brigades, après avoir constaté que c’était la force de police qui donnait aux indigènes la garantie d’être défendus contre la possibilité de mesures abusives prises par certains colons. Les gendarmes étaient populaires parmi les indigènes. »

   Nous allons voir comment messieurs les gendarmes entendent fabriquer « leur popularité ».. Disons tout de suite qu’ils sont généralement très doux et paternels pour les malfaiteurs, cela est un fait établi. Mais pour les paisibles indigènes, c’est une autre histoire. Sans parler pour le moment de la douloureuse affaire de la prison centrale de Saïgon, en 1916, où poussés par zèle hautement patriotique, messieurs les gendarmes arrêtèrent à tort et à travers, et des innocents ainsi arrêtés furent condamnés et exécutés.

   Si le sang annamite qui rougit la Plaine des Tombeaux s’efface avec le temps, le coeur meurtri des veuves, des orphelins et des mères ne sera jamais cicatrisé. Les coupables dont les gendarmes étaient de vils instruments ne sont pas punis et la justice n’est pas encore faite ; aujourd’hui, signalons seulement quelques cas particuliers.

   Un commissaire du Tonkin, sous prétexte de maintenir la propreté des caniveaux, se promène toute la journée le long des voies d’écoulement et, sitôt qu’il aperçoit le moindre brin d’herbe dans l’eau, distribue sans compter punitions et amendes aux malheureux habitants de l’endroit.

   Pour éviter les accidents dans des voies d’eau qu’emprunte la batellerie dans l’ouest de la Cochinchine, on a installé un poste de police dans chaque canal avec mission d’empêcher les jonques de filer trop vite ou de gêner la circulation.

   Avec la présence des gendarmes, c’est une véritable écluse d’amendes et de contraventions qui est ouverte. Presque toutes les jonques passant dans ces parages se voient infliger des amendes variant de une à deux piastres. Aux impôts écrasants que perçoit l’Etat s’ajoute le droit de péage établi par le « populaire » gendarme, et l’Annamite est heureux, très heureux !

   Outre l’avancement qui attend les plus zélés, il paraît que messieurs les gendarmes ont droit à une commission de 2011, sur le produit des amendes ! Quel beau régime !

   Un journal indigène disait que « la population indigène ne veut plus de gendarmes français qui sont trop souvent une calamité pour les honnêtes gens ».

   Un certain Pourcignon se précipite, furieux, sur un Annamite qui a eu la curiosité et l’audace de regarder pendant quelques secondes la maison de l’Européen. I1 le frappe et enfin l’abat d’un coup de revolver dans la tête.

   Un employé de chemin de fer frappe à coups de rotin un chef de village tonkinois, l’arrête et l’enferme dans une cage à chien. M. Beck fend le crâne de son chauffeur d’un coup de poing. M. Brès, entrepreneur, tue, à coups de pieds, un Annamite dont il a lié les bras, après l’avoir fait mordre par son chien. M. Deffis, receveur, tue son domestique annamite d’un formidable coup de pied dans les reins. M. Henry, mécanicien, entend des bruits dans la rue ; la porte de sa demeure s’ouvre ; une femme annamite entre, poursuivie par un indigène. Henry, qui croit que cet individu poursuit sa propre congaï, saisit un fusil de chasse, fait feu. L’individu tombe raide mort.

   Un Français attache son cheval dans une écurie où se trouve déjà la jument d’un indigène. Le cheval se cabre, ce qui provoque, chez le Français, une colère folle. Il frappe l’indigène dont le sang coule par la bouche et les oreilles. Après quoi, il le garrotte et le suspend dans son escalier.

   Un missionnaire (eh oui, un doux apôtre), soupçonnant son séminariste indigène de lui avoir volé 1.000 piastres, le ligote, le suspend a une charpente, le frappe. 1,e pauvre s’évanouit. On le descend. Quand il revient à lui, on recommence. L’indigène est mourant. Il est peut être mort aujourd’hui. Etc.., etc…

   Est-­ce que la justice a puni ces individus, ces civilisateurs ? Les uns ont été acquittés et les autres n’ont pas même été inquiétés.

   Ayant vu trois indigènes faire pâturer leurs moutons dans ses oliviers, un colon français envoya sa femme chercher un fusil et des cartouches. Il s’embusqua dans une broussaille, fit feu trois fois et blessa grièvement les trois indigènes.

   Un autre colon français avait à son service deux ouvriers indigènes. Amdouni et Ben­Belkhir. Ceux­ci avaient, paraît-­il, dérobé quelques grappes de raisin. Le colon fit venir les indigènes et les roua de coups avec un nerf de bœuf jusqu’à ce qu’ils se fussent évanouis. Lorsqu’ils reprirent connaissance, notre protecteur les fit ligoter, bras au dos, et les fit pendre par les mains. Bien que les deux malheureux perdissent connaissance, cet odieux supplice dura quatre heures et ne prit fin que sur la protestation d’un voisin.

   Transportés à l’hôpital, ils ont été amputés d’une main, chacun. On n’est pas sûr de leur sauver l’autre main.

   Un Annamite, âgé de 50 ans, et employé ,depuis 25 ans dans le service des Chemins de fer de Cochinchine a été assassiné par un fonctionnaire blanc. Voici les faits :

   Lê­van­Taï avait sous ses ordres quatre autres Annamites. Leur fonction consistait à fermer les accès du pont au passage des trains, et à l’ouvrir à la batellerie. La consigne prescrit la fermeture du pont 10 minutes avant que les trains passent.

   Le 2 avril, 16 heures 30, un des Annamites venait de fermer le pont et d’abaisser le signal. Juste à ce moment arriva une chaloupe administrative transportant un fonctionnaire de l’arsenal de la marine qui revenait de la chasse. La chaloupe se mit à siffler.

   L’employé indigène accourut au milieu du pont, agitant son drapeau rouge pour faire comprendre aux agents du petit vapeur que le train allait passer. Mais alors la chaloupe accosta un pilier du pont. Le fonctionnaire sauta à terre et se dirigea, l’air furieux, vers l’Annamite.

   Ce dernier, prudent, se sauva dans la direction de la maison de son chef Taï. Le fonctionnaire le poursuivit en lui lançant des pierres. Avant entendu le bruit, Taï sortit de chez lui et alla au-devant du représentant de la civilisation qui l’apostropha «Espèce de brute! pourquoi n’ouvres-­tu pas ? » Pour toute réponse, Taï, qui ne sait pas parler français, montra du doigt le signal rouge. Ce simple geste exaspéra le collaborateur de M. Long qui, sans autre forme de procès, tomba sur Taï et, après l’avoir bien passé à tabac le poussa dans un feu de brasier qui se trouvait près de là.

   Horriblement brûlé, le garde­-barrière annamite fut transporté à l’hôpital, où il mourut après six jours d’atroces souffrances.

   Le fonctionnaire n’a pas été inquiété. A Marseille, on expose la prospérité officielle de l’Indochine ; on meurt de faim en Annam. Ici on chante le loyalisme; là-­bas, on assassine !

   Alors que la vie d’un chien d’Annamite ne vaut pas une sapèque, pour une égratignure au bras M. l’inspecteur général Reinhart reçoit 120,000 francs d’indemnité.

   La civilisation des Marocains à coups de canon continue.

   Un commandant de zouaves, en garnison à Settat, s’adressant aux soldats, leur dit :« II faut en finir avec ces sauvages. Le Maroc est riche en produits agricoles et miniers. Nous, Français, civilisés, nous y sommes pour deux buts : le civiliser et nous enrichir».

   Il a raison, ce commandant. Il a surtout la franchise d’avouer que, si on va aux colonies, c’est pour voler les indigènes. Car, après dix ans seulement de protectorat, 379.000 hectares de terre cultivable du

   Maroc sont occupés par des Européens, dont 368.000 par des Français civilisateurs.

   La superficie de la colonie étant de 815.000 kilomètres carrés, si la civilisation continue ainsi sa marche, dans quelques années, le malheureux Marocain n’aura plus un pouce de terrain libre pour vivre et travailler dans sa propre patrie sans subir le joug du colonialisme exploiteur et esclavagiste.

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