XI. Une utopie irlandaise

La classe laborieuse dans l’histoire irlandaise

James Connolly

XI. Une utopie irlandaise

   « Si Locke lui-même, du haut de son firmament, nous tendait de sa propre main le système de gouvernement le plus parfaitement adapté à la nature et aux aptitudes de la nation irlandaise, ce serait seulement un parchemin pompeux tombé à terre s’il ne contenait d’autre efficience que ses mérites intrinsèques. Tous les vrais Irlandais s’entendent sur ce qu’il faudrait faire, mais la question est de savoir comment il faut le faire. »
Manifeste secret (Irlande), 1795.

   Nous avons montré dans le dernier chapitre comment la fin des guerres napoléoniennes avait provoqué une crise commerciale en Grande-Bretagne et en Irlande, et comment, dans ce dernier pays, elle avait aussi contribué à aggraver la dureté des relations entre propriétaires et tenanciers. Au cours des guerres contre Napoléon, les prix agricoles n’avaient cessé de monter, étant donné les besoins d’approvisionnement du gouvernement britannique, qui devait ravitailler une armée et une flotte immense. La hausse des prix entraîna celle des fermages ; mais alors que la fin du conflit, en stoppant la demande, faisait baisser les prix, ce mouvement de baisse ne fut pas suivi par les fermages. Face à l’effondrement du marché, la stabilité ou la hausse des baux de ferme ne pouvaient avoir comme issue que la guerre agraire.

   Les grands propriétaires fonciers exigèrent leur « livre de chair », et les paysans formèrent des organisations secrètes pour se défendre en semant la terreur parmi leurs oppresseurs. En 1829, l’Acte d’Émancipation des Catholiques fut une nouvelle cause de misère pour le peuple.

   [L’Acte d’Émancipation fut obtenu de la manière décrite par Connolly, à la suite de la campagne menée depuis 1823 par O’Connell et son Association catholique. C’est un tournant essentiel, qui marque en Angleterre la fin de l’« ancien régime » religieux et le début des grandes réformes politiques et économiques du début de l’ère victorienne. Pour les Irlandais, la loi de 1829 met fin à une situation absurde. Inéligibles et exclus de toute fonction depuis le Bill du Test de 1673, les Catholiques irlandais avaient néanmoins obtenu le droit de vote en 1793. Avec l’Union de 1800, ils pouvaient donc voter… pour envoyer aux Communes de Londres des élus protestants. Les Catholiques anglais, quant à eux, n’étaient ni éligibles ni électeurs. La démarche de O’Connell met en lumière l’absurdité de cette situation. Cela dit, l’analyse de Connolly est fort intéressante car elle présente paradoxalement l’Acte d’Émancipation comme un élément d’aggravation du sort des classes populaires irlandaises.]

   Jusque là, il avait été interdit aux Catholiques de siéger à la Chambre des Communes anglaise, d’entrer dans la magistrature, ou d’aspirer à l’une des fonctions supérieures de l’administration civile, militaire ou navale. Daniel O’Connell, ce dirigeant qui avait entraîné toute la population catholique dans une lutte frénétique contre les injustices que lui faisait subir l’« ascendancy »  [Irlandais d’origine anglaise] protestante, fit alors parvenir la lutte à son apogée en se présentant lui-même au Parlement comme candidat du comté de Clare.

   Et il déclara que, s’il était élu, il refuserait de prêter le serment qui était alors exigé des députés, parce qu’il diffamait la religion catholique. En Irlande à cette époque, le scrutin n’était pas secret, chaque électeur devant se prononcer publiquement devant les responsables du bureau de vote et tous les assistants sur le nom du candidat pour lequel il votait. Or, presque tous les tenanciers étaient alors des tenanciers précaires, qui pouvaient être chassés selon le bon plaisir de l’intendant ou du propriétaire.

   Cela transformait les élections en farce et en tragédie ; une farce, si l’on pense à la façon de vérifier la volonté réelle des électeurs, une tragédie quand par hasard un tenancier avait l’audace de voter contre le candidat du propriétaire. Le droit de vote avait été étendu à tous les tenanciers payant un fermage annuel de 40 shillings, quelle que soit leur religion, mais le terrible pouvoir de vie et de mort détenu par le propriétaire empêchait habituellement ce droit de servir la cause populaire.

   Pourtant, quand O’Connell appela les paysans catholiques du comté de Clare à défier la vengeance de leurs tyrans en votant pour lui au nom de la liberté religieuse, ils répondirent noblement à son appel. O’Connell fut élu, ce qui entraîna peu de temps après l’Émancipation des Catholiques. Mais les classes dirigeantes et le gouvernement britannique prirent leur revanche ; ils accolèrent à cette réforme une loi qui privait les petits tenanciers du droit de vote, en faisant passer à 10 livres le cens électoral.

   Jusque là, les grands propriétaires avaient eu plutôt tendance à encourager la croissance de la population sur leurs domaines, parce que cela augmentait le nombre de leurs adhérents politiques ; mais le vote de cet Acte du Parlement faisant disparaître ce motif, ils entamèrent sur le champ l’expulsion massive de leurs tenanciers et la conversion de leurs terres arables en fermes destinées à l’élevage. Pour les classes moyennes, les professions libérales, les propriétaires catholiques, l’Émancipation ouvrait l’accès à toutes les places bien tranquilles disponibles dans l’administration. Elle condamnait, par contre, les Catholiques de la classe pauvre à l’extermination ; telle était la revanche d’un gouvernement étranger et d’une aristocratie dont le pouvoir avait été défié au moment même où elle se croyait la plus forte.

   L’expulsion massive des petits tenanciers et l’absorption de leurs exploitations dans d’immenses fermes d’élevage, en fermant toute possibilité d’emploi aux travailleurs, signifiait la mort de la population agricole, et elle poussa les paysans à rendre coup pour coup par tous les moyens dont ils disposaient. Ils fondèrent des loges de la « Société Secrète » des Rubans, lancèrent au milieu des la nuit des raids contre les demeures des nobles pour y prendre des armes, formèrent de grands rassemblements nocturnes pour aller retourner les herbages et les rendre impropres au pâturage, ils comblèrent les canaux, terrorisèrent les éleveurs pour les pousser à abandonner leur ferme, blessèrent et tuèrent ceux qui étaient entrés au service des éleveurs ou des propriétaires détestés, assassinèrent leurs agents, et parfois, au comble du désespoir, opposèrent leurs corps désarmés aux armes des soldats.

   Le pays fut bouleversé par la plus sanguinaire des guerres civiles [1831 est en effet une année dramatique. En Angleterre, c’est la montée du mouvement ouvrier, avec les débuts du chartisme, et l’agitation pour la réforme électorale. La crise politique va connaître un premier sommet avec les élections d’avril 1831. Au même moment commence en Irlande la « guerre de la Dîme » : les paysans refusent de payer la dîme, malmènent les responsables de l’ordre et paralysent les jurés dans les « Grands Jurys » désignés spécialement pour les crimes agraires. L’Irlande apparaît en effet dans une situation centrale : marquée par des troubles paysans de caractère traditionnel, elle est aussi à la fois le terrain expérimental et le refuge des agitateurs ouvriers et des premiers socialistes, dont un certain nombre sont d’origine irlandaise.]

   En mai 1831, le Lord Lieutenant de l’Irlande, avec une imposante force militaire assistée de l’artillerie fit une descente dans le comté de Clare pour intimider la population. Mais cela n’arrêta pas les expulsions, cela ne fournit pas de travail aux journaliers privés de leurs emplois dans les fermes par le développement de l’élevage, et les « attentats » se poursuivirent. Les patriotes professionnels, les riches catholiques récemment émancipés n’avaient pas plus de pitié pour le peuple malheureux. Ils s’étaient ouvert l’accès aux places et à l’avancement en se servant des journaliers et des cottiers comme d’un levier pour renverser la forteresse du fanatisme et du privilège religieux ; dès lors que la lutte était victorieuse, ils abandonnaient leurs malheureux corréligionnaires à l’affectueuse miséricorde de leurs exploiteurs.

   Au cri de désespoir que poussaient du tréfonds de leur cour les familles expulsées, contemplant, affamées et prostrées sur le bord de la route, leurs maisons abattues ; à l’appel déchirant du journalier, que la perte de son gagne-pain avait mis définitivement au chômage ; aux lamentations des femmes et des enfants mourant de faim, les hommes politiques fournissaient invariablement la même réponse : « Respectez la loi et attendez le Rappel de l’Union. » Nous n’exagérons rien. L’un des deux chauds partisans du Rappel, l’un des plus proches amis de Daniel O’Connell, M. Thomas Steele, fit afficher sur la place du marché d’Ennis et en d’autres endroits du comté de Clare, le manifeste suivant qu’il adressait aux journaliers et aux fermiers réduits au désespoir : « Cessez de vous battre, ou bien je vous dénonce comme traîtres à la cause de la liberté en Irlande… Je vous abandonne au gouvernement, au feu et aux baïonnettes des soldats. Votre sang répondra de votre âme. »

   Cette menace de dénonciation était proférée contre les hommes et les femmes héroïques qui avaient sacrifié leurs demeures, leur sécurité, l’espoir de nourrir leurs enfants, pour parvenir à s’émanciper de la tyrannie religieuse de ces snobs bien nourris qui les avaient ainsi abandonnés. On voit mal ce que le Rappel de l’Union, qu’on leur promettait pour un avenir indéterminé, pouvait apporter aux affamés du comté de Clare, surtout lorsqu’ils savaient que leurs ancêtres avaient été réduits à la famine, expulsés et tyrannisés avant l’Union exactement comme ils l’étaient eux-mêmes après. Et pourtant, à cette époque, on trouvait qu’il était fort patriotique de mettre sur le compte de l’Union tous les maux dont l’Irlande avait hérités jusque dans sa chair même.

   C’est ainsi qu’un certain M. O’Gorman Mahon, intervenant aux Communes de Londres le 8 février 1831, insinuait que la tempête de neige qui recouvrait alors l’Irlande était la conséquence de l’Union législative. Il déclara : « Messieurs les Députés s’imaginent-ils pouvoir empêcher les malheureux qui se trouvent sous cinq pieds de neige, de croire qu’ils verront s’améliorer leur sort grâce au Rappel de l’Union ? On est en droit de dire que l’Angleterre n’a pas provoqué la neige, mais comme les gens se trouvent dans la neige, ils pensent que ce sont leurs liens avec l’Angleterre qui les ont réduits à l’état dans lequel ils se trouvent désormais. »

   Un autre patriote, William Smith O’Brien, qui devait par la suite endosser l’habit de rebelle irlandais, publia en 1830 un pamphlet prônant l’émigration comme seul remède aux malheurs de l’Irlande. D’autre part, une commission fut désignée par la Chambre des Lords en 1839 pour enquêter sur les causes de l’agitation et des conspirations clandestines dans la classe pauvre. Elle entendit plusieurs témoins très au fait de la vie paysanne, et elle suscita des dépositions fort intéressantes, d’où il ressortait que le mal avait des racines beaucoup plus profondes que le seul régime politique et qu’il fallait en réalité les rechercher dans les conditions sociales. Interrogé par exemple sur l’attitude des journaliers envers la « Société des Rubans », l’un des témoins déclara :

   « Beaucoup se tournent vers la Société pour obtenir sa protection. Ils pensent qu’ils n’en ont pas d’autre. »
Question : « Quels sont leurs objectifs principaux ? »
Réponse : « Pouvoir rester sur leurs terres. J’ai souvent entendu leurs conversations, et ils disaient : « Quel bien avons-nous retiré de l’Émancipation ? Sommes-nous mieux nourris et mieux vêtus, nous ou nos enfants ? Ne sommes-nous point tout aussi nus qu’auparavant ; ne mangeons-nous pas toujours nos pommes de terre desséchées, et encore quand nous en trouvons ? Faisons savoir aux fermiers qu’ils doivent nous nourrir et nous payer mieux, et ne point tant donner au propriétaire, mais plus au travailleur. Ne les laissons pas chasser les pauvres de la terre ».

   De même, un député du nom de Poulett Scroope affirma dans un de ses écrits sur la nécessité d’une Loi des Pauvres : « La question de la dîme, de l’Église, des lois sur le Grand Jury, du nombre plus ou moins important de Catholiques nommés shériffs ou magistrats, ce sont là des thèmes d’agitation politique pour les foules désœuvrées ; tandis que les massacres nocturnes, les pillages quotidiens, les insurrections incessantes, l’insécurité de la vie et des biens, qui sont le lot des zones agricoles de l’Irlande, ce n’est pas l’agitation qui les provoque, et ce n’est pas elle qui les règlera. »

   On voit par là que l’opinion de ce député impartial coïncidait avec celle des journaliers révoltés pour qui les problèmes qui accaparent l’attention des politiciens d’hier et d’aujourd’hui avaient assez peu d’importance du point de vue des travailleurs.

   Telle était la situation politique et sociale de l’Irlande en l’an 1831. C’est dans le comté de Clare qu’avait été frappé le coup décisif menant à l’émancipation religieuse, et c’est dans ce même comté qu’allait naître la première tentative pour trouver une voie pacifique menant à l’Émancipation sociale, sans laquelle toutes les autres libertés, la liberté religieuse ou politique, garderaient à jamais, pour le palais des travailleurs, le même goût que les fruits de la Mer Morte.

   En 1823, le grand socialiste anglais Robert Owen , fit un voyage en Irlande et tint un certain nombre de réunions à la Rotonde de Dublin, afin d’expliquer les principes du socialisme à la population de la ville. Ses auditoires se composaient surtout des habitants aisés, comme c’était en fait le cas le plus général à cette époque où le socialisme était un snobisme de riches au lieu d’être le credo des pauvres.

   Sur la tribune, se trouvaient le Duc de Leinster, l’Archevêque catholique Murray, Lord Meath, Lord Cloncurry et d’autres. Owen leur décrivit comment la misère provoquait, pour toutes les classes, l’insécurité de la vie et des biens, et il souligna les bienfaits du système de coopération socialiste. [Owen s’apprête à fonder aux États-Unis sa communauté de New-Harmony (1824-1826)]. A la suite de cette conférence se forma une association intitulée « Société Philanthropique Hibernienne » [Le courant philanthrope est animé par de grands aristocrates tories comme Lord Ashley], destinée à mettre ses idées en application. De l’argent fut réuni par souscription, pour soutenir les objectifs de la société ; un certain général Brown qui donna 1 000 livres, Lord Cloncurry 500, M. Owen lui-même souscrivit pour 1.000 livres et 100 livres vinrent d’autres sources. L’association fit long feu et n’eut aucun résultat concret, mais l’un de ses membres, M. Arthur Vandeleur, un propriétaire irlandais, fut profondément impressionné par tout ce qu’il avait vu et entendu des possibilités ouvertes par le socialisme owénien.

   En 1831, meurtres et attentats culminaient dans le pays, et lui-même avait eu l’expérience de l’insécurité dans laquelle vivait sa classe lorsque son régisseur fut assassiné pour s’être conduit de façon inhumaine avec les travailleurs. Cela le décida à tenter d’établir une colonie socialiste sur l’un de ses domaines, à Ralahine dans le comté de Clare. Dans ce but il invita en Irlande un disciple d’Owen, M. Craig, de Manchester, et il lui confia la tâche de mettre le projet à exécution.

   M. Craig ne connaissait pas l’irlandais, et les gens de Ralahine, pour la plupart, ne connaissaient pas l’anglais, ce qui compliqua beaucoup le travail d’explication ; pourtant, ils parvinrent en fin de compte à se comprendre et le domaine fut transformé en une association intitulée « Association coopérative agricole et industrielle de Ralahine ». Dans le préambule des statuts de l’association, ses objectifs étaient définis de la manière suivante :
« Constitution d’un capital collectif.
Garantie mutuelle entre les membres contre les maux de la pauvreté, de la maladie, de l’infirmité et de la vieillesse.
Acquisition d’un confort dans la vie quotidienne supérieur à celui que possèdent les classes laborieuses dans le présent.
Promotion spirituelle et morale des membres adultes.
Éducation de leurs enfants. »

   Les paragraphes suivants qui sont tirés des statuts de l’association donneront une idée assez juste de ses caractères principaux :

« Base de la Société

Tout le fonds, les instruments de culture ainsi que les autres biens appartiennent en toute propriété à M. Vandeleur jusqu’à ce que la Société ait réuni une somme suffisante pour les racheter ; ils deviendront alors propriété commune de la Société.

Production

Nous prenons l’engagement que : Quels que soient physiquement ou mentalement nos talents individuels, agricoles, industriels, scientifiques, ils auront pour but le bénéfice de tous, soit en les exerçant immédiatement dans toutes les occupations nécessaires, soit en nous communiquant mutuellement nos connaissances, et en particulier aux plus jeunes.
Dans la mesure de ses possibilités pratiques, chaque individu participera aux activités agricoles, en particulier à la moisson, étant bien entendu que personne n’aura le rôle d’un régisseur, mais que tous travailleront.
Tous les jeunes, des deux sexes, s’engageront à apprendre un travail utile, en même temps que l’agriculture et la jardinage, entre les âges de 9 et 17 ans.
Le comité se réunira tous les soirs pour organiser les tâches du lendemain.
Les heures de travail iront de 6 heures du matin à 6 heures du soir en été, et du lever au coucher du soleil en hiver, avec une interruption d’une heure pour déjeuner.
Chaque homme participant aux travaux agricoles recevra 8 pence par jour pour sa peine, et chaque femme 5 pence (c’était le salaire habituel à la campagne, alors que le secrétaire, le magasinier, les forgerons, les menuisiers et quelques autres touchaient un peu plus, l’excédent revenant au propriétaire) ; le tout devant être payé au magasin en vivres et tous articles produits ou entreposés là par la Société, et les autres articles pouvant être achetés ailleurs.
On ne pourra exiger d’aucun membre qu’il accomplisse une fonction ou un travail qui lui soit désagréable ou qu’il soit incapable d’accomplir. Cependant, si l’un des membres considère qu’un autre membre, homme ou femme, n’emploie pas son temps à des activités utiles, il est de son devoir d’en avertir le comité ; le comité devra alors évoquer le comportement de ce membre en assemblée générale, celle-ci ayant le pouvoir, si nécessaire, d’expulser ce membre inutile.

Distribution et économie domestique

Toutes les fonctions accomplies d’ordinaire par des domestiques le seront par les jeunes des deux sexes de moins de 17 ans, soit par roulement soit au choix.
Les dépenses pour la nourriture, l’habillement, le nettoyage et l’éducation des enfants seront payées sur les fonds communs de la société, du sevrage à l’âge de 17 ans où ils pourront être élus comme membres.
On calculera la part les frais de nourriture, d’habillement, etc., des enfants élevés par leurs parents, et vivant avec eux.
Toutes les personnes résidant dans une maison, ou cuisinant et consommant leurs vivres sur place, devront payer le combustible utilisé.
On ne fera rien payer pour le combustible utilisé dans la salle commune.
Le sous-comité chargé de l’économie domestique ou le responsable de ce secteur s’attacheront spécialement à expérimenter et à pratiquer les méthodes les plus adaptées et les plus économiques de préparation et de cuisson de la nourriture.
Tout le lavage sera fait en commun à la buanderie publique ; les dépenses de savon, de travail, de combustible étant également réparties entre les membres adultes.
Chaque membre versera un demi-penny par shilling gagné afin de constituer un fonds placé entre les mains du comité, qui s’en servira pour indemniser tous les membres malades ou victimes d’un accident.
Tout dommage causé par un membre au fonds, aux instruments, ou à tout autre bien appartenant à la société, devra être prélevé sur son salaire, à moins que le comité n’accepte de le prendre à sa charge.
Éducation et formation morale
Nous nous garantissons mutuellement que :
Les enfants d’un membre de la société qui viendrait à mourir seront protégés, éduqués et aimés au même titre que les enfants des membres vivants, et auront droit, à l’âge de 17 ans, à toutes les prérogatives des membres de la société.
Chacun pourra jouir d’une totale liberté de conscience, d’expression et de croyance religieuse.
Aucun alcool d’aucune sorte, ni tabac à fumer ou à priser, ne sera entreposé au magasin ou dans les locaux.
Si l’un d’entre nous se querellait par malheur avec quelqu’un d’autre, nous accepterions de nous en remettre à la décision de la majorité des membres ou d’une personne chargée par cette majorité de trancher la question.
Si quelqu’un désire se marier, il signera à cet effet une déclaration une semaine avant le mariage, afin que soit immédiatement construit ou aménagé un logement pour recevoir les nouveaux époux.
Si quelqu’un veut épouser une personne extérieure à la société, il signera une déclaration comme ci-dessus ; l’entrée de cette personne devra être soumise au vote et, en cas de refus, les deux devront quitter la société.
Si la conduite d’un membre est considérée comme portant atteinte au bien-être de la société, le comité lui expliquera, à lui ou à elle, en quoi sa conduite y a porté atteinte, et si ledit membre continue à violer les statuts, il sera convoqué devant une assemblée générale réunie à cet effet ; si la plainte est justifiée, les membres auront le pouvoir de voter l’expulsion de ce membre récalcitrant à la majorité des trois-quarts des présents.

Gouvernement

La société sera dirigée et ses affaires seront gérées par un comité de neuf membres, élus tous les six mois par tous les membres adultes hommes et femmes, la liste des candidats devant comporter au moins quatre membres du comité sortant.
Le comité se réunira chaque soir, ses délibérations seront régulièrement transcrites dans un registre des procès-verbaux, dont le secrétaire fera le compte-rendu devant l’assemblée générale.
Il se tiendra une assemblée générale de la société chaque semaine ; le trésorier fera contrôler son bilan par le comité, puis le présentera à l’assemblée, à laquelle il sera aussi donné lecture du « Registre des Suggestions ».

   La colonie n’utilisait pas la monnaie courante, mais adopta un système de rétribution par « bons de travail ». Tous les travailleurs recevaient ces bons selon leur nombre d’heures de travail, et pouvaient les échanger au magasin pour acheter tout ce dont ils avaient besoin dans la vie quotidienne. Les bons étaient imprimés sur du carton rigide de la taille d’une carte de visite, et ils représentaient l’équivalent d’une journée de travail, d’une demi-journée, d’un quart, d’un huitième, d’un seizième de journée de travail. Il y avait aussi des bons spéciaux imprimés en rouge, pour un jour et demi et deux jours de travail.

   Selon M. Craig, qui a décrit la colonie dans un livre publié par Heywood and Sons à Manchester sous le titre : Histoire de Ralahine, et que nous recommandons vivement à nos lecteurs, « le travail effectué était mentionné chaque jour sur une « Liste des travaux », qui était affichée bien en vue pendant toute la semaine. Les membres pouvaient à leur gré travailler ou non. Mais sans travail, pas d’inscription et donc pas de paie. Concrètement, cette organisation s’avéra fort efficace. Personne ne restait sans rien faire. » Craig commente plus loin :

   « Les avantages des bons de travail furent rapidement évidents pour le budget des sociétaires. Ils n’avaient aucune inquiétude pour l’emploi, le salaire, le prix des vivres. Chacun pouvait avoir autant de légumes qu’il ou elle le désirait. Les dépenses d’alimentation ou d’éducation des enfants étaient prises en charge dès le berceau par la caisse commune. Si nous voulions y faire régner la justice, il nous fallait adopter des règles équitables. Et seul pouvait y conduire un système égalitaire fondé sur la propriété collective où le travail de chaque membre a la même valeur que celui des autres et où l’on échange du travail contre du travail. Il ne fut pas possible de parvenir à ce degré d’égalité à Ralahine, mais nous prîmes des dispositions pour que tous y éprouvent un sentiment de sécurité, de loyauté et de justice. Les prix des fournitures étaient fixes et uniformes. Un travailleur payait un shilling par semaine pour consommer autant de légumes et de fruits qu’il le désirait ; un penny pour un quart de lait ; quatre pence pour une livre de bœuf ou de mouton, deux pence et demi pour une livre de porc. Les membres mariés qui vivaient à part payaient six pence par semaine pour le loyer et deux pence pour le combustible. »

   Lorsqu’on traite de l’Irlande, il est impossible de négliger la question de l’attitude du clergé. Il est donc intéressant de citer un Anglais venu visiter Ralahine, M. Finch, qui écrivit par la suite une série de quatorze lettres où il décrivait la communauté, et qui proposa de déposer un rapport spécial sur le sujet devant une commission restreinte de la Chambre des Communes.

   « La seule religion, écrit-il, qu’on enseignait dans l’association, c’était le souci permanent de rendre chacun, homme, femme ou enfant, le plus heureux possible. Aussi ne se servait-on pas de la Bible comme d’un manuel scolaire ; on n’enseignait aucune opinion sectaire dans les écoles ; il n’y avait aucun conflit public sur les dogmes religieux ou les questions de partis politiques ; les membres n’avaient pas le droit de tourner en dérision la religion des autres, et il n’existait aucune tentative de prosélytisme. Une totale liberté était assurée à tous dans l’accomplissement de leurs pratiques et de leurs devoirs religieux. L’enseignement religieux était confié à des ministres de la religion et aux parents ; mais aucun prêtre n’était rétribué avec l’argent de la société. Néanmoins, les prêtres catholiques et protestants se déclaraient favorables au système dès qu’ils le comprenaient, entre autres parce qu’ils se rendaient compte que ces gens sobres et actifs avaient désormais quelque chose à leur donner sur leurs économies, eux qui, auparavant n’étaient que des mendiants. »

   M. Craig fait aussi remarquer qu’après quelques temps de fonctionnement, les membres de la communauté étaient devenus meilleurs catholiques qu’au début. Lui-même eut d’abord beaucoup de mal à se préserver des attaques de prosélytes protestants fort zélés, et sa fermeté fut l’un des principaux atouts qui lui permirent, en défendant de toutes ses forces le caractère totalement impartial de l’enseignement, de gagner la confiance et le soutien des gens.

   Tous les conflits entre sociétaires étaient réglés lors des assemblées générales auxquelles participaient les adultes des deux sexes et dont étaient rigoureusement exclus tous les juges, avocats et autres membres de la corporation des hommes de loi.

   Ceux qui craignent que l’instauration de la propriété collective ne nuise au progrès et à l’invention, seront certes rassurés d’apprendre que cette communauté de paysans irlandais « ignorants » introduisit à Ralahine la première moissonneuse utilisée en Irlande et qu’elle la salua comme un bienfait des dieux à une époque où en Angleterre les gentlemen-farmers en étaient encore à débattre gravement de la possibilité d’utiliser cette invention. Nous tirons les passages suivants d’une adresse aux agriculteurs du comté de Clare, publiée par la communauté à l’occasion de l’introduction de cette machine. Ils montrent les conséquences différentes d’une invention selon qu’on se trouve en régime de propriété collective ou de propriété capitaliste :

   « Notre machine est l’une des premières jamais proposées aux classes laborieuses dans le but de faciliter leur travail tout en accroissant leur bien-être. Elle ne favorise aucun d’entre nous à titre exclusif, et elle ne prive personne de son travail. Toutes les machines utilisées pour raccourcir la durée du travail, ont tendance, sauf dans une société coopérative telle que la nôtre, à faire baisser les salaires, à priver les travailleurs d’emploi, et, en fin de compte, soit à les affamer, soit à les contraindre de trouver un nouvel emploi (ce qui fait aussi baisser leur salaire), soit à les pousser à l’émigration. Alors, si les classes laborieuses voulaient s’unir fraternellement et pacifiquement pour adopter notre système, aucun pouvoir ni aucun parti ne pourrait empêcher leur victoire. »

   Ce texte fut publié par décision du comité le 21 août 1833. A en considérer la date, on ne peut qu’être stupéfait de tout ce qui a été oublié depuis lors dans le comté de Clare comme dans le reste de l’Irlande.

   Il ne faut pas s’imaginer que le propriétaire du domaine sur lequel se trouvait Ralahine avait, dans son enthousiasme pour le socialisme, perdu de vue son intérêt personnel. Au contraire, en remettant ses exploitations à la communauté, il stipula que devait lui être versé un loyer en nature extrêmement lourd. Nous extrayons de Brotherhood, revue socialiste chrétienne publiée dans le nord de l’Irlande en 1891, un état de loyers, suivi d’un exposé très clair sur les principaux enseignements de Ralahine. L’auteur, qui est le rédacteur en chef de la revue, M. Bruce Wallace, défend depuis longtemps avec un dévouement sans faille la cause du socialisme en Irlande :

   « L’Association devait livrer chaque année, à Palahine, Bunratty, Clare ou Limerick, selon le gré du propriétaire, libres de tout frais
Froment     320 barils
Orge     240 barils
Avoine     50 barils
Beurre     10 quintaux
Porc     30 quintaux
Boeuf     70 quintaux

[un « barrel » : 163,44 L; un « quintal » : 50,802 kg]

Tous ces produits, aux prix de l’époque, représenteraient environ 900 de nos livres : 700 livres de loyer pour l’utilisation des éléments naturels et 200 livres d’intérêt sur le capital. Ces pauvres travailleurs irlandais devaient donc verser un tribut fort lourd pour avoir le privilège de rendre productif un petit morceau de leur sol natal. C’était, bien entendu, autant qu’il fallait retrancher des ressources destinées à améliorer leur médiocre situation. Lorsque d’autres expériences seront tentées sur le modèle de Ralahine, reprenant les principes d’une agriculture coopérative, il sera nécessaire de tout faire pour réduire au minimum le tribut à payer aux gens qui ne travaillent pas et, si possible, pour s’en débarrasser totalement. Malgré cette lourde charge qui les contraignait à produire de quoi entretenir luxueusement ces oisifs, le sort des travailleurs de Ralahine, comme nous le verrons, avait connu une amélioration prodigieuse grâce à l’introduction du principe coopératif ; on imagine à quel point il aurait pu encore s’améliorer s’ils n’avaient eu à supporter ce décourageant poids mort. »

   Tels sont les enseignements de Ralahine. Si toute la terre et tous les bâtiments avaient appartenu au peuple, si tous les autres domaines d’Irlande avaient été gérés selon des principes identiques, et les industries de même, les uns et les autres envoyant des délégués pour débattre des affaires du pays auprès d’un centre commun tel que Dublin, c’était là les fondations et la charpente d’une Irlande libre qui étaient déjà mises en place: Le jour où l’Irlande parviendra à prendre complètement en mains son propre destin, elle devra, si elle veut le bonheur de son peuple, généraliser à l’échelle nationale les mesures sociales de Ralahine. Sinon, elle ne sera qu’un autre purgatoire pour ses pauvres, car à tous leurs tourments s’ajoutera le souvenir des promesses trompeuses des réformateurs politiques.

   Dans le comté qui subissait la plus forte criminalité de toute l’Irlande, cette expérience limitée de socialisme faisait disparaître le crime ; là où s’étaient déroulées des luttes religieuses acharnées, elle introduisait la plus clémente des tolérances ; là où l’ivrognerie avait alimenté les plus noires passions, elle instaurait la sobriété et la modération ; là où la pauvreté et le dénuement avaient fait naître la sauvagerie, le maraudage nocturne, le mépris de tous les liens sociaux, elle faisait régner la sécurité, la paix et le respect de la justice. Pour y parvenir, il avait suffi que se développe une nouvelle conception de la société, grâce à l’institution d’une propriété collective permettant un profit collectif. Si de tels changements sont parvenus à éclore, que ne peut-on espérer le jour où ils fleuriront ? Si une expérience limitée de socialisme, avec tous les défauts d’une expérience, parvient à des résultats si prodigieux, à quoi n’est-on pas en droit de s’attendre si l’Irlande entière, le monde entier, s’organisaient ainsi sur la base de la propriété collective, si l’exploitation et la domination étaient pour toujours abolies ?

   Ce qui provoqua l’échec de l’Association, ce furent les lois agraires iniques appliquées par la Grande-Bretagne, qui déniaient le droit à une telle communauté de prendre un bail et d’agir comme un fermier individuel. Le propriétaire, M. Vandeleur, se ruina dans une transaction risquée à Dublin, et, incapable de payer ses dettes, il s’enfuit ignominieusement. Les gens qui reprirent le domaine en faillite refusèrent de reconnaître la communauté, exigèrent de traiter ses membres comme des travailleurs ordinaires du domaine, firent saisir les bâtiments et les terres et prononcèrent la dissolution de l’Association.

   Ce fut la fin de Ralahine. Mais dans l’Irlande régénérée de l’avenir, on admirera l’œuvre de ces simples paysans, on y verra une étape importante dans la marche du genre humain vers sa complète émancipation sociale. Ralahine a été comme un point d’interrogation irlandais se dressant dans le désert de la pensée capitaliste et de la pratique féodale, les défiant, en vain, l’une et l’autre de fournir une réponse.

   D’autres communautés moins importantes s’établirent aussi en Irlande à la même époque. Un certain Lord Wallscourt fonda une communauté assez semblable sur son domaine dans le comté de Galway. La Quarterly Review de novembre 1819 signalait qu’existait alors une petite communauté à 9 miles de Dublin, qui possédait trente arpents, entretenait un prêtre et une école de 200 enfants, avait construit des bâtiments, fabriquait et vendait des voitures d’excursion, et comprenait des bouchers, des charpentiers et des charrons.

   Les Quakers de Dublin établirent une usine coopérative de drap, qui fut florissante jusqu’au jour où un litige provoqué par des membres mécontents, gagnés à la cause de capitalistes concurrents, entraîna sa disparition. Et une maison communautaire fut installée à Dublin pendant fort longtemps par des membres de la même secte religieuse, mais sans autre motif que de promouvoir le progrès social. Nous savons que le vaste magasin de MM. Ganly and Sons sur le quai Usher de Dublin servit de foyer à cette communauté qui put vivre, travailler et profiter de ces salles immenses, dormant dans des pièces plus petites qui appartiennent aujourd’hui à un adjudicateur capitaliste.

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