VIII. La morale et le Droit. L’égalité

L’anti-Dühring

Friedrich Engels

Philosophie
VIII. La morale et le Droit. L’égalité

   Nous avons déjà fait plusieurs fois connaissance avec la méthode de M. Dühring. Elle consiste à décomposer chaque groupe d’objets de la connaissance en ses éléments soi-disant les plus simples, à appliquer à ces éléments des axiomes tout aussi simples, soi-disant évidents, et à continuer à opérer avec les résultats ainsi obtenus. Même une question du domaine de la vie sociale

   “ doit être résolue ainsi par axiomes sur des formes fondamentales simples, comme s’il s’agissait de simples… formes fondamentales des mathématiques.”

   Dès lors, l’application de la méthode mathématique à l’histoire, à la morale et au droit doit nous fournir également ici une certitude mathématique sur la vérité des résultats atteints, leur donner le caractère de vérités authentiques immuables.

   Ce n’est là qu’un autre aspect de la vieille et chère méthode idéologique qu’on appelle ailleurs méthode a priori et qui consiste non pas à connaître les propriétés d’un objet en les tirant de l’objet lui-même, mais à les déduire démonstrativement du concept de l’objet. D’abord on fabrique à partir de l’objet le concept de l’objet; puis on inverse le tout et on mesure l’objet à sa copie, le concept. Ce n’est pas le concept qui doit se régler sur l’objet, mais l’objet sur le concept. Chez M. Dühring, ce sont les éléments les plus simples, les abstractions dernières auxquelles il puisse parvenir qui font office de concept, mais ceci ne change rien à la chose; dans le meilleur des cas, ces éléments les plus simples sont de nature purement conceptuelle. La philosophie du réel se présente donc ici encore comme idéologie pure, déduction de la réalité non à partir d’elle-même, mais à partir de la représentation.

   Et maintenant, lorsqu’un idéologue de cette sorte construit la morale et le droit en partant du concept ou des éléments dits les plus simples “ de la société ”, au lieu de les tirer des rapports sociaux réels des hommes qui l’entourent, de quels matériaux dispose-t-il pour les construire ? Évidemment, de matériaux de deux sortes : d’abord, du maigre reste de contenu réel qui peut encore subsister dans ces abstractions prises pour base; deuxièmement, du contenu que notre idéologue y introduit en le tirant de sa propre conscience. Et que trouve-t-il dans sa conscience ? Pour la plus grande part, des intuitions morales et juridiques qui sont une expression plus ou moins adéquate, positive ou négative, ayant valeur de confirmation ou d’attaque, des conditions sociales et politiques dans lesquelles il vit; en outre, peut-être, des idées empruntées à la littérature sur le sujet; peut-être enfin, des lubies personnelles. Notre idéologue aura beau faire et beau dire, la réalité historique qu’il a mise à la porte rentre par la fenêtre et en croyant esquisser une doctrine morale et juridique pour tous les mondes et tous les temps, il ne fabrique, en fait, qu’une image, déformée parce qu’arrachée à son fond réel, une image, renversée comme dans un miroir concave, des courants conservateurs ou révolutionnaires de son temps.

   M. Dühring décompose donc la société en ses éléments les plus simples et il trouve ce faisant que la société la plus simple se compose au moins de deux personnes. Avec ces deux personnes, on opère dès lors par axiomes. Et, spontanément, se présente l’axiome fondamental de la morale : “Deux volontés humaines sont en tant que telles pleinement égales l’une à l’autre et l’une ne peut, au premier abord, exiger rien, positivement rien de l’autre.” Voilà “caractérisée la forme fondamentale de la justice morale”; et, également, celle de la justice des tribunaux, car

   “ pour développer les concepts juridiques de principe, nous n’avons besoin que du rapport entièrement simple et élémentaire de deux personnes. ”

   Que deux hommes ou deux vouloirs humains, en tant que tels, soient pleinement égaux l’un à l’autre, non seulement ce n’est pas un axiome, mais c’est même une forte exagération. D’abord, deux hommes peuvent, même en tant que tels, être inégaux par le sexe et ce simple fait nous amène aussitôt à ceci que les éléments les plus simples de la société, – si pour un instant nous acceptons cet enfantillage, – ne sont pas deux hommes, mais un homme et une femme qui fondent une famille, forme la plus simple et la première de la vie en société en vue de la production. Mais cela ne convient nullement à M. Dühring. Car, d’une part, les deux fondateurs de la société doivent être rendus aussi égaux que possible, et, d’autre part, M. Dühring en personne n’arriverait pas à construire en partant de la famille primitive l’égalité morale et juridique de l’homme et de la femme. Donc, de deux choses l’une : ou bien la molécule sociale de Dühring, dont la multiplication doit constituer l’édifice de la société entière, est vouée d’emblée à sa perte, car les deux hommes entre eux ne donneront jamais le jour à un enfant; ou bien il faut que nous nous les représentions comme deux chefs de famille. Et dans ce cas, tout le schéma fondamental simple se retourne en son contraire : au lieu de l’égalité des hommes, il démontre tout au plus l’égalité des chefs de famille, et comme on ne demande pas aux femmes leur avis, il démontre en outre la subordination des femmes.

   Nous avons ici à communiquer au lecteur le désagréable avis qu’il n’est pas près de se débarrasser de ces deux mâles fameux. Dans le domaine des rapports sociaux, ils jouent un rôle semblable à celui que jouaient jusqu’ici les habitants d’autres corps célestes, avec lesquels il faut espérer que nous en avons fini. Y a-t-il une question d’économie, de politique, etc., à résoudre, sur-le-champ les deux hommes rentrent en scène et règlent la chose en un tournemain “ par la méthode axiomatique ”. L’admirable découverte, créatrice, génératrice de système, que notre philosophe du réel a faite là; malheureusement, si nous voulons rendre hommage à la vérité, il n’a pas découvert les deux bonshommes. Ils sont communs à tout le XVIII° siècle. On les trouve déjà dans le Discours sur l’origine de l’inégalité de Rousseau en 1754 où, soit dit en passant, ils démontrent par la méthode axiomatique le contraire des assertions de M. Dühring. Ils jouent un rôle de premier plan chez les théoriciens de l’économie politique d’Adam Smith à Ricardo; mais ici ils sont tout au moins inégaux en ceci que chacun d’eux vaque à des affaires différentes, – la chasse et la pêche le plus souvent, – et qu’ils échangent réciproquement leurs produits. Il est vrai que, pendant tout le XVIII° siècle, ils servent principalement de simple exemple explicatif, et l’originalité de M. Dühring consiste en ceci qu’il élève cette méthode explicative au rang de méthode fondamentale de toute science sociale et de critère de toutes les formations historiques. On ne saurait se donner plus de facilité dans “ la conception rigoureusement scientifique des choses et des hommes”.

   Pour établir l’axiome de base que deux hommes et leurs vouloirs sont entièrement égaux l’un à l’autre et qu’aucun des deux n’a rien à commander à l’autre, nous ne pouvons nullement utiliser deux hommes quelconques. Il faut que ce soient deux hommes qui sont tellement affranchis de toute réalité, de tous les rapports nationaux, économiques, politiques et religieux existant sur terre, de toutes les propriétés sexuelles et personnelles, qu’il ne reste de l’un comme de l’autre que le simple concept d’homme : c’est alors seulement qu’ils sont “pleinement égaux”. Deux fantômes intégraux, évoqués par ce même M. Dühring qui partout flaire et dénonce des démarches “spirites”. Ces deux spectres sont naturellement obligés de faire tout ce que celui qui les évoque exige d’eux, et c’est justement pourquoi tous leurs tours de force sont suprêmement indifférents au reste du monde.

   Pourtant, suivons un peu plus loin M. Dühring dans sa méthode axiomatique. Le> deux vouloirs ne peuvent positivement rien exiger l’un de l’autre. Si cependant l’un s’y essaie et qu’il parvienne à ses fins par la force, il se produit un état d’injustice et c’est par ce schéma de base que M. Dühring explique l’injustice, la violence, l’esclavage, bref toute l’histoire damnable du passé. Or Rousseau, dans l’œuvre citée plus haut, a déjà démontré, au moyen des deux hommes et d’une façon tout aussi axiomatique, le contraire : à savoir que des deux, A ne peut pas réduire B en esclavage par la force, mais seulement en mettant B dans une situation telle qu’il ne puisse se passer de A; ce qui pour M. Dühring est toutefois une conception déjà beaucoup trop matérialiste. Prenons donc la chose un peu autrement. Deux naufragés sont seuls sur une île et forment une société. Leurs vouloirs sont du point de vue formel pleinement égaux et cela est reconnu de chacun d’eux. Mais du point de vue matériel, il existe une grande inégalité. A est décidé et énergique, B indécis, nonchalant et mou; A est éveillé, B est sot. Combien de temps faut-il pour que A impose régulièrement sa volonté à B, d’abord par persuasion, ensuite par habitude, mais toujours sous forme de libre consentement ? Que la forme du libre consentement soit conservée ou foulée aux pieds, la servitude reste la servitude. L’entrée librement consentie dans la servitude dure pendant tout le moyen âge, en Allemagne jusqu’après la guerre de Trente ans. Lorsqu’en Prusse, après les défaites de 1806 et 1807, on abolit le servage et avec lui l’obligation pour les gracieux seigneurs d’assister leurs sujets dans la misère, la maladie et la vieillesse, les paysans envoyèrent une pétition au roi en lui demandant de les laisser dans la servitude : qui allait autrement les assister dans la détresse ? Le schéma des deux hommes “ colle ” autant pour l’inégalité et la servitude que pour l’égalité et l’assistance mutuelle; et comme, sous peine d’extinction, nous sommes obligés d’admettre qu’ils sont chefs de famille, l’esclavage héréditaire y est déjà prévu, lui aussi.

   Mais laissons cela pour un instant. Admettons que la méthode axiomatique de M. Dühring nous ait convaincus et que nous nous extasiions sur la pleine égalité de droit entre les deux vouloirs, sur la “souveraineté humaine universelle”, sur la “ souveraineté de l’individu ”, – vrais colosses verbaux à côté desquels l’“ Unique ” de Stirner avec sa propriété reste une mazette, bien qu’il puisse en revendiquer sa modeste part. Nous voilà donc tous pleinement égaux et indépendants. Tous ? Non, pourtant pas tous. Il y a aussi des “ dépendances admissibles” et celles-ci s’expliquent.

   “ par des raisons qu’il ne faut pas chercher dans la mise en œuvre des deux vouloirs en tant que tels, niais dans un troisième domaine, donc, vis-à-vis des enfants par exemple, dans l’insuffisance de leur détermination par eux-mêmes. ”

   En effet ! Les raisons de la dépendance ne doivent pas être cherchées dans la mise en oeuvre des vouloirs entant que tels ! Naturellement pas, puisque c’est précisément la mise en œuvre d’une volonté qu’on empêche ! Mais dans un troisième domaine ! Et quel est ce troisième domaine ? La détermination concrète de la volonté opprimée comme volonté insuffisante ! Notre philosophe du réel s’est à ce point écarté du réel “ en face de la locution abstraite et vide : volonté, le contenu réel, la détermination caractéristique de cette volonté, est déjà pour lui un “ troisième domaine ”. Quoi qu’il en soit, nous sommes obligés de constater que l’égalité des droits comporte une exception. Elle ne vaut pas pour une volonté qui est affectée d’insuffisance dans la détermination de soi. Reculade nº 1.

   Continuons :

   “ Quand la bête et l’homme sont mêlés dans une personne, on peut demander, au nom d’une deuxième personne pleinement humaine, si sa manière d’agir peut être la même que s’il n’y avait pour ainsi dire que des personnes humaines face à face … En conséquence, notre hypothèse de deux personnes inégales moralement, dont l’une participe dans quelque mesure du caractère de la bête proprement dit, est la forme fondamentale typique de tous les rapports qui peuvent se présenter conformément à cette différence dans les groupes humains et entre eux. ”

   Au lecteur de se reporter lui-même à la lamentable diatribe qui fait suite à ces faux-fuyants embarrassés et dans laquelle M. Dühring se débat comme un père jésuite pour établir à force de casuistique dans quelle mesuré l’homme humain peut intervenir contre l’homme bestial, dans quelle mesure il peut user contre lui de méfiance, de ruse de guerre, de moyens de rigueur, voire de terreur, ou de fraude, sans compromettre en rien la morale immuable.

   Donc, lorsque deux personnes sont “ inégales moralement ”, l’égalité cesse. Mais alors, ce n’était vraiment pas la peine d’évoquer les deux hommes pleinement égaux l’un à l’autre, car il n’y a pas deux personnes qui, moralement, soient pleinement égales. Dira-t-on que l’inégalité doit consister en ceci que l’une est une personne humaine tandis que l’autre participe de la bête ? Mais la descendance de l’homme du règne animal inclut déjà le fait que l’homme ne se débarrasse jamais pleinement de la bête, de sorte qu’il ne peut jamais s’agir que d’un plus ou d’un moins, d’une différence de degré dans la bestialité ou l’humanité. Une répartition des hommes en deux groupes rigoureusement départagés, hommes humains et hommes-bêtes, bons et méchants, brebis et boucs, ne se retrouve, mise à part la philosophie du réel, que dans le christianisme, qui pousse la logique jusqu’à avoir son juge suprême pour faire le départ. Mais qui sera juge suprême dans la philosophie du réel ? Il faudra bien que les choses se passent comme dans la pratique chrétienne où les pieux agneaux assument eux-mêmes, et avec le succès que l’on sait, les fonctions de juge suprême contre leur prochain, les boucs profanes. A cet égard, la secte des philosophes du réel, si jamais elle se constitue, ne la cédera certainement en rien à ces pacifiques. Cela peut d’ailleurs nous laisser indifférents; ce qui nous intéresse, c’est l’aveu que du fait de l’inégalité morale entre les hommes, l’égalité se réduit de nouveau à rien. Reculade nº 2.

   Continuons encore.

   “ Si l’un agit selon la vérité et la science, mais l’autre selon quelque superstition ou quelque préjugé, il se produira nécessairement et normalement des perturbations réciproques … A un certain degré d’incapacité, de brutalité ou de perverse tendance de caractère, il en résultera nécessairement un heurt dans tous les cas … Les enfants et les fous ne sont pas les seuls à l’égard de qui la violence soit l’ultime recours. Le caractère de groupes naturels entiers et de classes de civilisation entières peut faire une nécessité inéluctable de l’assujettissement de leur volonté hostile par perversité, en vue de la ramener aux liens collectifs. Ici encore, la volonté d’autrui est considérée comme pourvue d’un droit égal; mais par la perversité de son action préjudiciable et hostile, elle a provoqué une compensation, et lorsqu’il lui est fait violence, elle ne récolte que le contrecoup de sa propre injustice. ”

   Ainsi, non seulement l’inégalité morale, mais aussi l’inégalité intellectuelle suffit pour éliminer la “ pleine égalité ” des deux volontés et pour établir une morale qui justifie toutes les infamies des États de proie civilisés contre des peuples arriérés, jusqu’aux atrocités des Russes au Turkestan(( Lors de la conquête de Turkestan par les troupes tsaristes sous le commandement du général Kaufmann en 1873, un détachement de troupes russes commandées par le général Golovatchov procéda à une expédition punitive extrêmement dure contre la tribu turkmène des Iomoudes. La source d’Engels est très certainement l’ouvrage du diplomate américain Eugène SCHUYLER : Turkestan. Notes of a journey in Russian Turkestan, Kokhand, Bukhara and Kuldja, tome 11, Londres, 1876, pp. 356-359.)). Lorsque, dans l’été de 1873, le général Kaufmann fit attaquer la tribu tatar des lomoudes, brûler leurs tentes et massacrer leurs femmes et leurs enfants “ à la bonne manière caucasienne”, comme le disait l’ordre, il prétendait aussi que l’assujettissement de la volonté des lomoudes, hostiles par perversité, en vue de la ramener aux liens collectifs, était devenu une nécessité inéluctable et que les moyens qu’il employait étaient les plus adaptés; qui veut la fin, veut les moyens. Seulement, il ne poussait pas la cruauté jusqu’à se moquer des lomoudes par-dessus le marché et à dire qu’en les massacrant pour faire la compensation, il respectait leur volonté comme précisément égale en droit. Et, une fois de plus, ce sont, dans ce conflit, les Élus, ceux qui sont censés agir selon la vérité et la science, c’est-à-dire, en dernière analyse, les philosophes du réel qui ont à décider ce qui est superstition, préjugé, brutalité, tendance perverse de caractère, et le moment où la violence et l’assujettissement sont nécessaires pour faire la compensation. L’égalité est donc maintenant … la compensation par la force, et si la seconde volonté est reconnue par la première comme égale en droit, c’est au moyen de l’assujettissement. Reculade nº 3, qui, cette fois, dégénère déjà en fuite ignominieuse.

   Par parenthèse, la phrase selon laquelle la volonté d’autrui est précisément considérée comme égale en droit dans la compensation par la force, n’est qu’une altération de la théorie hégélienne, qui veut que la peine soit le droit du criminel.

   “ En considérant la peine comme contenant le droit propre du criminel, en cela on honore le criminel comme être raisonnable.” (Philosophie du droit, § 100, remarque.)

   Nous pouvons en rester là. Il est superflu de suivre plus avant M. Dühring dans la démolition pièce par pièce de son égalité construite d’une façon si axiomatique, de sa souveraineté humaine universelle, etc.; d’observer comment il confectionne, il est vrai, sa société avec deux hommes, mais a besoin d’un troisième pour établir l’État, parce que, – pour résumer brièvement la chose, – sans ce tiers participant, nulles décisions ne peuvent être prises à la majorité et que sans ces décisions, donc sans domination de la majorité sur la minorité, aucun État ne peut exister; et comment il gagne ensuite peu à peu une voie plus calme pour construire son État “ socialitaire ” de l’avenir, où nous aurons un beau matin l’honneur de lui rendre visite. Nous avons suffisamment vu que la pleine égalité des deux volontés ne subsiste que tant que ces deux volontés ne veulent rien; que dès qu’elles cessent d’être des volontés humaines en tant que telles et se transforment en volontés réelles individuelles, en volontés de deux hommes réels, l’égalité cesse aussi; que l’enfance, la folie, la prétendue bestialité, la soi-disant superstition, le préjugé supposé, l’incapacité présumée d’une part, la prétention à l’humanité, à l’intellection de la vérité et de la science d’autre part, que donc toute différence dans la qualité des deux volontés et dans celle des intelligences qui les accompagnent justifie une inégalité qui peut aller jusqu’à l’assujettissement : que demander de plus après avoir vu M. Dühring démolir radicalement, de fond en comble, son propre édifice d’égalité ?

   Mais si nous en avons fini avec la façon plate et inepte dont M. Dühring traite l’idée d’égalité, nous n’en avons pas fini pour autant avec cette idée elle-même et le rôle qu’elle joue : rôle théorique chez Rousseau notamment, rôle pratique et politique dans la grande Révolution et depuis, et aujourd’hui encore, important rôle d’agitation dans le mouvement socialiste de presque tous les pays. L’établissement de sa teneur scientifique déterminera aussi sa valeur pour l’agitation prolétarienne.

   L’idée que tous les hommes en tant qu’hommes ont quelque chose de commun et que, dans la mesure de ce bien commun, ils sont égaux, est, bien entendu, vieille comme le monde. Mais la revendication moderne de l’égalité est fort différente de cela; elle consiste bien plutôt à déduire, de cette qualité commune d’être homme, de cette égalité des hommes en tant qu’hommes, le droit à une valeur politique ou sociale égale de tous les hommes, ou tout au moins de tous les citoyens d’un État, de tous les membres d’une société. Pour que de cette idée première d’égalité relative, on pût tirer la conclusion d’une égalité de droits dans l’État et la société, pour que cette conclusion pût même apparaître comme quelque chose de naturel et d’évident, il a fallu que passent des millénaires, et des millénaires ont passé. Dans les communautés les plus anciennes, les communautés primitives, il pouvait être question d’égalité de droits tout au plus entre les membres de la communauté; femmes, esclaves, étrangers en étaient tout naturellement exclus. Chez les Grecs et les Romains, les inégalités entre les hommes comptaient beaucoup plus que n’importe quelle égalité. Que Grecs et Barbares, hommes libres et esclaves, citoyens et protégés, citoyens romains et sujets de Rome (pour employer une expression large) pussent avoir droit à une valeur politique égale, eût nécessairement passé pour de la folie aux yeux des anciens. Sous l’Empire romain, toutes ces distinctions se dissipèrent peu à peu, à l’exception de celle des hommes libres et des esclaves; il en résulta, pour les hommes libres tout au moins, cette égalité entre personnes privées sur la base de laquelle a évolué le droit romain, l’élaboration la plus parfaite que nous connaissions du droit fondé sur la propriété privée. Mais tant que subsista l’opposition entre hommes libres et esclaves, il ne pouvait être question de conclusions juridiques à partir de l’égalité humaine générale; nous l’avons vu encore récemment dans les États esclavagistes de l’Union nord-américaine.

   Le christianisme n’a connu qu’une égalité entre tous les hommes, celle du péché originel égal, qui correspondait tout à fait à son caractère de religion des esclaves et des opprimés. A côté de cela, c’est tout au plus s’il connaissait l’égalité des élus, sur laquelle on ne mit d’ailleurs l’accent que tout au début. Les traces de communauté des biens qui se trouvent également dans les débuts de la religion nouvelle, se ramènent plutôt à la solidarité entre persécutés qu’à des idées réelles d’égalité. Bien vite, la fixation de l’opposition entre prêtres et laïcs mit fin même à ce rudiment d’égalité chrétienne. – L’invasion de l’Europe occidentale par les Germains élimina pour des siècles toutes les idées d’égalité du fait qu’il se construisit peu à peu une hiérarchie sociale et politique d’une complication telle qu’on n’en avait jamais connu de pareille; mais, en même temps, elle entraîna l’Europe occidentale et centrale dans le mouvement de l’histoire, créa pour la première fois une zone de civilisation compacte et, dans cette zone, pour la première fois, un système d’États de caractère avant tout national, qui s’influençaient réciproquement et se tenaient réciproquement en échec. Ainsi, elle préparait le seul terrain sur lequel on pût dans la suite des temps parler de valeur égale des hommes, de droits de l’homme.

   En outre, le moyen âge féodal développa dans son sein la classe appelée, dans le progrès de son développement, à devenir la représentante de la revendication moderne d’égalité : la bourgeoisie. Ordre féodal elle-même au début, la bourgeoisie avait poussé l’industrie à prédominance artisanale et l’échange des produits à l’intérieur de la société féodale à un degré relativement élevé lorsque, à la fin du XV° siècle, les grandes découvertes maritimes lui ouvrirent une carrière nouvelle et plus vaste. Le commerce extra-européen, pratiqué seulement jusqu’alors entre l’Italie et le Levant, fut maintenant étendu jusqu’à l’Amérique et aux Indes et surpassa bientôt en importance tant l’échange entre les divers pays européens que le trafic intérieur de chaque pays pris à part. L’or et l’argent d’Amérique inondèrent l’Europe et pénétrèrent comme un élément de décomposition dans toutes les lacunes, fissures et pores de la société féodale. L’entreprise artisanale ne suffisait plus aux besoins croissants. Dans les industries dirigeantes des pays les plus avancés, elle fut remplacée par la manufacture.

   Cependant, cette révolution puissante des conditions de vie économique de la société ne fut nullement suivie aussitôt d’une modification correspondante de sa structure politique. Le régime de l’État resta féodal, tandis que la société devenait de plus en plus bourgeoise. Le commerce à grande échelle, donc surtout le commerce international et plus encore le commerce mondial, exige de libres possesseurs de marchandises, sans entraves dans leurs mouvements, égaux en droit en tant que tels échangeant sur la base d’un droit égal pour eux tous, au moins dans chaque localité prise à part. Le passage de l’artisanat à la manufacture suppose l’existence d’un certain nombre de travailleurs libres, – libres d’une part des liens de la corporation et d’autre part, des moyens de mettre eux-mêmes en valeur leur force de travail, – qui peuvent contracter avec le fabricant pour la location de leur force de travail; qui, partant, se trouvent en face de lui égaux en droit en tant que contractants. Enfin, l’égalité et la valeur égale de tous les travaux humains, parce que et en tant qu’ils sont du travail humain en général, trouvèrent leur expression inconsciente, mais la plus vigoureuse, dans la loi de la valeur de l’économie bourgeoise moderne, qui veut que la valeur d’une marchandise soit mesurée par le travail socialement nécessaire qu’elle contient. – Mais là où les rapports économiques exigeaient la liberté et l’égalité des droits, le régime politique leur opposait à chaque pas des entraves corporatives et des privilèges. Privilèges locaux, douanes différentielles, lois d’exception de toute sorte frappaient dans leur commerce non seulement l’étranger ou l’habitant des colonies, mais assez souvent aussi des catégories entières de ressortissants de l’État; des privilèges de corporations s’installaient partout sans avoir ni fin ni cesse, en barrant la route au développement de la manufacture. Nulle part, la voie n’était libre, ni les chances égales pour les concurrents bourgeois, – et, pourtant, c’était là la première des revendications et celle qui se faisait de plus en plus pressante.

   Cette revendication : libération des entraves féodales et institution de l’égalité des droits par l’élimination des inégalités féodales, une fois mise à l’ordre du jour par le progrès économique de la société, ne pouvait manquer de prendre bientôt des proportions plus amples. Si on la présentait dans l’intérêt de l’industrie et du commerce, il fallait réclamer la même égalité de droits pour la grande masse des paysans qui, à tous les degrés de la servitude, à partir du servage complet, devaient fournir gratuitement la plus grande partie de leur temps de travail à leur gracieux seigneur féodal et en outre, lui payer ainsi qu’à l’État d’innombrables redevances. On ne pouvait, d’autre part, s’empêcher de demander pareillement la suppression des avantages féodaux, exonération fiscale des nobles, privilèges politiques des divers ordres. Et comme on ne vivait plus dans un Empire universel, comme l’avait été l’Empire romain, mais dans un système d’États indépendants, en relations l’un avec l’autre sur pied d’égalité, et placés à un niveau approximativement égal de développement bourgeois, il allait de soi que la revendication devait prendre un caractère général dépassant les limites d’un État particulier, et que la liberté et l’égalité devaient être proclamées droits de l’homme. Mais avec cela, ce qui dénote le caractère spécifiquement bourgeois de ces droits de l’homme, c’est que la Constitution américaine, la première à les reconnaître, confirme tout d’une haleine l’esclavage des hommes de couleur qui existait en Amérique : les privilèges de classe sont proscrits, les privilèges de race consacrés.

   Cependant, on le sait, à compter de l’instant où la bourgeoisie sort de sa chrysalide de bourgeoisie féodale, où l’ordre médiéval se mue en classe moderne, elle est sans cesse et inévitablement accompagnée de son ombre, le prolétariat. Et de même, les revendications bourgeoises d’égalité sont accompagnées de revendications prolétariennes d’égalité. De l’instant où est posée la revendication bourgeoise d’abolition des privilèges de classe, apparaît à côté d’elle la revendication prolétarienne d’abolition des classes elles-mêmes, – d’abord sous une forme religieuse, en s’appuyant sur le christianisme primitif, ensuite en se fondant sur les théories bourgeoises de l’égalité elles-mêmes. Les prolétaires prennent la bourgeoisie au mot : l’égalité ne doit pas être établie seulement en apparence, seulement dans le domaine de l’État, elle doit l’être aussi réellement dans le domaine économique et social. Et surtout depuis que la bourgeoisie française, à partir de la grande Révolution, a mis au premier plan l’égalité civile, le prolétariat français lui a répondu coup pour coup en revendiquant l’égalité économique et sociale; l’Égalité est devenue le cri de guerre spécialement du prolétariat français.

   La revendication de l’égalité dans la bouche du prolétariat a ainsi une double signification. Ou bien elle est, – et c’est notamment le cas tout au début, par exemple dans la Guerre des paysans, – la réaction spontanée contre les inégalités sociales criantes, contre le contraste entre riches et pauvres, maîtres et esclaves, dissipateurs et affamés; comme telle, elle est simplement l’expression de l’instinct révolutionnaire et c’est en cela, – en cela seulement, – qu’elle trouve sa justification.

   Ou bien, née de la réaction contre la revendication bourgeoise de l’égalité dont elle tire des revendications plus ou moins justes et qui vont plus loin, elle sert de moyen d’agitation pour soulever les ouvriers contre les capitalistes à l’aide des propres affirmations des capitalistes et, en ce cas, elle tient et elle tombe avec l’égalité bourgeoise elle-même. Dans les deux cas, le contenu réel de la revendication prolétarienne d’égalité est la revendication de l’abolition des classes. Toute revendication d’égalité qui va au delà tombe nécessairement dans l’absurde. Nous en avons donné des exemples et nous en trouverons encore assez lorsque nous en viendrons aux fantaisies d’avenir de M. Dühring.

   Ainsi, l’idée d’égalité, tant sous sa forme bourgeoise que sous sa forme prolétarienne, est elle-même un produit de l’histoire, dont la création suppose nécessairement des rapports historiques déterminés, lesquels, à leur tour, supposent une longue histoire antérieure. Elle est donc tout ce qu’on voudra, sauf une vérité éternelle. Et si aujourd’hui, dans l’un ou dans l’autre sens, elle est chose qui va de soi pour le grand publie, si, comme dit Marx, “ elle possède déjà la solidité d’un préjugé populaire”, ce n’est pas là l’effet de sa vérité axiomatique, c’est l’effet de la diffusion universelle et de l’actualité persistante des idées du XVIII° siècle. Si donc M. Dühring peut faire opérer ses deux fameux bonshommes d’emblée sur le terrain de l’égalité, c’est que la chose paraît toute naturelle au préjugé populaire. Et, effectivement, M. Dühring appelle sa philosophie naturelle, parce qu’elle ne part que de choses qui lui paraissent toutes naturelles. Mais pourquoi elles lui paraissent naturelles, voilà ce qu’il ne se demande pas.

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