6 – La révolution de l’Indépendance et la propriété agraire

Le problème de la terre au Pérou

Jose Carlos Mariategui

6 – La révolution de l’Indépendance et la propriété agraire

   Commençons maintenant à examiner comment on présente le problème de la terre sous la République. Pour exposer mes points de vue sur cette période, concernant la question agraire, je dois insister sur un concept que j’ai déjà utilisé au sujet du caractère de la révolution d’indépendance du Pérou. La révolution au Pérou correspond à la formation de sa bourgeoisie. Les éléments d’une économie capitaliste étaient, dans notre pays, bien plus embryonnaires qu’en d’autres pays de l’Amérique où la révolution dut compter avec une bourgeoisie moins faible, plus développée.

   Si la révolution avait été un mouvement des masses indigènes ou bien si elle avait représenté « leurs » revendications, elle aurait eu nécessairement une physionomie agraire.

   On a déjà étudié comment la révolution française profita surtout à la classe paysanne, sur laquelle elle dut s’appuyer pour éviter le retour à l’ancien régime. Ce phénomène paraît caractéristique, en général, de la révolution bourgeoise comme de la révolution socialiste, à en juger par les conséquences mieux définies et plus stables du renversement de la féodalité en Europe centrale et du tsarisme en Russie. Dirigées et faites principalement par la bourgeoisie et le prolétariat urbains, l’une et l’autre révolution ont immédiatement été fructueuses pour les paysans. Surtout en Russie, c’est cette classe qui a récolté les premiers fruits de la révolution bolchevique, d’autant plus que dans ce pays il n’y avait pas eu de révolution bourgeoise qui, à son temps, aurait liquidé la féodalité et l’absolutisme et installé à sa place un régime démocratique et libéral.

   Mais, pour que la révolution démocratique et libérale produise ces effets, deux prémisses ont été nécessaires : l’existence d’une bourgeoisie consciente des fins et des intérêts de son action et l’existence d’un état d’esprit révolutionnaire dans la classe paysanne et, surtout, sa revendication du droit à la terre exprimée en termes incompatibles avec le maintien au pouvoir de l’aristocratie foncière.

   Au Pérou, moins encore que dans les autres pays d’Amérique, la révolution de l’indépendance n’était pas l’aboutissement de ces prémisses. La révolution avait triomphé en raison de la solidarité continentale contraignante des peuples qui se rebellaient contre la domination espagnole et parce que les circonstances politiques et économiques du monde travaillaient en sa faveur. Le nationalisme continental des révolutionnaires hispano-américains se joignait à cette solidarité forcée de leurs destins pour faire rentrer les peuples les plus avancés dans leur marche vers le capitalisme dans la même voie que les plus arriérés.

   Etudiant la révolution argentine et, ensuite, l’américaine, Echeverría classifie les classes de la façon suivante : « La société américaine – dit-il – était divisée en trois classes opposées par leurs intérêts, sans aucun lien social, qu’il soit moral ou politique. La première était composée des magistrats, du clergé et d’autres notables autoritaires ; la deuxième des enrichis par le monopole et le caprice de la fortune ; la troisième des roturiers, appelés « gauchos » et « compadritos » au Río de la Plata, « cholos » au Pérou, « rotos » au Chili, « leperos » au Mexique. Les races indigènes et africaines étaient esclaves et avaient une existence extra-sociale. Les premiers jouissaient sans produire et tenaient leur pouvoir et leurs droits locaux de l’hidalgo. C’était l’aristocratie composée en majeure partie des Espagnols et de très peu d’américains. Les deuxièmes jouissaient en exerçant tranquillement leur industrie ou commerce, c’était la classe moyenne qui était établie dans les conseils locaux [cabildos]; les troisièmes, uniques producteurs de par leur travail manuel, se composaient des artisans et de prolétaires en tout genre. Les descendants américains des deux premières classes, qui recevaient leur éducation en Amérique ou dans la Péninsule, ont été ceux qui ont levé l’étendard de la révolution. » ((Esteban Echeverría, « Antécédents et premiers pas de la révolution de Mai ».))

   La révolution américaine, au lieu du conflit entre la noblesse terrienne et la bourgeoisie commerçante, produisit dans beaucoup de cas leur alliance, soit en raison de l’influence des idées libérales qui accusaient l’aristocratie, soit parce qu’en beaucoup de cas on ne voyait dans cette révolution qu’un mouvement d’émancipation vis- à-vis de la couronne d’Espagne. La population paysanne, qui est indigène au Pérou, n’avait pas de présence directe, active, dans la révolution. Le programme révolutionnaire ne mettait pas ses revendications en avant.

   Mais ce programme s’inspirait de l’idéologie libérale. La révolution ne pouvait pas faire abstraction de principes qui reconnaissaient l’existence de revendications agraires, fondées dans la nécessité pratique et dans la justice théorique de libérer la propriété de la terre des entraves féodales. La République inscrivit ces principes dans ses statuts. Le Pérou n’avait pas une classe bourgeoise capable de les appliquer en harmonie avec ses intérêts économiques et sa doctrine politique et juridique. Mais la République parce que tels étaient le cours et la tâche que lui assumait l’Histoire devait se constituer à partir de principes libéraux et bourgeois. Toutefois, en ce qui concerne les conséquences pratiques de la révolution, elle ne pouvait faire autrement que de rester dans les limites que lui fixaient les intérêts des grands propriétaires.

   C’est pourquoi, la politique de démembrement de la propriété agraire, imposée par les fondements politiques de la République, ne s’est pas attaqué à la grande propriété rurale. Et – bien que par compensation les nouvelles lois ordonnassent la distribution de terres aux indigènes – elle s’est attaqué en revanche, au des postulats libéraux, à la « commune ».

   On inaugura ainsi un régime qui, quels que fussent ses principes, rendaient pire la condition des indigènes au lieu de l’améliorer. Et ceci n’était pas la faute de l’idéologie qui inspirait la nouvelle politique et qui, correctement appliquée, aurait dû mettre fin à la propriété féodale de la terre en transformant les indigènes en petits propriétaires.

   La nouvelle politique abolissait formellement les « mitas », les services, etc. Elle comprenait l’ensemble de mesures qui signifiaient l’émancipation du serf indigène. Mais comme, d’autre part, elle laissait intacts le pouvoir et la force de la propriété féodale, elle invalidait ses propres mesures de protection de la petite propriété et du paysan-travailleur.

   L’aristocratie terrienne conservait, sinon ses privilèges de principe, du moins ses positions de fait. Au Pérou elle continuait à être la couche dominante. La révolution n’y avait pas de réellement amené au pouvoir une nouvelle classe. La bourgeoisie artisanale et commerçante était trop faible pour gouverner. L’abolition du servage ne dépassait pas le stade d’une déclaration théorique. Parce que la révolution n’avait pas touché à la grande propriété rurale, et que le servage n’est qu’un des visages du féodalisme, mais n’est pas le féodalisme même.

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