XI – Le martyre de la femme indigène

Le procès de la colonisation française

Ho Chi Minh

XI – Le martyre de la femme indigène

   D’après ce que nous avons relaté dans les pages précédentes, on a pu voir de quelle manière la femme annamite est « protégée » par nos civilisateurs. Nulle part elle n’est à l’abri de la brutalité. En ville, dans sa maison, au marché ou à la campagne, partout elle est en butte aux mauvais traitements de l’administrateur, de l’officier, du gendarme, du douanier, de l’employé de gare.

   Il n’est point rare d’entendre un Européen traiter une Annamite de con­ di (putain) ou de bouzou (singe). Même aux Halles centrales de Saïgon, ville française, dit­on, les gardiens européens n’hésitent pas à frapper les femmes indigènes à coups de nerf de bœuf ou de matraque ­ pour les faire circuler !

   Nous aurions pu multiplier ces tristes exemples à l’infini, mais les faits déjà cités suffisent, espérons-­nous, à édifier nos sœurs de la Métropole sur la misère et l’oppression dont souffre la malheureuse femme annamite. Voyons maintenant si la femme indigène d’autres colonies ­également sous la protection de la mère-­patrie ­ est mieux respectée.

   A Fedi­M’Zala (Algérie), un indigène a été condamné à un an d’emprisonnement pour vol. Le condamné s’est évadé. On envoya un détachement commandé par un lieutenant pour cerner le douar. Après des recherches minutieuses, on ne trouva pas l’évadé. Alors, on fit rassembler 35 femmes appartenant à sa famille et à ses alliés. Parmi elles se trouvaient des fillettes de 12 ans, des grand­-mères de 70 ans, des femmes enceintes et des femmes allaitant encore leurs enfants.

   Sous l’œil bienveillant du lieutenant et de l’administrateur survenu, chaque troupier s’empara d’une femme. Les notables, les chefs de confrérie furent forcés d’assister à ce spectacle.

   C’était pour les impressionner, dit­on. Après quoi, on démolit les maisons, on enleva le cheptel, on fourra les femmes violées dans un local où elles étaient surveillées par leurs bourreaux mêmes et où les mêmes actes sadiques se renouvelaient pendant plus d’un mois.

   On disait : « La colonisation, c’est un vol. » Nous ajoutons : un viol et un assassinat.

   Sous le titre « Bandits coloniaux», Victor Méric nous a narré l’incroyable cruauté de cet administrateur des colonies qui faisait couler du caoutchouc dans les parties sexuelles d’une négresse.. Après quoi, il lui faisait porter sur la tête une énorme pierre, en plein soleil, jusqu’à ce que la mort s’ensuivit.

   Ce fonctionnaire sadique poursuit aujourd’hui le cours de ses exploits dans une autre circonscription.

   Des faits aussi odieux ne sont malheureusement pas rares dans ce que la bonne presse appelle la « France d’outre­mer ».

   En mars 1922, un agent des Douanes et Régies de Baria (Cochinchine) a failli envoyer de vie à trépas une Annamite, porteuse de sel, sous prétexte qu’elle l’avait dérangé dans sa sieste, en faisant du tapage sous la véranda de la maison qu’il occupait.

   Le plus beau est que cette femme a été menacée d’être renvoyée du chantier où elle travaillait si elle portait plainte.

   En avril, un autre agent des Douanes et Régies, qui succéda au premier, s’est rendu digne de son prédécesseur par ses brutalités.

   Une vieille Annamite, porteuse de sel elle aussi, avait eu une discussion au sujet d’une retenue opérée sur son salaire, avec sa surveillante. Celle­-ci s’en plaignit au douanier. Ce dernier, sans autre forme de procès, administra à la porteuse deux formidables gifles. Et tandis que la vieille femme se courbait pour ramasser son chapeau, le civilisateur lui porta un violent coup de pied au bas­-ventre, ce qui provoqua immédiatement un abondant écoulement de sang.

   Elle tomba, inanimée ; mais le collaborateur de M. Sarraut, au lieu de la relever, manda le chef du village et lui ordonna d’emporter la blessée. Le notable refusa. Alors l’agent fit venir le mari de la victime, qui était aveugle, et lui intima l’ordre d’enlever son épouse.

   Voulez­-vous pariez­ que, comme leur collègue l’administrateur de l’Afrique, nos deux agents des Douanes et Régies de Cochinchine, n’ont pas été inquiétés. Ils ont même dû recevoir de l’avancement.

   Les petits indigènes d’Alger ont faim. Pour avoir de quoi manger, des gosses de six à sept ans se font cireurs ou porteurs de paniers au marché.

   Le gouvernement colonial et civilisateur pense que ces petits parias gagnent trop. I1 les oblige à avoir chacun un cahier nominatif et à payer une patente de 1 fr. 50 à 2 francs par mois.

   Ouvriers de la Métropole qui protestez contre l’impôt inique sur le salaire, que pensez­vous de cette taxe odieuse ?

   Avant la guerre, le sucre, à la Martinique, se vendait 280 francs la tonne ; le rhum, 35 francs l’hectolitre.

   Aujourd’hui, le premier se vend 3.000 francs et le second 400 francs. Le patron réalise ainsi un bénéfice de 1.000%.

   L’ouvrier gagnait, avant la guerre, 3 francs par jour. Aujourd’hui, il gagne 3 fr. 75 à 4 francs par jour. L’augmentation des salaires atteint donc à peine 30%. Le coût de la vie a augmenté d’au moins 300%.

   Ajoutez à cette disproportion scandaleuse la diminution du pouvoir d’achat du franc et vous aurez une idée de la misère de l’ouvrier indigène.

   Au mois de février 1923, par suite du refus des patrons d’augmenter les salaires, les ouvriers ont fait grève.

   Comme partout, et aux colonies plus qu’ailleurs, le patronat n’hésite guère à verser le sang ouvrier. C’est ainsi que, dans cette grève, deux jeunes ouvriers martiniquais, l’un de 18 ans et l’autre de 19 ans, ont été lâchement assassinés.

   La férocité patronale n’a épargné ni enfant, ni femme. Voici ce que nous a relaté le Paria, dans son numéro de mai 1923 :

   « Le parti-­pris des autorités est manifeste contre les travailleurs. Tous ceux qui avaient refusé le travail au prix offert par les patrons sont dénoncés, arrêtés, fouillés par les gendarmes, qui ont partout montré la plus grande malveillance contre les malheureux.

Ainsi, avant-­hier, deux gendarmes sont allés cueillir, à l’hospice de Trinité, une femme, Louise Lubin, qui a eu les deux cuisses atteintes de balles, le 9 février, lors de la fusillade de Bassignac. On l’a jetée en prison sous prétexte que, « par voie de faits ou menaces, elle aurait porté atteinte à la liberté du travail ».

   Mais, ce qui est certain, c’est que la pauvre femme ne peut marcher, et les gendarmes entendaient la conduire à pied à 32 kilomètres de là, devant M. le juge d’instruction.

   Au moment où elle a été arrêtée, il y avait cinq ou six jours que le médecin, qui habite Fort-­de­-France, à 32 kilomètres de là, ne l’avait visitée.

   Qui donc a donné l’exeat, puisque cette mère de trois enfants, incarcérée, déclare qu’elle n’est pas guérie, qu’elle reste infirme et qu’elle ne peut marcher ?

   J’ai cité ce fait à côté de tant d’autres, aussi révoltants, qui se répètent un peu partout dans la colonie.

   Pendant la grève, sur certaines propriétés, les travailleurs « casés » étaient contraints de travailler sous la surveillance des gendarmes et fusiliers marins, tout comme à l’époque de l’esclavage. »

   Nous lisons dans un journal :

   « A Constantine, des troupes des meskines circulent et mendient. Une des malheureuses est morte près du pont d’El­Kantara, son enfant dans les bras. De Boghari à Djelfa, les trains sont assaillis par des vieillards, des enfants et des femmes, portant des bébés dans leurs bras, demandant la charité. Il sont d’un aspect squelettique, couverts de haillons. On les empêche d’approcher des gares. »

   C’est une douloureuse ironie que la civilisation ­ symbolisée en ses différentes formes, liberté, justice, etc…, par la douce image de la femme et agencée par une catégorie d’hommes qui se piquent de galanterie ­ fasse subir à son emblème vivant les traitements les plus ignobles et l’atteigne honteusement dans ses mœurs, dans sa pudeur et dans sa vie.

   Le sadisme colonial est d’une fréquence et d’une cruauté incroyables, mais nous nous contentons de rappeler ici les quelques faits qui ont été vus et relatés par des témoins non suspects de partialité, et qui permettront à nos sœurs d’Occident de comprendre la valeur de la « mission civilisatrice » et la souffrance de leurs sœurs des colonies.

   « A l’arrivée des soldats, raconte un colonial, la population avait fui, seuls sont restés deux vieillards, une jeune fille et une femme allaitant son nouveau­-né et tenant par la main une fillette de huit ans. Les soldats avaient demandé de l’argent, de l’eau­-de-­vie et de l’opium. Et comme personne ne comprenait le français, devenus furieux, ils assommèrent à coups de crosse l’un des grands­-pères. Ensuite, pendant de longues heures, deux d’entre eux, déjà ivres en arrivant, s’amusèrent à cuire l’autre vieux sur un feu de branches. Cependant, les autres violèrent, à tour de rôle, la jeune fille, la mère et sa fillette.

Puis, ils couchèrent la jeune fille sur le dos, ils la garrottèrent, la bâillonnèrent et l’un d’eux lui enfonça sa baïonnette dans le ventre, lui coupa un doigt pour ravir une bague et la tête pour s’emparer du collier.

Sur le terrain plat des anciennes salines, les trois cadavres sont restés : la fillette mise à nu, la jeune fille éventrée, dont l’avant-­bras gauche raidi dresse vers le ciel indifférent un poing serré, et le cadavre du vieux, horrible celui­-là, nu comme les autres, défiguré par la cuisson, avec sa graisse qui avait coulé et qui s’est figé, avec la peau du ventre boursouflée, rissolée, dorée, comme la peau d’un porc grillé. »

   Après la prise de Cho­moï (Tonkin), le soir, un officier du bataillon d’Afrique voit un prisonnier, vivant, sans blessure. Au matin, il le revoit mort, brûlé, la graisse coulant, la peau du ventre boursouflée, dorée. Des soldats avaient passé la nuit à griller cet être désarmé, tandis que d’autres martyrisaient une femme.

   Un soldat oblige une Annamite à se livrer à son chien. Elle refuse, il la tue d’un coup de baïonnette au ventre. Le même témoin raconte « qu’un jour de fête un soldat en gaieté s’est jeté sur une vieille Annamite qu’il a percée de sa baïonnette sans motif aucun.

   Un soldat jardinier voyant pénétrer, à dix heures du matin, un groupe d’hommes et de femmes dans son jardin, groupe paisible de maraîchers attirés par la curiosité, tirait aussitôt sur eux, avec un fusil de chasse et tuait deux jeune filles.

   Un agent des douanes, s’étant vu refuser l’entrée du domicile d’un indigène, mit le feu à la case et cassa une jambe à la femme de ce dernier au moment où, aveuglée par la fumée, la malheureuse sortait pour s’enfuir avec ses enfants.

   Le sadisme déchaîné des conquérants ne connaît point de limite. Ils poussent leur froide cruauté aussi loin que le raffinement d’une civilisation sanguinaire leur permet d’imaginer.

   Les impôts écrasants frappent non seulement les terres, les bêtes et les hommes, mais leurs bienfaits (!) s’étendent aussi sur la population féminine : « Des pauvresses indigènes, chargées de fers, sont employées au nettoiement des routes. Elles ne sont coupables que de n’avoir pu payer. »

   Parmi tous les efforts que les civilisateurs ont faits pour améliorer la race annamite et l’amener vers le progrès (?), il faut signaler la vente forcée de l’alcool officiel. Il serait trop long d’énumérer ici tous les abus nés de la vente d’un poison, destiné à doser et faire avaler la démocratie.

   Nous avons dit comment, pour enrichir les requins du monopole, le gouvernement criminel de l’Indochine permet à ses valets d’obliger les femmes et les enfants à payer un alcool qu’ils ne consomment pas. Pour plaire aux monopoliseurs, on invente des lois destinées à châtier la contrebande. on fait peser sur la tête de l’indigène un arsenal terriblement garni de peines ; on arme les ­douaniers. Ceux­-ci ont le droit de passer dans les propriétés privées.

   Nous sommes quelque peu étonnés ­ et il y a de quoi ­ lorsque nous voyons arriver à Hanoï ­ou à Haïphong, de longues théories de vieillards, de lemmes enceintes, d’enfants ficelés les uns aux autres deux par deux, conduits par les gendarmes, rendre compte de leurs délits en matière de douanes.

   Mais ce n’est rien à côté de ce qui se passe dans les provinces, et particulièrement en Annam, ,où le résident juge et coffre en bloc, jeunes et vieux, hommes et femmes.

   Le même auteur retrace ensuite le cortège des parents, à la porte des prisons :«Vieillards, femmes, gamins tout ce monde était sale, loqueteux, les joues creuses, les yeux brûlants de fièvre; les enfants étaient traînés, ne pouvant suivre avec leurs petites jambes. Et tous ces épuisés ,, portaient des objets les plus divers, chapeaux, loques, boules de riz cuit, aliments de toutes sortes, destinés à être passés en cachette à l’accusé, père, mari, soutien de famille, presque toujours chef du foyer. »

   Tout ce qu’on a pu dire reste au-­dessous de la vérité. Jamais en aucun temps, dans aucun pays, la violation de tous les droits humains n’a été pratiquée avec un si cruel cynisme.

   Ce ne sont pas seulement des visites domiciliaires à jet continu, ce sont des visites corporelles qui peuvent être opérées en tous lieux sur les indigènes des deux sexes ! Des agents de douanes pénètrent dans des habitations indigènes, obligent des femmes et des jeunes filles à se dévêtir complètement devant eux et, quand elles sont dans le costumes de la Vérité, poussent leur fantaisie lubrique jusqu’à apposer sur le corps le cachet de la douane.

   Oh mères, femmes, filles françaises, qu’en pensez­-vous, mes sœurs! Et vous, fils, maris et frères français ? C’est bien de la galanterie française « colonialisée », n’est­-ce pas ?

   L’enthousiasme des Annamites pour l’instruction moderne effraie l’administration du Protectorat. C’est pourquoi elle ferme les écoles communales, elle les transforme en écuries pour messieurs les officiers, elle chasse les élèves et coffre les maîtres. Une institutrice indigène fut arrêtée, amenée, tête nue, au chef­-lieu sous le soleil brûlant, la cangue au cou.

   Un adjudant chef d’artillerie mettait le feu à une maison, sous prétexte que la propriétaire ne voulait pas le recevoir à minuit.

   Un lieutenant, polygame, jetait à terre une jeune femme annamite et l’assommait à coups de rotin, parce qu’elle ne voulait pas être sa concubine.

   Un autre officier avait violé une fillette dans des conditions odieuses de sadisme. Traduit devant la cour criminelle, il fut acquitté, parce que la victime était une Annamite.

   Dans tous les discours, dans tous les rapports, dans tous les endroits où ils ont l’occasion d’ouvrir la bouche et où il y a des badauds pour les entendre, nos hommes d’État ne cessent d’affirmer que seule l’Allemagne barbare est impérialiste et militariste, tandis que la France, cette France pacifique, humanitaire, républicaine et démocratique, cette France représentée par eux, n’est pas impérialiste, ni militariste. Oh pas du tout ! Si ces mêmes hommes d’État envoient des soldats ­ enfants d’ouvriers et ouvriers eux­-mêmes ­ massacrer les ouvriers d’autres pays, c’est simplement pour apprendre à ceux-­ci à bien vivre.

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