5 – La « commune » sous l’occupation espagnole

Le problème de la terre au Pérou

Jose Carlos Mariategui

5 – La « commune » sous l’occupation espagnole

   Les lois concernant les Indiens protégeaient la propriété indigène et reconnaissaient son organisation « communiste ». La législation relative aux « communes » indigènes s’adapta à la nécessité de ne pas attaquer les institutions et les coutumes étrangères à l’esprit religieux et au caractère politique de l’occupant. Une fois l’Etat inca détruit, le communisme agraire de 1′ « ayllu » n’était incompatible ni avec l’un, ni avec l’autre. Tout au contraire, les Jésuites utilisèrent précisément le communisme indigène au Pérou, au Mexique et sur une plus grande échelle encore au Paraguay, à des fins de catéchisation. Le régime moyennâgeux, théoriquement et pratiquement, conciliait la propriété féodale et la propriété communautaire.

   La reconnaissance des communes et de leurs coutumes économiques par la loi, n’était pas la preuve d’un sage réalisme de la part des colonisateurs, mais concordait absolument avec la théorie et la pratique féodales. Les dispositions des lois coloniales sur la commune, maintenaient sans dommage leur mécanisme économique, mais en revanche changeaient, ce qui était logique, les coutumes contraires à la doctrine catholique et tendaient à faire de la commune un élément de sa machine économique et fiscale. La commune pouvait et devait subsister pour la plus grande gloire et le plus grand profit du roi et de l’Eglise.

   Nous savons bien que cette législation eut cours uniquement sur le papier. La propriété indigène ne put être suffisamment protégée pour des raisons dépendantes de la pratique coloniale. Sur ce fait, tous les témoignages s’accordent. Ugarte fait les constatations suivantes : « Ni les mesures prévues à Tolède, ni celles que l’on tenta dans plusieurs cas de mettre en pratique ne purent empêcher qu’une grande partie de la propriété indigène passa légalement ou illégalement aux mains des Espagnols ou des créoles. Une des institutions qui facilita ce dépouillement dissimulé fut celui des « Encomiendas » ((NT : Encomienda : Dans le système de l’encomienda, les indiens étaient placés sous la responsabilité d’un encomendero, genre de fermier général désigné par l’autorité royale, qui devait les protéger, les nourrir, les vêtir et les évangéliser. En échange, les indiens lui fournissaient leur travail, et payaient un impôt sur les terres dont ils avaient la possession. A cette fin, les populations indigènes étaient périodiquement recensées et inspectées.)). Conformément à l’esprit de l’institution, l’« encomendero » était chargé du recouvrement des impôts, de l’organisation et de la christianisation de ses tributaires. Mais, en fait, c’était un seigneur féodal, propriétaire des domaines et des vies, car il disposait des Indiens selon son bon plaisir, comme si ce n’étaient que les arbres du bosquet, les enlevait ou les tuait, et s’appropriait leurs terres par un moyen ou par un autre. En résumé, le régime agraire colonial finit par substituer des latifundia de propriété individuelle et cultivés par les Indiens sous une organisation féodale, à une grande partie des communes agraires indigènes. Loin d’être divisés au fil du temps, ces grands fiefs se sont concentrés et consolidés entre peu de mains du fait que la propriété immobilière était prise dans d’innombrables rêts et soumise à des fardeaux perpétuels qui l’ont immobilisée, tels les majorats, les chapellenies, les fondations, les patronats et autres formes de propriété  » ((Ugarte, op. cité.)).

   De même les communautés rurales n’ont pas disparu avec la féodalité en Russie, pays avec lequel il est toujours intéressant de faire un parallèle parce que de le processus historique s’y rapproche beaucoup plus de celui de ces pays agricoles et semi-féodaux que de celui des pays capitalistes d’Occident. Eugéne Schkaff, étudiant l’évolution du « mir » en Russie, écrit :  » Comme les seigneurs devaient répondre de tous les impôts, ils ont voulu que chaque paysan ait plus ou moins la même étendue de terre pour que chacun contribuât avec son travail à payer l’impôt ; et pour qu’à ceux-ci il soit assuré un caractère effectif , ils ont établi la responsabilité solidaire. Le gouvernement l’a étendue à d’autres paysans. Les distributions avaient lieu quand le nombre de serfs avaient varié. Le féodalisme et l’absolutisme ont transformé peu à peu l’organisation commune des paysans en instrument d’exploitation et, sous cet aspect, l’émancipation des serfs n’a pas apporté de changement  » ((Eugéne Schkaff, « La Question Agraire en Russie ».)). Sous le régime de propriété seigneurial, le « mir » russe, comme la commune péruvienne, subit une dénaturation complète. La surface des terres, disponibles pour les habitants de la commune, se faisait chaque fois plus insuffisante et sa répartition chaque fois plus mauvaise. Le mir ne garantissait pas aux paysans la terre nécessaire à leur subsistance mais par contre il garantissait aux propriétaires la provision de bras indispensables à l’entretien de leur latifundia. Quand on abolit le servage, en 1861, les propriétaires trouvèrent le moyen de le rétablir en réduisant les parcelles accordées à leurs paysans à une surface qui ne leur permit pas de subsister de leurs propres récoltes. L’agriculture russe conserva, de cette façon, son caractère féodal. Le « latifundista » employa la réforme à son profit. Il s’était déjà rendu compte qu’il était de son intérêt d’octroyer aux paysans une parcelle de terre tant que cette dernière ne suffisait pas à sa subsistance ni à celle de sa famille. Il n’y avait pas de moyen plus sûr pour aliéner le paysan à la terre, en limitant en même temps au maximum son émigration. Comme si ne lui suffisait pas la misère à laquelle sa parcelle infime le condamnait, le paysan se trouvait forcé de prêter ses services au propriétaire, qui comptait bien l’obliger au travail dans sa grande propriété rurale, les prés, les bois, les moulins, les eaux, etc. sur lesquels il régnait.

   La coexistence de « communes » et de latifundia au Pérou est donc parfaitement expliquée, non seulement par les caractéristiques propres au régime colonial espagnol, mais aussi par l’expérience de l’Europe féodale. Cependant, sous ce régime, la commune ne pouvait être réellement protégée, à peine pouvait-elle être tolérée. Le latifundista lui imposait la loi de sa force despotique, sans contrôle possible de la part de l’Etat. La commune survivait mais à l’intérieur d’un régime de servitude. Avant, elle était la cellule même de l’Etat et lui assurait le dynamisme nécessaire au bien-être de ses membres. La colonisation la pétrifiait dans la grande propriété, base d’un nouvel Etat, étranger à son destin.

   Le libéralisme des lois de la République, impuissant à détruire la féodalité et à créer le capitalisme, devait plus tard rejeter le soutien formel que l’absolutisme des lois de la colonisation lui avait donné.

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