L’attitude de la bourgeoisie à l’égard du prolétariat

La situation des classes laborieuses en Angleterre

Friedrich Engels

L’attitude de la bourgeoisie à l’égard du prolétariat

   Lorsque je parle ici de la bourgeoisie, j’y inclus en même temps ce qu’on appelle l’aristocratie, car elle n’est aristocratie, n’a de privilèges que par rapport à la bourgeoisie, mais non par rapport au prolétariat. Le prolétaire ne voit en ces deux catégories de personnes que le possédant, c’est-à-dire le bourgeois. Auprès du privilège de la propriété, tous les autres privi­lèges s’effacent. La seule différence, c’est que le bourgeois proprement dit s’oppose au prolétaire des usines et en partie à celui des mines, et, comme fermier, au journalier agricole également, tandis que celui qu’on nomme aristocrate n’a de contact qu’avec les prolétaires agricoles et avec une fraction seulement des prolétaires des mines.

   Je n’ai jamais vu une classe si profondément immorale, si incurablement pourrie et inté­rieu­rement rongée d’égoïsme, si incapable du moindre progrès que la bourgeoisie anglaise, et j’entends par là surtout la bourgeoisie proprement dite, singulièrement la bourgeoisie libérale, qui veut abroger les lois sur les grains. Pour elle il n’existe rien au monde qui ne soit là pour l’argent, sans l’excepter elle-même, car elle ne vit que pour gagner de l’argent et pour rien d’autre, elle ne connaît pas d’autre félicité que de faire une rapide fortune, pas d’autre souf­france que de perdre de l’argent((Carlyle donne dans son Past and Present [Passé et présent], Londres, 1843, une admirable description de la bourgeoisie anglaise et de son écœurante cupidité ; je l’ai traduite en partie dans les Annales franco -allemandes et je prie le lecteur de s’y reporter*.
* Éditions des Œuvres de Marx et Engels, Dietz, Berlin, 1957, tome I, pp. 525-549.)). Avec une telle rapacité et une telle cupidité il est impos­sible qu’il existe un sentiment, une idée humaine qui ne soient souillés. Certes, ces bourgeois anglais sont de bons époux et de bons pères de famille, ils ont aussi toutes sortes de « vertus privées » comme on dit, et, dans les rapports de la vie courante, ils semblent tout aussi respectables et corrects que tous les autres bourgeois ; même dans les affaires, on peut mieux traiter avec eux qu’avec les Allemands ; ils ne marchandent et n’ergotent pas tant que nos épiciers, mais qu’importe tout cela ? En dernier ressort, le seul facteur décisif reste l’intérêt particulier et spécialement la volonté de gagner de l’argent. Un jour je pénétrai dans Manchester avec un de ces bourgeois et discutai avec lui de la construction déplorable, malsaine, de l’état épouvantable des quartiers ouvriers et déclarai n’avoir jamais vu une ville aussi mal bâtie. L’homme m’écouta calmement et au coin de la rue où il me quitta, il déclara : « And yet, there is a great deal of money made here. » (Et malgré tout, on gagne ici énormément d’argent.) « Au revoir, Monsieur ! » Le bourgeois se moque éperdument de savoir si ses ouvriers meurent de faim ou pas, pourvu que lui gagne de l’argent. Toutes les conditions de vie sont évaluées au critère du bénéfice, et tout ce qui ne procure pas d’argent est idiot, irréalisable, utopique. C’est pourquoi l’économie politique, science qui étudie les moyens de gagner de l’argent, est la science préférée de ces juifs usuriers. Ils sont tous économistes. Le rapport de l’industriel à l’ouvrier n’est pas un rapport humain, mais une relation purement économique. L’industriel est le « capital », l’ouvrier est le « travail ». Si l’ouvrier ne veut pas se laisser enfermer dans cette abstraction, s’il affirme qu’il n’est pas le « travail » mais un homme qui, il est vrai, possède entre autres la faculté de travailler, s’il s’avise de croire qu’il ne devrait pas se laisser vendre et acheter en tant que « travail », en tant que marchandise, sur le marché, l’entendement du bourgeois est alors comme frappé de stupeur. Il ne peut comprendre qu’il puisse avoir avec les ouvriers d’autres rapports que ceux de l’achat et de la vente, et il ne voit pas en eux des hommes mais des « mains » (hands), puisque c’est ce nom qu’il leur jette constamment à la face ; et, comme dit Carlyle, il ne reconnaît pas d’autre relation d’un homme à un autre homme, que celle du paiement comp­­tant. Même les liens entre lui et sa femme ne sont – dans 99 % des cas – qu’un « paiement comptant ». L’esclavage misérable dans lequel l’argent tient le bourgeois marque même le langage, du fait de la domination de la bourgeoisie ; l’argent fait la valeur de l’homme ; cet homme vaut 10,000 livres (he is worth ten thousands pounds), c’est-à-dire il les a. Quiconque a de l’argent est « respectable », appartient à « la meilleure catégorie de gens » (the better sort of people), est « influent » (influential) et ce qu’il accomplit fait époque dans son milieu. Le sordide esprit mercantile imprègne la langue tout entière, tous les rapports humains sont tra­duits en formules commerciales expliquées sous forme de catégories économiques. Com­mande et fourniture, demande et offre, supply and demand, telles sont les formules à l’aide desquelles la logique de l’Anglais juge toute la vie humaine. Voilà qui explique la libre concurrence partout, voilà qui explique le régime du « laissez-faire » et du « laisser-aller » dans l’administration, dans la médecine, l’éducation et bientôt aussi dans la religion où la domination de l’Église d’État s’effondre de plus en plus. La libre concurrence ne veut pas de limites, pas de contrôle d’État ; tout l’État lui pèse, son vœu le plus cher serait d’être dans un régime tout à fait dépourvu d’État, où chacun pourrait exploiter son prochain à cœur joie comme dans la « société » de notre ami Stirner, par exemple. Mais comme la bourgeoisie ne peut se passer de l’État, ne serait-ce que pour tenir en respect le prolétariat qui lui est tout aussi nécessaire, elle utilise le premier contre le second et cherche à tenir l’État le plus possible à distance en ce qui la concerne.

   Il ne faudrait cependant pas croire que l’Anglais « cultivé » fait si ouvertement étalage de cet égoïsme. Au contraire il le dissimule avec la plus vile hypocrisie. – Comment ? Vous dites que les riches Anglais ne pensent pas aux pauvres, eux qui ont bâti des établissements de bienfaisance comme on n’en voit dans aucun autre pays ? Oui-da, des établissements de bienfaisance ! Comme si c’était rendre service au prolétaire que de commencer par l’exploiter jusqu’au sang pour pouvoir ensuite apaiser sur lui avec complaisance et pharisaïsme votre prurit de charité et pour vous présenter à la face du monde en grands bienfaiteurs de l’huma­nité, alors que vous rendez à ce malheureux que vous avez sucé jusqu’à la moelle, la centième partie de ce qui lui revient ! Bienfaisance qui dégrade plus encore celui qui la pratique que celui qui la reçoit ; bienfaisance qui enfonce encore davantage dans la poussière le malheureux qu’on a foulé aux pieds, qui implique que le paria déshumanisé, exclu de la société, renonce d’abord à la dernière chose qui lui reste, à son aspiration à la qualité d’homme, et mendie d’abord sa grâce auprès de la bourgeoisie, avant qu’elle lui fasse la grâce de lui imprimer sur le front, en lui faisant l’aumône, le sceau de la déshumanisation ! Mais à quoi bon ces réflexions. Écoutons la bourgeoisie anglaise elle-même. Il n’y a pas même un an, j’ai lu dans le Manchester Guardian la lettre suivante, adressée au Rédacteur en chef, qui la publia sans autre commentaire, comme une chose toute naturelle et raisonnable :

   « Monsieur le Rédacteur en chef,

Depuis quelque temps on rencontre dans les grandes rues de notre ville une foule de mendiants qui, tantôt par leurs vêtements en haillons et leur aspect maladif, tantôt par l’étalage de blessures béantes et d’infirmités repoussantes, cherchent à éveiller la pitié des passants de façon souvent fort impudente et fort offensante. J’incline à croire que lorsqu’on paye non seulement l’impôt pour les pauvres, mais qu’on apporte en outre une généreuse contribution à l’entretien d’établissements de bienfaisance, on en a fait assez pour avoir le droit d’être enfin à l’abri d’importu­nités aussi désagréables et cyniques ; et à quoi donc sert l’impôt si lourd que nous payons pour l’entretien de la police municipale, si la protection qu’elle nous accorde ne nous permet même pas d’aller tranquillement en ville ou d’en revenir ? – J’espère que la publication de ces lignes dans votre journal qui jouit d’une grande diffusion, incitera les pouvoirs publics à faire disparaître cette calamité (nuisance) et je reste

Votre très dévouée,

Une Dame((On n’a pas réussi jusqu’ici à retrouver l’original de ce texte. Une lettre d’inspiration semblable signée « Une femme qui souffre » a été publiée dans le numéro du 20 décembre 1843 : « Me permettez-vous… d’attirer l’attention sur le nombre de mendiants qui, notamment les jours de marché, s’installent en divers endroits de la ville, exhibent leurs membres brûlés ou mutilés et s’imposent à l’attention des passants, au grand dam de tous ceux qui les voient et surtout des dames dont certaines ont été désagréablement importunées ».)). »

   Et voilà ! La bourgeoisie anglaise pratique la charité par intérêt, elle ne fait jamais cadeau de rien, elle considère ses dons comme un marché, elle traite avec les pauvres une affaire et dit :

   « Si je consacre tant à des fins philanthropiques, j’achète ainsi le droit de ne pas être importuné davantage et vous vous engagez en échange à rester dans vos antres obscurs et à ne pas irriter mes nerfs sensibles par l’étalage public de votre misère ! Vous pouvez toujours désespérer, mais faites-le en silence, je le stipule dans le contrat, je m’achète ce droit en versant ma cotisation de 20 livres pour l’hôpital ! » Oh ! l’infâme philanthropie que voilà d’un bourgeois chrétien. Et c’est ce qu’écrit « une dame », oui, vous avez lu, une dame, elle fait bien de signer de ce nom, elle n’a heureusement plus le courage de prendre le nom de femme ! Mais si les dames sont comme ça, que sera-ce des « Messieurs » ? On dira qu’il s’agit là d’un cas isolé. Mais pas du tout, la lettre ci-dessus exprime bien les sentiments de la grande majo­rité de la bourgeoisie anglaise, sinon le rédacteur ne l’aurait pas acceptée, sinon elle aurait été suivie d’une réponse quelconque que j’ai vainement cherchée dans les numéros suivants. Et quant à l’efficacité de cette bienfaisance, le chanoine Parkinson lui-même affirme que les pauvres sont aidés bien davantage par leurs semblables que par la bourgeoisie ; et une aide de ce genre, émanant d’un brave prolétaire qui sait lui-même ce qu’est la faim, pour qui le partage de son maigre repas représente un sacrifice, mais qui le fait avec joie, une telle aide rend un tout autre son que l’aumône jetée au pauvre par le bourgeois gavé.

   Mais même dans les autres domaines, la bourgeoisie simule un humanitarisme sans bornes – mais seulement lorsque l’exige son propre intérêt. Ainsi en va-t-il dans sa politique et dans son économie politique. Voilà cinq ans qu’elle se torture pour démontrer aux ouvriers que c’est uniquement dans l’intérêt des prolétaires qu’elle souhaite l’abrogation des lois sur les grains. Mais le fin fond de l’affaire, c’est que les lois sur les grains maintenant le prix du pain à un tarif plus élevé que dans les autres pays, font monter ainsi les salaires, ce qui ne permet pas à l’industriel de concurrencer aussi facilement d’autres pays où le prix du pain – et par conséquent le salaire – sont plus bas. Si les lois sur les grains viennent à être abrogées, le prix du pain baissera, et les salaires se rapprocheront de ceux des autres pays civilisés d’Europe ; étant donné les principes développés précédemment, qui règlent les variations des salaires, chacun peut le comprendre clairement. L’industriel pourra donc plus facilement affronter la concurrence, la demande de marchandises anglaises croîtra et, avec elle, la demande d’ou­vriers. Par suite de cet accroissement de la demande, les salaires monteront un peu, il est vrai, et les ouvriers en chômage trouveront un emploi ; mais pour combien de temps ? « La population excédentaire » d’Angleterre et singulièrement d’Irlande est ample­ment suffisante pour fournir à l’industrie, même si elle venait à doubler, la main-d’œuvre nécessaire ; en quelques années le maigre avantage procuré par l’abrogation de la loi sur les grains serait réduit à rien; une nouvelle crise surviendrait, et nous en serions au même point que devant, tandis que la première impulsion donnée à l’industrie accélérerait également l’accroissement de population. Tout ceci est parfaitement clair aux yeux des prolétaires, et ils l’ont dit cent fois en face aux bourgeois ; mais malgré tout, la race des industriels qui n’a en vue que l’avantage immédiat qu’elle tirerait de l’abrogation des lois sur les grains, cette race, assez bornée pour ne pas voir qu’il ne pourrait résulter pour elle non plus aucun profit durable de cette mesure, car la concurrence que se font les industriels ramènerait bientôt le profit individuel à son niveau antérieur, – cette race n’en hurle pas moins aux oreilles des ouvriers que c’est pour eux uniquement qu’on s’agite ainsi, que c’est uniquement pour les millions d’êtres affamés que les riches du parti libéral jettent leurs centaines et leurs milliers de livres sterling dans les caisses de la « Ligue contre les lois sur les grains » -, alors que chacun sait qu’ils donnent un sou pour en avoir dix et qu’ils comptent bien regagner tout leur débours au décuple ou au centuple dès les premières années qui suivront l’abrogation des lois sur les grains. Mais – surtout depuis l’insurrection de 1842, – les ouvriers ne se laissent plus induire en erreur par la bourgeoisie. Ils exigent de quiconque prétend s’échiner pour leur bien, qu’il se déclare partisan de la Charte du Peuple ; ils en font la pierre de touche de la sincérité de ses intentions, et ils protestent par là contre toute aide étrangère, car dans la Charte ils ne revendiquent que le pouvoir de s’aider eux-mêmes. Et quiconque refuse de le faire, ils lui déclarent la guerre à bon droit, qu’il s’agisse d’un ennemi déclaré ou d’un faux ami. – Du reste la Ligue contre les lois sur les grains a utilisé à l’égard des ouvriers les mensonges et les stratagèmes les plus méprisables pour les gagner à sa cause. Elle a voulu leur faire accroire que le prix du travail était inversement proportionnel au prix du blé, que le salaire était élevé quand le prix du blé était bas et vice-versa, -thèse qu’elle a tenté de démontrer à l’aide des arguments les plus ridicules et qui est en soi plus ridicule que toute affirmation jamais sortie de bouche d’économiste. Devant l’échec de cette entreprise, on a promis monts et merveilles aux ouvriers en raison de l’accrois­sement de la demande sur le marché du travail – et on n’a pas rougi de promener dans les rues deux modèles de miches de pain où l’on pouvait lire (sur le plus grand) : « Pain américain de 8 pfennigs, salaire : 4 shillings par jour » et sur l’autre, beaucoup plus petit : « Pain anglais de 8 pfennigs, salaire 2 shillings par jour. » Mais les ouvriers ne s’y sont pas laissés prendre. Ils connaissent trop leurs patrons.

   Si nous voulons voir sous son vrai jour l’hypocrisie de ces belles promesses, examinons ce qu’elles donnent en pratique. Nous avons constaté au cours de notre étude que la bour­geoisie exploite le prolétariat à ses fins de toutes les façons possibles. Cependant jusqu’à présent nous n’avons vu maltraiter le prolétariat que par quelques bourgeois isolés agissant de leur propre chef. Examinons maintenant les conditions dans lesquelles la bourgeoisie s’oppose au prolétariat, en tant que parti, et même sous la forme du pouvoir d’État. – Tout d’abord il tombe sous le sens que toute la législation a pour but de protéger le possédant contre celui qui n’a rien. C’est uniquement parce qu’il y a des gens qui n’ont rien que les lois sont une nécessité, et même si ce n’est exprimé directement que dans quelques lois seule­ment, celles par exemple qui réglementent le vagabondage et le défaut de domicile fixe, dans lesquelles le prolétariat est déclaré illégal en tant que tel, l’hostilité contre le prolétariat sert tellement de fondement à la loi que les juges, surtout les juges de paix, bourgeois eux-mêmes, avec qui le prolétariat est le plus souvent en contact, interprètent sans hésiter dans ce sens les termes de la loi. Si un riche est présenté au juge, ou plutôt cité en justice, le juge lui exprime ses regrets de lui avoir causé tant de dérangement, tourne l’affaire à son avantage dans la mesure du possible et s’il est obligé de le condamner, il en est absolument navré, etc… quant au résultat, c’est une misérable amende dont le bourgeois s’acquitte en jetant l’argent sur la table avec condescendance avant de quitter les lieux. Mais si c’est un pauvre diable qui est dans le cas de comparaître devant le juge de paix, il doit presque toujours passer la nuit en prison avec une foule d’autres prévenus, il est a priori considéré comme coupable et vertement interpellé, sa défense est balayée d’un méprisant : « Oh ! Nous connaissons ces belles excuses » – et on lui inflige une amende qu’il ne peut payer et dont il doit s’acquitter en faisant un ou plusieurs mois de bagne. Et lorsqu’on ne peut prouver sa culpabilité, on l’envoie tout de même aux travaux forcés comme gredin et vagabond (a rogue and a vagabond) – les deux termes vont presque constamment ensemble. La partialité des juges de paix, surtout à la campagne, dépasse véritablement tout ce qu’on peut imaginer, et elle est tellement passée dans les mœurs, que les journaux relatent – tout tranquillement et sans autre commentaire – toutes les affai­res qui ne sont pas par trop choquantes. Mais peut-on s’attendre à autre chose ? D’une part ces Dogberries ne font qu’interpréter la loi dans le sens qu’elle recèle ; et, d’autre part, ils sont eux-mêmes des bourgeois qui avant tout voient dans l’intérêt de leur classe le fondement de tout ordre social digne de ce nom. Et quant à la police elle se comporte comme les juges de paix. Le bourgeois peut faire ce qu’il veut, le policier sera toujours poli envers lui et s’en tiendra rigoureusement à la lettre de la loi ; mais le prolétaire, lui, est en bute aux traitements brutaux et grossiers ; sa pauvreté le rend a priori suspect de tous les délits imaginables, en même temps qu’elle lui interdit les moyens juridiques de se défendre contre l’arbitraire des détenteurs du pouvoir. Pour lui, donc, le côté protecteur de la loi n’existe pas ; la police entre chez lui sans autre forme de procès, l’arrête, le maltraite et c’est seulement lorsqu’une associa­tion d’ouvriers comme celle des mineurs engage un Roberts, qu’on se rend vraiment compte combien la loi est pratiquement peu faite pour protéger l’ouvrier et que de fois celui-ci doit supporter tout le fardeau de la loi sans jouir d’un seul des avantages qu’elle offre.

   Jusqu’à l’heure actuelle, la classe possédante lutte au Parlement contre les bons senti­ments de ceux qui ne sont pas encore tout à fait la proie de l’égoïsme, afin d’aggraver encore l’asservissement du prolétariat. Les terrains communaux sont remis aux autorités et on les livre à la culture, ce qui permet certes de développer l’agriculture, mais cause un préjudice considérable au prolétaire. Sur ces terrains communaux le pauvre pouvait mener un âne, un porc ou quelques oies ; les enfants et les jeunes gens avaient un lieu pour jouer et s’ébattre en liberté ; tout ceci tend de plus en plus à disparaître, le gain du pauvre s’amenuise, et la jeunesse à qui on a pris le terrain de jeux va au cabaret au lieu de jouer. Un grand nombre de textes tendant à la mise en culture des terrains communaux sont votés au Parlement à chaque session. Lorsque le gouvernement s’est décidé, lors de la session de 1844, à obliger les chemins de fer qui monopolisent tout le trafic, à permettre aux ouvriers de voyager pour un prix correspondant à leurs moyens (1 penny la lieue, c’est-à-dire environ 5 groschen d’argent la lieue allemande) et a proposé dans ce but de mettre en service chaque jour un train de 3° classe sur chaque ligne, le « Révérend Père en Dieu », évêque de Londres a proposé que cette obligation ne joue pas le dimanche – seul jour de la semaine où les ouvriers ont justement la possibilité de voyager, et qu’ainsi les voyages ne soient permis le diman­che qu’aux seuls riches et non aux pauvres. Mais une telle proposition était trop directe, trop peu déguisée pour pouvoir passer, et on l’abandonna((Weekly Dispatch, 4 août 1844. Discours de l’évêque de Lichfield parlant au nom de l’évêque de Londres.)). – La place me manque pour énumérer le nombre des attaques hypocrites lancées contre le prolétariat, ne serait-ce qu’en une seule session. Je veux en citer une seule. Lors de cette même session de 1844, un membre obscur du Parlement, un certain M. Miles, proposa un bill tendant à réglementer les rapports entre maîtres et serviteurs, et qui semblait assez anodin. Le gouvernement accepta le bill qui fut transmis à une commission. Dans l’intervalle éclata la grève des mineurs du nord, et Roberts parcourut triomphalement l’Angleterre avec ses ouvriers acquittés. Et lorsque alors le bill revint de la commission, quelques articles extrêmement despotiques y avaient été insérés ; l’un en parti­culier donnait au patron le pouvoir de traîner devant un juge quelconque (any) tout ouvrier qui, s’étant engagé vis-à-vis de lui, oralement ou par écrit, à n’importe quel travail – et ne s’agirait-il que de prêter la main occasionnellement – se rendrait coupable de refus de service ou de toute autre conduite inconvenante (misbehaviour) ; il pouvait le faire condamner à une peine de prison ou de travaux forcés (jusqu’à deux mois) sur simple décla­ration sous serment de lui-même, de l’un de ses agents ou contremaîtres, – donc sur simple déclaration sous serment du plaignant. Ce bill mit les ouvriers dans une extrême fureur, d’autant plus qu’à ce moment la loi des dix heures était déposée devant le Parlement et avait provoqué une agitation considérable. Des centaines de réunions eurent lieu, on envoya des centaines de pétitions ouvrières à Londres, au défenseur du prolétariat au Parlement, Thomas Duncombe. Ce dernier était, avec le « jeune Anglais » Ferrand, le seul opposant énergique, mais lorsque les autres radicaux s’aperçurent que le peuple se prononçait contre le bill, ils sortirent de leur trou et vinrent se ranger l’un après l’autre aux côtés de Duncombe et comme la bourgeoisie libérale, devant l’émotion des ouvriers, n’eut pas le courage de se prononcer en faveur du projet, comme personne devant le peuple ne le défendit vivement, ce fut un fiasco éclatant((Northern Star , 4 mai 1844.)).

   Cependant la plus brutale déclaration de guerre de la bourgeoisie au prolétariat c’est la Théorie malthusienne de la population et la nouvelle loi sur les pauvres qui s’en inspire directement. Il a déjà été plusieurs fois question de la théorie de Malthus. Résumons une fois de plus sa conclusion essentielle : la terre est constamment surpeuplée, et par conséquent, il est fatal que règnent la misère, la détresse, la pauvreté et l’immoralité ; c’est le sort de l’huma­nité et sa destination éternelle que d’exister en trop grand nombre et par conséquent d’être divisée en différentes classes, dont les unes sont selon lui plus ou moins riches, cultivées, morales, et les autres plus ou moins pauvres, misérables, ignorantes et immorales. D’où il s’ensuit, du point de vue pratique – et ces conclusions c’est Malthus lui-même qui les tire – que la bienfaisance et les caisses de secours ne sont que des non-sens puisqu’elles ne servent qu’à maintenir en vie et faire se multiplier la population surnuméraire dont la concurrence pèse sur le salaire de l’autre fraction de la population, qu’il est tout aussi absurde de la part de l’administration de l’Assistance de donner du travail aux pauvres car – puisque seule une quantité déterminée de produits fabriqués peut être consommée – chaque ouvrier en chômage qu’on occupe met au chômage un ouvrier jusqu’alors occupé et ainsi l’industrie privée subit un préjudice du fait de l’industrie de l’Assistance publique ; la question n’est donc point de nourrir la population surnuméraire mais de la limiter autant que possible d’une manière ou d’une autre. En quelques formules sèches Malthus déclare que le droit à l’existence, jusqu’alors reconnu à chaque homme qu’il y a au monde, est un pur non-sens. Il cite les paro­les d’un poète : le pauvre vient à la table de la Nature parée pour le festin et ne trouve point de couvert mis pour lui – et il ajoute – et la Nature lui ordonne de filer (she bids him to be gone) « car il n’a pas demandé à la société avant de naître, si elle voulait de lui(( Voici le texte exact du passage célèbre (et vigoureusement critiqué par les ouvriers dès 1842) de la seconde édition du livre de Malthus. Ce passage fut supprimé dans les éditions suivantes, mais sans que les conceptions de Malthus aient changé pour autant. Cf. J. M. KEYNES : Essays in Biography (1933).
« Un homme qui est né dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de ses parents la subsistance qu’il peut justement leur demander et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit à la plus petite portion de nourriture et, en fait, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert pour lui. Elle lui commande de s’en aller et elle mettra elle-même promptement ses ordres à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques-uns des convives du festin. Si ces convives se lèvent et lui font place, d’autres intrus se présentent immédiatement et demandent la même faveur. Le bruit qu’il existe des aliments pour tous ceux qui arrivent remplit la salle de nombreux quémandeurs. L’ordre et l’harmonie du festin sont troublés, l’abondance qui régnait auparavant se change en disette et le bonheur des convives est détruit par le spectacle de la misère et de la gêne qui règnent dans toutes les parties de la salle et par les clameurs importunes de ceux qui sont justement furieux de ne pas trouver les aliments qu’on leur avait laissé espérer. Les convives reconnaissent trop tard l’erreur qu’ils ont commise en enfreignant les ordres stricts à l’égard des intrus, donnés par la grande maîtresse du banquet, laquelle désirait que tous ses hôtes fussent abondamment pourvus et, sentant qu’elle ne pouvait pourvoir un nombre illimité de convives, refusait par un souci d’humanité d’admettre des nouveaux venus quand la table était déjà remplie.»
(MALTHUS : Essay on the principle of population, livre IV, ch. VI, pp. 531-532. Seconde édition 1803 (traduction Guillaumin, 1845). Cf. Jean FREVILLE : La Misère et le Nombre. 1. L’épouvantail malthusien, Éditions Sociales, 1956, pp. 167-168.)). » Cette théorie est maintenant la théorie préférée de tout bourgeois((C’est-à-dire bourgeois au sens défini ci-dessus, p. 336.)) anglais authentique et c’est bien naturel, car elle représente pour lui le lit de paresse le plus agréable et aussi parce qu’elle contient beaucoup de vrai dans les conditions actuelles. Si donc il ne s’agit plus d’exploiter la « population surnuméraire », de la transformer en population utilisable, mais simplement de laisser les gens mourir de faim le plus douce­ment possible et de les empêcher en même temps de mettre trop d’enfants au monde, c’est une bagatelle – à supposer que la population excédentaire prenne conscience de sa pro­pre superfluité et trouve quelque goût à mourir de faim. Mais en dépit des efforts les plus tenaces de la bourgeoisie humanitaire pour inculquer ces vérités aux ouvriers, il ne semble pas qu’elle ait actuellement quelque chance de succès. Les prolétaires se sont au contraire mis en tête, que c’étaient eux, avec leurs mains laborieuses, qui étaient précisément indispensa­bles, et que c’étaient ces Messieurs les riches capitalistes, qui ne font rien, qui étaient à vrai dire les superflus.

   Mais comme les riches ont encore le pouvoir, force est bien aux prolétaires d’admettre que la loi les déclare eux, réellement superflus – même s’ils ne veulent pas l’admettre de bonne grâce. C’est ce qui s’est produit dans la nouvelle loi sur les pauvres. L’ancienne loi, fondée sur l’acte de l’an 1601 (43 rd of Elisabeth)((Quarante-troisième année du règne d’Elisabeth.)) partait encore naïvement du principe qu’il est du devoir de la communauté de veiller à la subsistance des pauvres. Quiconque était sans travail, bénéficiait d’un secours et à la longue, le pauvre considéra comme de juste, que la communauté avait l’obligation de le protéger de la faim. Il exigeait son alloca­tion hebdoma­daire comme un droit et non comme une grâce, et la bourgeoisie finit par trouver que c’était un peu trop fort. En 1833, au moment précis où elle accéda au pouvoir grâce au bill de Réforme et où simultanément le paupérisme des districts ruraux avait atteint sa plus grande extension, elle entreprit aussitôt de réformer la loi sur les pauvres de son propre point de vue. On nomma une commission qui enquêta sur l’administration des fonds de la loi sur les pauvres et découvrit une foule d’abus. On constata que toute la classe ouvriè­re du pays plat était paupérisée et dépendait entièrement ou partiellement de la Caisse des Pauvres, car lorsque le salaire tombait très bas, celle-ci versait aux pauvres un complément ; on constata que ce système qui faisait vivre le chômeur, soutenait l’ouvrier mal payé et père de famille nombreuse, contraignait le père d’enfants adultérins à payer une pension alimen­taire et reconnaissait de façon générale que la pauvreté avait besoin de protection, que ce système donc ruinait le pays,

   qu’il était un obstacle à l’industrie, une récompense aux mariages inconsidérés, une incita­tion à l’accroissement de la population, et qu’il empêchait un surcroît de popu­la­tion d’exercer son influence sur les salaires ; qu’il s’agissait là d’une institution natio­nale propre à découra­ger les ouvriers vaillants et honnêtes et à protéger les pares­seux, les vicieux et les irréfléchis, qu’il détruisait les liens de la famille, met­tait systématiquement obstacle à l’accumulation de capitaux, détruisait le capital existant et ruinait les contribuables ; de plus, la clause des pensions alimentaires offrait une prime pour enfants adultérins. (Termes du rapport des commissaires de la loi sur les pauvres)(( « Extracts from Information received by the Poor-Law, Commissioners. » [Extraits du rapport reçu par les Commissaires de la Loi sur les pauvres.] Published by Authority. Londres, 1833.)).

   Certes, cette description des effets de l’ancienne loi sur les pauvres est, dans l’ensemble, exacte ; les allocations favorisent la paresse et l’accroissement de la population « superflue ». Dans les conditions sociales actuelles, il est clair que le pauvre est bien obligé d’être égoïste et que, lorsqu’il a le choix et vit aussi bien d’une façon que de l’autre, il aime mieux ne rien faire que travailler. Mais la seule conclusion qu’on puisse en tirer, c’est que les conditions sociales actuelles ne valent rien et non pas – ce qu’ont conclu les commissaires malthusiens – qu’il faut traiter la pauvreté comme un crime, selon la théorie de l’intimidation.

   Mais ces sages malthusiens étaient tellement convaincus de l’infaillibilité de leur théorie, qu’ils n’hésitèrent pas un seul instant à jeter les pauvres dans le lit de Procuste de leurs idées et de les y traiter, selon celles-ci, avec la plus révoltante dureté. Convaincus avec Malthus et les autres partisans de la libre concurrence, que le mieux serait de laisser chacun s’occuper de ses affaires, d’appliquer le laissez-faire avec conséquence, ils auraient préféré abroger tout à fait la loi sur les pauvres. Mais comme ils n’en avaient ni le courage ni l’autorité nécessaire, ils proposèrent une loi aussi malthusienne que possible, encore plus barbare que le laissez-faire , parce qu’elle agit activement, alors que celui-ci demeure passif. Nous avons vu que Malthus fait de la pauvreté, ou plus exactement du manque de travail, en lui accolant l’épithète « superflu », un crime que la société doit punir de la mort par la faim. Mais les commissaires ne furent pas tout à fait aussi barbares ; mourir de faim, brutalement, directe­ment cela a, même pour un commissaire à la loi sur les pauvres, quelque chose de trop effrayant. Bon, dirent-ils, vous autres les pauvres, avez le droit d’exister, mais seulement d’exister ; vous n’avez pas le droit de vous multiplier ni celui de vivre humainement. Vous êtes un fléau national, et si nous ne pouvons pas vous éliminer tout de suite comme n’importe quel fléau national, il faut que vous sentiez malgré tout que vous en êtes un, que vous devez être tenus en bride et mis hors d’état de produire d’autres « superflus », soit directement, soit en les induisant à la paresse et au chômage. Vous allez vivre, mais uniquement pour servir d’exemple destiné à mettre en garde tous ceux qui pourraient avoir quelque occasion de devenir également superflus.

   Ils proposèrent alors la nouvelle loi sur les pauvres, qui passa au Parlement en 1834 et est restée jusqu’aujourd’hui en vigueur. Tout secours en espèces ou en nature fut supprimé ; la seule assistance accordée fut l’accueil dans les maisons de travail que l’on construisit partout sans délai. Mais l’organisation de ces maisons de travail (workhouses) ou bien, comme les appelle le peuple, de ces Bastilles de la loi sur les Pauvres (Poor Law Bastilles) est si terrible qu’elle effrayerait quiconque a encore quelque chance de se tirer d’affaire sans le secours de ce genre de charité publique. Afin que la Caisse des Pauvres ne soit sollicitée que dans les cas les plus urgents et que les efforts personnels de chaque individu soit poussés à l’extrême, avant qu’il se décide à se laisser secourir par cette caisse, on a fait des maisons de travail l’établissement le plus repoussant que puisse concevoir le talent raffiné d’un malthusien. La nourriture y est pire que celle des ouvriers les plus misérablement payés, alors que le travail y est plus pénible ; car sinon ceux-ci préféreraient le séjour à la maison des pauvres à la misérable existence qu’ils mènent dehors. On ne donne que rarement de la viande, surtout de la viande fraîche ; la plupart du temps on sert des pommes de terre, du pain aussi mauvais que possible, et du porridge, peu ou pas de bière. Même le régime des prisons est en moyenne meilleur, si bien que fréquemment les pensionnaires de ces maisons se rendent volontairement coupables de quelque délit afin de pouvoir aller en prison. Car la maison de travail est également une prison, quiconque n’accomplit pas son quantum de travail n’a rien à manger ; quiconque veut sortir doit en demander d’abord la permission, et on peut la lui refuser selon sa conduite, ou selon l’avis de l’inspecteur ; le tabac est interdit, ainsi que l’acceptation de cadeaux venant d’amis et de parents de l’extérieur ; les pauvres portent un uniforme de la maison de travail et sont entièrement sous la coupe de l’inspecteur. Afin que leur travail ne puisse concurrencer l’industrie privée, on leur donne la plupart du temps des occupations passablement inutiles ; les hommes cassent des cailloux « autant qu’un homme vigoureux peut en casser en un jour et en se fatiguant », les femmes, les enfants, les vieillards effilochent de vieux cordages de navires, je ne sais même plus dans quel but insignifiant. Afin que les « superflus » ne se multiplient pas ou que les parents sans moralité n’influent sur leurs enfants, on sépare les familles ; on envoie l’homme dans une aile du bâtiment, la femme dans une autre, les enfants dans une troisième et ils n’ont le droit de se revoir qu’à certains moments très espacés et seulement si le fonctionnaire de l’établissement a jugé leur conduite bonne. Et pour isoler totalement du monde extérieur les germes contagieux du paupérisme enfermés dans ces bastilles, leurs pensionnaires ne peuvent recevoir de visites au parloir qu’avec l’autorisation des fonctionnaires et, plus généralement, ne peuvent fréquenter des gens du dehors que sous leur surveillance et avec leur permission.

   Malgré tout, la nourriture est censée être saine et le traitement humain. Mais l’esprit de la loi transparaît trop clairement pour que ce point puisse être appliqué en quelque façon. Les commissaires à la loi sur les pauvres et la bourgeoisie tout entière font erreur s’ils s’imaginent qu’il est possible d’appliquer un principe indépendamment des conséquences qu’il implique. Le traitement que la lettre de cette nouvelle loi recommande est en contradiction avec le sens même de cette loi ; si, au fond, la loi décrète que les pauvres sont des délinquants, que les maisons des pauvres sont des maisons de correction, que leurs pensionnaires sont des hors-la-loi, des objets de dégoût et de répulsion, qui se situent en dehors de l’humanité, on aura beau commander le contraire : ce sera inutile. En pratique, c’est d’ailleurs l’esprit de la loi et non la lettre que l’on suit dans le traitement infligé aux pauvres. En voici quelques rares exemples :

   A la maison de travail de Greenwich, au cours de l’été 1843, un garçon de cinq ans fut puni et enfermé trois nuits durant dans la morgue où il dut coucher sur les couvercles des cercueils((Northern Star , 8 juillet 1843.)). A la maison de travail de Herne, pareille punition fut infligée à une petite fille qui mouillait son lit la nuit(( lbid., 6 avril 1844 et Weekly Dispatch, 31 mars 1844 (Edwin Chadwick). Ce cas donna lieu à une enquête des pouvoirs publics.)) ; ce genre de punition semble, d’une façon générale, jouir d’une grande faveur. Cette maison de travail, située dans l’une des plus riantes régions du Kent, se distingue par le fait que toutes les fenêtres donnent vers l’intérieur, sur la cour et que deux seulement, ouvertes récemment, permettent aux pensionnaires de jeter un coup d’œil sur le monde extérieur. L’écrivain qui relate ces faits dans l’Illuminated Magazine conclut sa description par ces mots :

   Si Dieu punit les fautes des hommes, comme l’homme punit l’homme pour sa pauvreté, alors malheur aux fils d’Adam((The Illuminated Magazine (Douglas Jenold), mai-octobre 1844.)).

   En novembre 1843, mourut à Leicester un homme qui avait été congédié de la maison de travail de Coventry deux jours plus tôt. Les détails sur le traitement infligé aux pensionnaires de cet établissement sont révoltants. Un certain George Robson souffrait, d’une plaie à l’épaule qu’on avait totalement négligé de soigner ; on l’installa à la pompe qu’il devait manœu­vrer de son bras valide ; or, on ne lui donnait que la nourriture habituelle de l’établis­se­ment et il était si faible en raison de sa plaie laissée sans soins, qu’il était hors d’état de la digérer ; il s’affaiblit fatalement davantage encore et plus il se plaignait plus on le traitait avec brutalité. Lorsque sa femme, également pensionnaire de la maison, voulut lui apporter sa maigre ration de bière, elle fut injuriée et forcée de la boire en présence de la surveillante. Il tomba malade mais même alors ne fut pas mieux traité. Finalement, il reçut sur sa demande son congé, ainsi que sa femme, et tous deux furent gratifiés des épithètes les plus offensantes. Deux jours plus tard, il succombait à Leicester et sa mort, selon la déclaration du médecin assistant au constat de décès, était due à sa blessure non soignée et à la nourriture proprement impossible à digérer dans son état. Lorsqu’on le congédia, on lui remit des lettres contenant de l’argent pour lui mais elles avaient été retenues durant six semaines et ouvertes par le directeur en vertu du règlement de l’établissement((Northern Star, 25 novembre 1843.)) !

   A la maison de Birmingham, il se passait des choses si scandaleuses que finalement en décembre 1843, un fonctionnaire y fut envoyé pour faire une enquête. Il constata que quatre trampers (nous avons donné plus haut, une explication de ce terme) avaient été enfermés nus dans un réduit obscur (black hole) sous l’escalier et y avaient été maintenus huit ou dix jours dans cet état, souvent affamés, sans recevoir de nourriture avant l’heure de midi, et cela durant la saison la plus rigoureuse((Du 26 septembre au 3 octobre.)). Un jeune garçon était passé par toutes les salles de punition de l’établissement, d’abord dans un cabinet de débarras humide et exigu, au plafond voûté, puis deux fois dans le réduit sous l’escalier, la deuxième fois durant trois jours et trois nuits, puis pour la même période dans l’ancien cachot qui était encore pire, puis dans la salle des tramps, un réduit puant, écœurant de crasse, exigu, avec des lits en planches, où le fonctionnaire enquêteur découvrit encore deux gamins en haillons que le froid recroquevillait sur eux-mêmes et qui étaient enfermés là depuis quatre jours((Le premier avait été emprisonné à la demande de sa mère. Un autre gamin avait passé quinze jours dans ce réduit.)). Dans le cachot, on enfermait souvent jusqu’à sept trampers, et dans la salle des trampers on en mettait jusqu’à vingt, entassés les uns sur les autres. Même des femmes étaient fourrées dans ce réduit, pour les punir de ne pas aller à l’église et l’une d’elles avait même été enfermée quatre jours dans la salle des trampers où elle trouva Dieu sait quelle compagnie, et ce, bien qu’elle fût malade et dût prendre des médicaments ! Une autre femme avait été envoyée en punition à l’asile d’aliénés, alors qu’elle avait tout son bon sens((Northern Star des 9, 16 et 23 décembre 1843.)). A la maison de travail de Bacton dans le Suffolk, une enquête analogue fut entreprise en janvier 1844, d’où il ressortit qu’on y avait engagé une simple d’esprit comme infirmière, qui, dans ses soins aux malades, faisait tout à l’envers ; que des malades qui étaient souvent agités ou se levaient la nuit avaient été ligotés sur leur lit au moyen de cordes passant par-dessus les draps et par-dessous le lit afin d’épargner aux gardes-malades les fatigues de la veille nocturne ; on découvrit un jour l’un d’eux mort dans ses liens(( Ibid., 10 février 1844 (cas de Mary Dunn et Ann Dairs).)). A la maison des pauvres de Saint-Pancrace à Londres, où l’on fabrique les chemises bon marché, un épileptique s’étouffa au cours d’une attaque qu’il eut dans son lit sans que personne fût venu à son aide. Dans le même établissement, on fait dormir ensemble six, voire huit enfants dans le même lit((Ibid., 24 février 1844.)). A la maison de travail de Shoreditch, à Londres, on força une nuit, un homme à se coucher dans le lit d’un malade dévoré de fièvre et par-dessus le marché, le lit était plein de vermine.

   A la maison de travail de Bethnal Green à Londres, une femme enceinte de six mois fut enfermée dans la salle de réception avec son enfant qui n’avait pas deux ans, du 28 février au 19 mars 1844, sans être admise dans l’établissement proprement dit (dans cette salle aucune trace de lit ni d’installations destinées à satisfaire les besoins les plus naturels). Son mari fut amené à la maison de travail et lorsqu’il demanda qu’on veuille bien libérer sa femme de cet emprisonnement, il lui fut infligé pour prix de cette insolence, vingt-quatre heures d’arrêts au pain et à l’eau.

   A la maison de travail de Slough près de Windsor, en septembre 1844, un homme était à l’agonie, sa femme se rendit en cette ville, arriva à minuit, courut à la maison de travail et n’obtint pas l’autorisation d’y entrer ; c’est seulement le lendemain matin qu’elle eut la permission de le voir et pour une demi-heure seulement, en présence de la surveillante qui, à chaque nouvelle visite, importunait cette pauvre femme et lui disait chaque fois au bout d’une demi-heure qu’elle devait partir((Ibid., 30 mars et 28 septembre 1844.)). A la maison de travail de Middleton, dans le Lancashire, il y avait douze, parfois dix-huit indigents des deux sexes qui dormaient dans la même salle. Cet établissement n’est pas soumis à la nouvelle loi sur les pauvres mais à une loi antérieure et exceptionnelle (Gilbert’s Act)(( Le Gilbert’s Act de 1782 autorisait une majorité des deux tiers des imposables et notables d’une paroisse à constituer un Comité de Tutelle chargé des questions d’assistance. Ces comités réservaient les asiles aux impotents et aux enfants pauvres tandis que les pauvres valides étaient placés dans les environs. Il y avait en 1834 quelque soixante-sept comités de cette sorte. Ils ne furent définitivement abolis qu’après 1870. Cf. T. MACKAY : A History of the English Poor Law, vol. III, 1899, pp. 85-87.)). L’inspecteur y avait aménagé une brasserie pour son propre compte. A Stockport, le 31 juillet 1844, un vieillard de soixante-douze ans fut tiré de la maison de travail et traîné devant le juge de paix parce qu’il se refusait à casser des cailloux et disait qu’il ne pouvait faire ce travail étant donné son âge et son genou raide. C’est en vain qu’il s’offrait à accepter n’importe quel travail mieux en rapport avec ses moyens physiques : il fut condamné à quatorze jours de travaux forcés au péni­tencier. A la maison de travail de Basford, un contrôleur officiel découvrit en février 1844 qu’on n’avait pas changé les draps de treize semaines, les chemises de quatre semaines, les chaussettes de deux à dix mois, si bien que sur quarante-cinq garçons, il n’y en avait plus que trois qui avaient encore des chaussettes et toutes les chemises étaient en haillons. Les lits grouillaient de vermine et les écuelles étaient lavées dans les seaux hygiéniques((Northern Star, 24 février et 6 avril 1844.)). A la maison des pauvres de Londres-Ouest, il y avait un concierge qui était syphilitique et avait contaminé quatre jeunes filles, sans qu’on le congédie pour autant ; un autre concierge avait enlevé une jeune sourde et muette d’une des salles, l’avait cachée quatre jours dans son lit et avait couché avec elle. Lui non plus n’avait pas été renvoyé.

   Telle vie, telle mort. Les pauvres sont enterrés sans la moindre attention, comme des bêtes crevées. Le cimetière des pauvres de Saint-Brides à Londres est un bourbier sans arbres, utilisé comme cimetière depuis Charles II, empli de monceaux d’ossements ; tous les mercredis on jette les pauvres décédés dans un trou profond de quatorze pieds, le curé débite le plus vite possible sa litanie, le trou est sommairement rebouché, et le mercredi suivant on le creuse de nouveau et on le remplit de cadavres jusqu’à ce qu’il ne puisse y en entrer un seul. L’odeur de putréfaction qui s’en dégage empeste tous les environs. A Manchester, le cimetière des pauvres est situé en face de la vieille ville, près de l’Irk ; c’est aussi un terrain vague au sol inégal. Il y a deux ans environ on y a fait passer une ligne de chemin de fer. S’il s’était agi d’un cimetière respectable, quels cris auraient poussés la bourgeoisie et le clergé devant cette profanation ! Mais c’était un cimetière de pauvres, le lieu de repos des indigents et des superflus, et on ne s’est absolument pas gêné. On n’a pas même pris le temps de transférer les cadavres qui n’étaient pas encore tout à fait décomposés dans l’autre partie du cimetière ; on a creusé là où le tracé l’exigeait et on a planté des pieux dans les tombes récentes, si bien que l’eau du sol marécageux saturée de matières en putréfaction est remontée à la surface, répandant aux alentours les gaz les plus nauséabonds et les plus délétères. Je ne veux point décrire dans ses détails la grossièreté répugnante qui se donna ici libre cours.

   S’étonnera-t-on encore que les pauvres se refusent à accepter dans ces conditions le secours de l’assistance publique ? Qu’ils préfèrent mourir de faim plutôt que d’aller dans ces bastilles ? J’ai sous les yeux l’exposé de cinq cas, où les gens ont préfèré réellement et véritablement mourir de faim et retourner à leur misère plutôt que d’entrer dans cet enfer, lorsque quelques jours avant leur mort l’Administration des pauvres leur a refusé tout secours en dehors de la maison des pauvres. En ce sens, les commissaires à la loi sur les pauvres ont parfaitement atteint leur but. Mais en même temps, les maisons de travail ont eu pour effet d’augmenter plus que toute autre mesure du parti au pouvoir l’exaspération de la classe laborieuse à l’égard de la classe possédante qui dans sa majorité n’a qu’éloges pour la loi sur les pauvres. De Newcastle à Douvres, ce n’est parmi les ouvriers qu’un cri de révolte contre la nouvelle loi. La bourgeoisie y a exprimé ses vues sur ses propres devoirs envers le prolétariat avec tant de clarté que même les plus bêtes l’ont comprise. Jamais encore on n’avait affirmé si nettement, si carrément que les prolétaires ne sont là que pour être exploités par les possédants et pour mourir de faim quand les possédants ne peuvent les utiliser. Mais c’est pourquoi aussi cette nouvelle loi sur les pauvres a contribué de façon si décisive à l’accélération du mouvement ouvrier et singulièrement à la propagation du chartisme ; et comme c’est surtout à la campagne que cette loi a été mise en application, elle a facilité par là le développement du mouvement prolétarien qui est imminent dans les districts ruraux.

   Ajoutons encore qu’en Irlande aussi, il existe depuis 1838, une loi sur les pauvres analogue, offrant à 80,000 indigents les mêmes asiles. Là aussi, elle a suscité la haine, et cette haine aurait été encore plus violente si la loi avait eu l’importance qu’elle a acquise en Angleterre. Mais que sont les mauvais traitements infligés à 80,000 prolétaires dans un pays où il y en a deux millions et demi !- En Écosse, à part quelques exceptions locales, il n’existe absolument pas de lois sur les pauvres.

   Après cette description de la nouvelle loi sur les pauvres et de ses effets, j’espère qu’on ne trouvera aucun terme trop sévère parmi ceux que j’ai utilisés à l’égard de la bourgeoisie anglaise. Dans cette mesure officielle, où elle se manifeste in corpore((En tant que corps constitué.)), en tant que pouvoir, elle exprime clairement ce qu’elle veut réellement et quelles sont ses intentions envers le prolétariat dans toutes ses actions de moindre envergure, qui en apparence n’appellent la réprobation que sur la tête de quelques individus. Et les débats parlementaires de 1844 nous prouvent que cette mesure n’émanait pas seulement d’une fraction de la bourgeoisie, mais au contraire que la classe bourgeoise tout entière y a applaudi. C’est le parti libéral qui avait promulgué la nouvelle loi sur les pauvres ; le parti conservateur, avec à sa tête son ministre Peel, la défend et ne modifie que quelques broutilles dans le Poor Law Amendment Bill((Projet d’amendement de la loi sur les pauvres.)) de 1844. Une majorité libérale a fait cette loi, une majorité conservatrice l’a entérinée et les nobles Lords donnèrent chaque fois leur Consent(( Accord. Engels semble avoir écrit Content. C’est évidemment un lapsus.)). Ainsi a été proclamée la mise au ban de l’État et de la Société du prolétariat. Ainsi a-t-il été ouvertement déclaré que les prolétaires ne sont pas des hommes et ne méritent pas d’être traités comme des hommes. Laissons tranquillement aux prolétaires de l’Empire britannique le soin de reconquérir leurs droits de l’homme((Afin de prévenir toute méprise et les objections qui en résulteraient, je tiens à faire remarquer une fois de plus que j’ai parlé de la bourgeoisie en tant que classe et que tous les faits rapportés et concernant les individus isolés ne me servent de documents que pour établir la façon de penser et d’agir de cette classe. C’est pourquoi je n’ai pas pu entrer dans le détail des différentes fractions et partis de la bourgeoisie qui n’ont qu’un intérêt historique et théorique ; et c’est pourquoi aussi je ne puis mentionner qu’accessoirement les quelques membres de la bourgeoisie qui se sont distingués comme des exceptions dignes de respect. Ce sont d’une part les radicaux plus résolus, qui sont presque des chartistes, tels les membres de la Chambre Basse et les industriels Hindley d’Ashton, et Fielden de Todmorden (Lancashire) ; d’autre part les tories humanitaires qui ont fondé récemment la « Jeune Angleterre » et qui comptent parmi eux les parlementaires Disraeli, Borthwick, Ferrand, Lord John Manners, etc… Lord Ashley, lui aussi, est proche d’eux. La « jeune Angleterre » a le dessein de faire revivre la « merry England* » d’antan avec ses fastes et sa féodalité romantique ; ce dessein est évidemment irréalisable et même ridicule ; c’est un défi à toute l’évolution historique ; mais la bonne intention, le courage de s’élever contre le monde existant et les préjugés existants, ainsi que de reconnaître l’abjection de l’état de choses actuel ne sont pas sans valeur. Tout à fait à l’écart, il y a le germano-anglais, Thomas Carlyle qui, tory à l’origine, va plus loin que les précédents. C’est lui qui, de tous les bourgeois anglais, approfondit le plus le problème du désordre social et exige l’organisation du travail. J’espère que Carlyle qui a trouvé la voie juste, sera en mesure de la suivre jusqu’au bout. Mes meilleurs vœux et ceux de nombreux Allemands l’accompagnent ! – (1892). Mais la révolution de Février en a fait un réactionnaire achevé ; sa juste colère contre les philistins a tourné en une mauvaise humeur de philistin aigri contre la vague historique qui l’a jeté sur le sable du rivage. .
* Joyeuse Angleterre.)).

   Voilà donc la situation de la classe ouvrière anglaise, telle que j’ai appris à la connaître de mes propres yeux et à l’aide de rapports officiels et d’autres relations authentiques pendant vingt-et-un mois. Et si je considère – je crois l’avoir assez dit tout au long des pages précé­dentes – que cette situation est tout simplement intolérable, je ne suis pas le seul à l’affirmer. Gaskell lui-même déclare dès 1833 qu’il n’espère plus en une issue pacifique et qu’il sera difficile d’éviter une révolution. Carlyle explique, en 1838, le chartisme et l’agitation révo­lu­tionnaire des ouvriers par la misère où ils vivent et ce qui le surprend seulement c’est que ceux-ci soient restés calmement assis à la table du Barmécide((Festin du Barmécide dans « Histoire du sixième frère du barbier », tirée des Mille et Une nuits. Le riche Barmécide se moque du pauvre, en simulant un festin, mais en n’offrant à l’affamé que des mots et des gestes en guise de nourriture.)) pendant huit ans, avec, pour tout potage, les promesses vides de la bourgeoisie libérale – et en 1844 il déclare qu’il est indispensable de se mettre sans attendre à l’organisation du travail :

   « si l’on veut que l’Europe, ou tout au moins l’Angleterre demeure encore longtemps habitable((CARLYLE : Chartism, 1839, p. 92, Past and Present (1843), p. 262. Louis Blanc avait publié en 1839 son Organisation du travail.)). »

   Et le Times « le premier journal d’Europe » dit tout de go en juin 1844 :

   « Guerre aux palais, paix aux chaumières, c’est le cri de guerre de la terreur qui pourrait bien une fois encore retentir à travers notre pays ! Que les riches prennent garde !((En réalité, la citation est extraite du Northern Star (15 juin 1844), qui se référait à un article du Times du 7 juin, beaucoup plus modéré de ton.)) »

   Examinons cependant une fois de plus les chances de la bourgeoisie anglaise. Dans le pire des cas, l’industrie étrangère, surtout américaine, parviendra à soutenir la concurrence anglaise, même après l’abrogation des lois sur les grains, qui sera nécessaire dans peu d’années((C’était aussi l’opinion de Carlyle : (Past and Present , 1843, p. 175) « Les lois sur les grains vont être abrogées, et bientôt ; puissions-nous être aussi sûrs du millenium que de leur abrogation. »)). L’industrie allemande fait actuellement de gros efforts, l’industrie américaine s’est développée à pas de géant. L’Amérique, grâce à ses ressources inépuisables, à ses immenses gisements de charbon et de fer, à sa richesse incomparable en énergie hydraulique et en fleuves navigables, mais surtout grâce à sa population énergique et active, auprès de laquelle les Anglais ne sont que marmottes indolentes, l’Amérique a créé en moins de dix ans une industrie qui, dans le domaine des cotonnades grossières (production principale de l’industrie anglaise) concurrence déjà aujourd’hui les Anglais, les a évincés du marché nord et sud-américain, et vend sur le marché chinois, à côté des fabricants anglais. Il en va de même dans les autres branches d’industrie. Si un pays au monde part gagnant dans la course au monopole industriel, c’est bien l’Amérique. Si l’industrie anglaise est battue de la sorte, comme cela doit certainement arriver d’ici une vingtaine d’années si les conditions sociales actuelles subsistent, la majorité du prolétariat deviendra définitivement « superflue », et n’aura plus d’autre alternative que de mourir de faim – ou de faire la révolution. La bourgeoisie anglaise songe-t-elle à cette éventualité ? Tout au contraire, Mac Culloch son économiste préféré, lui fait la leçon du fond de son cabinet de travail : il est impensable qu’un pays aussi neuf que l’est l’Amérique, qui n’est pas même encore peuplé normalement, puisse se lancer avec succès dans l’industrie ou même concurrencer une vieille nation industrielle telle que l’Angleterre. Ce serait folie de la part des Américains que de le tenter, car ils ne peuvent en l’occurrence, que perdre de l’argent ; laissez-les donc s’en tenir gentiment à l’agriculture ; et quand ils auront mis tout le pays en culture, il sera sans doute temps pour eux de se lancer avec profit dans l’industrie. – Voilà ce que dit ce sage économiste, et toute la bourgeoisie reprend cette litanie en chœur, tandis que les Américains enlèvent aux Anglais un marché après l’autre, tandis qu’un audacieux spéculateur américain expédiait récemment un lot de marchandises américaines à destination de l’Angleterre où elles furent revendues pour être réexportées !

   Mais même au cas où l’Angleterre conserverait le monopole industriel, où le nombre de ses usines croîtrait sans cesse, quelles en seraient les conséquences ? Il y aurait toujours des crises économiques et elles seraient toujours plus violentes, toujours plus épouvantables à mesure que l’industrie se développerait et que le prolétariat se multiplierait. Le prolétariat, du fait de la décadence accélérée de la petite bourgeoisie et de la concentration, qui progresse à pas de géant, du capital entre les mains d’un petit nombre, verrait le nombre de ses membres croître en proportion géométrique, et constituerait bientôt l’ensemble de la nation, à l’exception de quelques rares millionnaires. Mais au cours de ce processus, on arrivera à un stade où le prolétariat verra combien il lui serait facile de renverser le pouvoir social existant, et ce sera alors la révolution.

   Cependant aucune de ces deux éventualités ne se présentera. Les crises économiques, le plus puissant levier de toute révolution autonome du prolétariat, abrégeront ce processus, en corrélation avec la concurrence étrangère et la ruine accélérée de la classe moyenne. Je ne crois pas que le peuple accepte de supporter encore plus d’une crise. Vraisemblablement la prochaine crise, qui surviendra en 1846 ou 1847, entraînera l’abrogation des lois sur les grains et imposera la Charte. L’avenir seul dira quel genre de mouvements révolutionnaires la charte provoquera. Mais jusqu’à la crise suivante, qui, par comparaison avec les précédentes, devrait se produire en 1852 ou 1853, mais qui peut être également retardée par l’abrogation des lois sur les grains ou accélérée par d’autres facteurs, concurrence étrangère etc…. jusqu’à cette crise, le peuple anglais en aura sans doute assez de se laisser exploiter au profit des capitalistes, et de mourir de faim, quand les capitalistes n’ont plus besoin de lui. Si, d’ici là, la bourgeoisie anglaise ne veut pas entendre raison -et selon toute apparence elle n’en fera certainement rien, il s’ensuivra une révolution, à laquelle aucune des précédentes ne saurait être comparée. Les prolétaires réduits au désespoir, empoigneront les torches dont leur avait parlé Stephens dans ses sermons ; la vengeance populaire s’exercera avec une fureur dont l’année 1793 ne saurait nous donner une idée. Cette guerre des pauvres contre les riches sera la plus sanglante qui ait jamais eu lieu. Même le passage d’une fraction de la bourgeoisie aux côtés du prolétariat, même une amélioration générale de la bourgeoisie ne serviraient de rien. Le revirement d’opinion général de la bourgeoisie ne pourrait d’ailleurs pas dépasser un veule « juste milieu » ; ceux qui se joindraient le plus résolument aux ouvriers, constitueraient une nouvelle Gironde et sombreraient donc à ce titre dans le déroulement violent des événe­ments. On ne dépouille pas les préjugés de toute une classe comme on quitte un vieil habit – surtout lorsqu’il s’agit de la bourgeoisie anglaise routinière, d’esprit étroit et égoïste. Ce sont là des conclusions qui peuvent être tirées avec la plus grande rigueur, et dont les prémisses sont des faits indiscutables, tirés d’une part de l’évolution historique, d’autre part de la nature humaine. Il n’est nulle part plus facile qu’en Angleterre de lancer des prophéties parce que dans ce pays, le développement de la société est fort clair et bien tranché. La révolution doit obligatoirement venir, il est maintenant trop tard pour trouver une solution pacifique au conflit ; mais il est vrai qu’elle peut être moins violente que nous l’avons prophétisé plus haut. Ceci dépendra cependant moins de l’évolution de la bourgeoisie que de celle du prolétariat. En effet l’importance des effusions de sang, des actes de représailles et de fureur aveugle qui marqueront la révolution diminuera dans la proportion exacte où des éléments socialistes et communistes seront accueillis dans les rangs du prolétariat. Dans son principe, le communisme se situe au-dessus de l’antagonisme entre bourgeoisie et prolétariat ; il le reconnaît dans sa signification historique pour le temps présent mais ne le considère pas comme justifié pour l’avenir ; il veut précisément abolir cet antagonisme. En conséquence, tant qu’existe cette division, il reconnaît certes comme nécessaire la colère du prolétariat contre ses oppresseurs, il y voit le levier le plus puissant du mouvement ouvrier à ses débuts ; mais il dépasse cette colère, parce qu’il représente la cause de l’humanité tout entière et non seulement celle des ouvriers. D’ailleurs, il ne vient à l’idée d’aucun communiste d’exercer une vengeance personnelle ou de croire d’une façon générale, que le bourgeois peut individuelle­ment dans les conditions actuelles agir autrement qu’il ne le fait. Le socialisme anglais, (c’est-à-dire le communisme), repose précisément sur ce principe de l’irresponsabilité de l’individu. Plus les ouvriers anglais acquerront d’idées socialistes, plus leur exaspération actuelle, qui ne mènerait à rien si elle restait aussi violente qu’elle est maintenant, deviendra superflue ; plus leurs entreprises contre la bourgeoisie perdront en sauvagerie et en brutalité. Somme toute, s’il était possible de rendre communiste l’ensemble du prolétariat avant que n’éclate la lutte, elle se déroulerait très calmement ; mais ce n’est plus possible, il est déjà trop tard pour ce faire. Je crois néanmoins qu’en attendant que n’éclate tout à fait ouvertement et directement cette guerre des pauvres contre les riches, qui est désormais inéluctable en Angleterre, il se fera dans le prolétariat assez de clarté sur la question sociale, pour qu’avec l’aide des événe­ments le parti communiste soit en mesure de prendre à la longue le dessus sur les éléments brutaux de la révolution et puisse éviter un 9 Thermidor((On sait que le 9 thermidor (27 juillet 1794), Robespierre fut renversé et que ce jour inaugure une période de réaction qui débouche sur le Premier Empire.)). Du reste, l’expérience des Français n’aura pas été vaine, et en outre, la plupart des dirigeants chartistes sont dès maintenant communistes. Et comme le communisme se situe au-dessus de l’antagonisme entre prolé­tariat et bourgeoisie, il sera également plus aisé à la meilleure fraction de la bourgeoisie – elle est malheureusement terriblement réduite et ne peut espérer se recruter que dans la jeune génération – de se rallier au communisme qu’au chartisme, exclusivement prolétarien.

   Si ces conclusions devaient sembler insuffisamment fondées dans cet ouvrage on aura sans doute l’occasion de démontrer ailleurs que ce sont là les résultats nécessaires de l’évo­lution historique de l’Angleterre. Mais je le maintiens : la guerre des pauvres contre les riches qui se déroule à présent d’une façon sporadique et indirecte, sera menée d’une façon générale, totale et directe dans toute l’Angleterre. Il est trop tard pour une solution pacifique. L’abîme qui sépare les classes se creuse toujours plus, l’esprit de résistance pénètre de plus en plus les ouvriers, l’exaspération devient plus vive ; les escarmouches isolées de la guérilla se concentrent pour devenir des combats et des manifestations plus importantes, et il suffira bientôt d’un léger choc pour déclencher l’avalanche. Alors en vérité le cri de guerre retentira par tout le pays : « Guerre aux palais, paix aux chaumières ! » mais il sera trop tard alors, pour que les riches puissent encore prendre garde.

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