XII. Conclusion

L’anti-Dühring

Friedrich Engels

Philosophie
XII. Conclusion

   Nous en avons terminé avec la philosophie; ce que l’on rencontre encore de fantaisies prophétiques dans le Cours, nous occupera quand nous traiterons de la façon dont M. Dühring bouleverse le socialisme. Que nous a promis M. Dühring ? Tout. Et qu’a-t-il tenu ? Rien. “ Les éléments d’une philosophie réelle et, par conséquent, tournée vers la réalité de la nature et de la vie”, la “ conception rigoureusement scientifique du monde”, les “ pensées génératrices de système ” et tous les autres beaux résultats de M. Dühring claironnés en tournures ronflantes par M. Dühring se sont, de quelque côté que nous les prenions, avérés pure charlatanerie. L’étude du schème de l’univers qui, “ sans abandonner quoi que ce soit de la profondeur de la pensée, a établi avec certitude les figures fondamentales de l’Être ”, s’est révélée pour une copie infiniment affadie de la logique hégélienne et partage avec celle-ci la croyance superstitieuse que ces “ figures fondamentales” ou catégories logiques ont quelque part une existence mystérieuse, avant le monde et en dehors du monde auquel elles doivent “s’appliquer”. La philosophie de la nature nous a offert une cosmogonie dont le point de départ est “ un état de la matière identique à lui-même ”, état qu’on ne peut se représenter qu’en commettant la confusion la plus irrémédiable sur la relation de matière à mouvement, et qu’en admettant, de surcroît, un Dieu personnel en dehors du monde, lequel peut seul faire passer cet état au mouvement. En traitant de la nature organique, la philosophie du réel, après avoir rejeté la lutte pour l’existence et la sélection naturelle de Darwin “comme une exaltation de la brute dirigée contre l’humanité”, a été obligée de les réadmettre par la porte de derrière comme facteurs agissant dans la nature, bien que de second ordre. Elle a, en outre, trouvé l’occasion de faire, dans le domaine de la biologie la preuve d’une ignorance telle qu’il faudrait la chercher avec une lanterne même chez les demoiselles des classes cultivées depuis qu’on ne peut échapper aux conférences de vulgarisation scientifique. Sur le plan de la morale et du droit, elle n’a pas eu, en édulcorant Rousseau, plus de chance qu’auparavant en affadissant Hegel et en ce qui concerne la science juridique, malgré toute la peine qu’elle s’est donnée pour affirmer le contraire, elle a démontré une ignorance telle qu’on ne saurait la rencontrer que rarement, même chez les juristes les plus vulgaires du vieux type prussien. La philosophie qui “ n’admet pas d’horizon simplement apparent ”, se contente en matière juridique d’un horizon réel qui coïncide avec la zone où est en vigueur le code prussien. Quant aux “ terres et aux ciels de la nature externe et interne ”, que cette philosophie nous promettait de dérouler sous nos yeux dans son puissant mouvement révolutionnaire, nous les attendons toujours, tout autant que “ les vérités définitives en dernière analyse ” et le “ fondamental absolu”. Le philosophe dont le mode de penser exclut toute velléité “ d’une représentation du monde subjectivement limitée”, s’avère limité subjectivement, non seulement par ses connaissances dont nous avons démontré l’extrême défectuosité, par son mode de penser métaphysique borné et sa présomption grotesque, mais même par de puériles lubies personnelles. Il ne peut mettre sur pied sa philosophie du réel sans imposer comme une loi de valeur universelle au reste de l’humanité, y compris les Juifs, sa répugnance pour le tabac, les chats et les Juifs. Son “ point de vue réellement critique” à l’égard d’autrui consiste à prêter obstinément aux gens des choses qu’ils n’ont jamais dites et qui sont la fabrication personnelle de M. Dühring. Ses prolixes élucubrations sur des thèmes petits-bourgeois comme la valeur de la vie et la meilleure façon d’en jouir, sont d’un philistinisme qui explique sa colère contre le Faust de Goethe. Goethe est certes impardonnable d’avoir pris comme héros cet immoral de Faust, et non le grave philosophe du réel, Wagner. Bref, prise dans son ensemble, la philosophie du réel s’avère, pour parler selon Hegel, comme “ le plus pâle déchet de la philosophie allemande des lumières ”, un résidu dont la maigreur et la banalité transparente ne sont épaissies et troublées que par les bribes de rhétorique sibylline qu’il y met. Et quand nous sommes au bout du livre, nous nous trouvons Gros-Jean comme devant et obligés d’avouer que le “ mode de penser nouveau”, les “ résultats et les conceptions foncièrement originaux” et les “ pensées génératrices de système ” nous ont certes présenté maintes absurdités nouvelles, mais pas une seule ligne où nous ayons pu apprendre quelque chose. Et cet homme qui, à l’envi du plus vulgaire camelot, vante ses tours et sa marchandise à force de grosse caisse et de trompette et derrière les grands mots duquel il n’y a rien, mais rien du tout, – c’est cet homme qui se permet de traiter de charlatans des gens comme Fichte, Schelling et Hegel, dont le moindre est encore un géant par rapport à lui. Charlatan ? Sans doute ! Mais qui donc ?

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