La réalisation : 1870-1871

Le rôle de la violence dans l’histoire

Engels

II. Violence et économie dans l’établissement du nouvel empire allemand

3. La réalisation : 1870-1871

   L’Autriche ne fut pas seule à être battue sur les champs de bataille de Bohême, la bourgeoisie allemande le fut aussi. Bismarck lui avait démontré qu’il savait mieux qu’elle-même ce qui lui était profitable. Il était hors de question que la Chambre puisse poursuivre le conflit. Les prétentions libérales de la bourgeoisie étaient enterrées pour longtemps, mais ses exigences nationales s’accomplissent chaque jour davantage. Bismarck réalisait son programme national avec une rapidité et une précision qui l’étonnaient elle-même. Et, après lui avoir démontré palpablement, in corpore vili, dans son corps pitoyable, sa veulerie, son manque d’énergie et par là son incapacité totale à remplir son propre programme, il joua au grand seigneur avec elle aussi et vint devant la chambre, effectivement désarmée maintenant, demander un bill d’indemnité pour ce gouvernement de guerre qui avait enfreint la Constitution. Touché jusqu’aux larmes, le parti progressiste, désormais inoffensif, l’accorda.

   Cependant, on rappelait quand même à la bourgeoisie qu’elle aussi avait été vaincue à Sadowa. La Constitution de la Confédération de l’Allemagne du Nord fut taillée sur le patron de la Constitution prussienne selon l’interprétation authentique qu’en avait donné la guerre. Il fut interdit de refuser l’impôt. Le chancelier fédéral et ses ministres furent nommés par le roi de Prusse, indépendamment de toute majorité parlementaire. L’indépendance de l’armée à l’égard du Parlement, acquise durant la guerre, fut maintenue devant le Reichstag. Mais, au moins, les députés de ce Reichstag avaient la haute conscience d’avoir été élus par le suffrage universel. Ce que leur rappelait aussi, d’une manière désagréable certes, la vue de deux socialistes, qui siégeaient parmi eux. Ce fut la première fois qu’apparurent dans un corps parlementaire des députés socialistes, représentants du prolétariat. C’était un présage funeste.

   Tout cela ne prêtait pas immédiatement à conséquence. Il s’agissait maintenant d’achever et d’exploiter, dans l’intérêt de la bourgeoisie, l’unité nouvelle de l’Allemagne, du moins celle du Nord, et d’attirer par là dans la Confédération nouvelle les bourgeois de l’Allemagne du Sud. La Constitution de la Confédération soustrayait les rapports économiques les plus importants à la législation des petits États et en assignait la réglementation à la Confédération : droit civil commun et liberté de circulation sur tout le territoire de la Confédération, droit de domicile, législation concernant l’artisanat, le commerce, les douanes, la navigation, la monnaie, les poids et mesures, les chemins de fer, les canaux, les postes et télégraphes, les consulats, la protection du commerce à l’étranger, la politique médicale, le droit pénal, la procédure, etc. La plupart de ces choses furent désormais rapidement réglées par des lois, et, en gros, d’une manière libérale. Ainsi, les pires séquelles du provincialisme furent éliminées (enfin !), ces séquelles qui formaient le pire obstacle sur la route de l’évolution capitaliste d’une part, et des appétits de domination prussiens d’autre part. Mais cela n’était pas une conquête historique, comme le claironnait le bourgeois qui maintenant devenait chauvin ; c’était une imitation très, très tardive et très imparfaite de ce qu’avait déjà fait la Révolution française soixante-dix ans avaient adopté chez eux depuis longtemps. Au lieu de s’en vanter, on aurait dû avoir honte de ce que l’Allemagne « très cultivée » y fût venue la dernière.

   Pendant toute cette période de la Confédération de l’Allemagne du Nord, Bismarck alla de bon cœur au-devant de la bourgeoisie sur le terrain économique, et, lorsqu’on envisagea la question des pouvoirs parlementaires, il ne montra sa main de fer que sous un gant de velours. Ce fut sa meilleure période ; on put douter par-ci par-là de son étroitesse d’esprit spécifiquement prussienne, de son incapacité à comprendre qu’il y a, dans l’histoire universelle, encore d’autres puissances et plus fortes que les armées et les intrigues de diplomates qui s’appuient sur elles.

   Que la paix avec l’Autriche portât en elle la guerre avec la France, non seulement Bismarck le savait, mais aussi, il le voulait. Cette guerre devait justement offrir le moyen de réaliser l’Empire prusso-allemand dont la bourgeoisie d’Allemagne lui imposait l’idée((Avant la guerre autrichienne déjà, interpellé par un ministre d’état moyen sur sa politique allemande démagogique, Bismarck lui répondit que, en dépit de tous les discours, il rejetait l’Autriche de l’Allemagne et briserait la Confédération : — Et les États moyens, croyez-vous qu’ils i assisteront tranquillement ? — Vous, les États moyens, vous ne ferez rien du tout. — Et que deviendront les Allemands ? — Je les mène ensuite à Paris et là, je les unis. (Raconté à Paris avant la guerre d’Autriche par le ministre dont il est question et publié au cours de cette guerre dans le Manchester Guardian par sa correspondante parisienne, Mrs Crawford.) (Note d’Engels.))). Les tentatives pour transformer progressivement le Parlement douanier en Reichstag et pour incorporer ainsi peu à peu les États du Sud à la Confédération du Nord, échouèrent devant les cris de réprobation des députés de ces États : « Pas d’extension de compétence. » L’état d’esprit des gouvernements qui venaient d’être vaincus sur le champ de bataille n’était pas plus favorable. Seule, une preuve nouvelle, palpable, que la Prusse était bien plus puissante qu’eux, par conséquent, une guerre nouvelle, une guerre allemande faite par toute l’Allemagne, pouvait amener rapidement le moment de la capitulation. Et puis la ligne de séparation du Main, qui avait été secrètement convenue auparavant entre Bismarck et Louis-Napoléon, parut cependant être imposée à la Prusse par ce dernier après la victoire ; l’unification avec l’Allemagne du Sud, constituait donc une violation du droit reconnu cette fois formellement à la France de diviser l’Allemagne, c’était un cas de guerre.

   Entre temps, Louis-Napoléon, se voyait obligé de chercher, quelque part à la frontière allemande, un morceau de territoire à empocher en compensation de Sadowa. A la réorganisation de la Confédération de l’Allemagne du Nord, on avait laissé de côté le Luxembourg ; c’était maintenant un État qui entretenait des rapports personnels avec la Hollande, mais par ailleurs, était complètement indépendant. Au surplus, il était à peu près aussi francisé que l’Alsace, et il inclinait nettement plus vers la France que vers la Prusse, qu’il haïssait positivement.

   Le Luxembourg est un exemple frappant de ce que la misère politique de l’Allemagne depuis le moyen âge a fait des régions frontières franco-allemandes, exemple d’autant plus frappant que, jusqu’en 1866, le Luxembourg fit nominalement partie de l’Allemagne. Composé jusqu’en 1830 d’une partie allemande et d’une partie française, la partie allemande et d’une partie française, la partie allemande avait depuis longtemps subi l’influence de la culture française supérieure. Les empereurs allemands de la maison de Luxembourg étaient français de langue et d’éducation. Depuis son incorporation au duché de Bourgogne (1440), le Luxembourg ne demeurait, comme le reste des Pays-Bas, qu’en rapport nominal avec l’Allemagne ; son admission dans la Fédération allemande en 1815 ne changea rien à cela. Après 1830, la partie française et un beau morceau de la partie allemande échurent à la Belgique. Mais dans le reste du Luxembourg allemand tout demeurait sur un mode français : les tribunaux, les magistrats, la Chambre, tout le monde traitait en français, tous les actes publics et privés, toutes les écoles moyennes enseignaient en français, la langue cultivée était et demeurait le français — naturellement un français qui geignait et haletait sous le poids de la mutation consonantique haut-allemande. Bref, on parlait deux langues au Luxembourg : un dialecte populaire rhénan-franconien et le français ; mais le haut-allemand demeurait un langage étranger. La garnison prussienne de la capitale aggravait plutôt la situation qu’autre chose. C’est assez humiliant pour l’Allemagne, mais c’est vrai. Et cette francisation spontanée du Luxembourg éclaire d’une juste lumière les processus analogues en Alsace et en Lorraine allemande.

   Le roi de Hollande, duc souverain de Luxembourg, avait justement grand besoin d’argent liquide et se montrait disposé à vendre le duché à Louis-Napoléon. Les Luxembourgeois eussent consenti sans réserve à être incorporés à la France — à preuve leur attitude dans la guerre de 1870. Sur le plan du droit international, la Prusse ne pouvait rien objecter, puisqu’elle avait provoqué elle-même l’exclusion du Luxembourg de l’Allemagne. Ses troupes séjournaient dans la capitale comme garnison d’une place forte fédérale, elles n’eurent plus de raison de s’y trouver. Mais pourquoi ne rentrèrent-elles pas dans leurs foyers, pourquoi Bismarck ne put-il consentir à l’annexion ?

   Simplement parce que les contradictions où il s’était embarrassé se faisaient jour désormais. Avant 1866, l’Allemagne était encore pour la Prusse territoire d’annexion qu’on devait se partager avec l’étranger, rien de plus. Après 1866, l’Allemagne était devenue un protectorat prussien, que l’on devait défendre des griffes de l’étranger. Il est vrai qu’on avait, pour des raisons prussiennes, exclu de ce nouveau pays appelé Allemagne des parties entières de l’Allemagne. Mais le droit de la nation allemande à l’intégralité de son propre territoire imposait maintenant à la couronne de Prusse le devoir d’empêcher l’intégration à des États étrangers d’anciens territoires fédéraux, le devoir de leur ménager pour l’avenir la chance d’un Anschluss avec le nouvel État prusso-allemand. C’est pour cette raison que l’Italie était arrêtée à la frontière tyrolienne, c’est pour cette raison que le Luxembourg ne devait plus passer maintenant à Louis-Napoléon. Un gouvernement réellement révolutionnaire aurait pu le proclamer ouvertement. Mais non le révolutionnaire royal-prussien, qui avait fini par réussir à transformer l’Allemagne ne un « concept géographique » à la Metternich. Du point de vue du droit international, il s’était mis lui-même dans son tort et il ne pouvait s’en sortir qu’en interprétant le droit international selon sa bonne vieille méthode d’étudiant de taverne.

   S’il ne se rendit pas dans tout cela proprement ridicule, ce fut seulement que Louis-Napoléon, au printemps de 1867, n’était pas encore prêt pour une grande guerre. On se mit d’accord à la conférence de Londres. Les Prussiens évacuèrent le Luxembourg ; la place forte fut démolie, le duché fut déclaré neutre. La guerre était encore ajournée((Place laissée libre par Engels pour une intercalation qui ne fut pas faite.)).

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   Louis-Napoléon ne pouvait pas se tenir satisfait. L’accroissement de puissance de la Prusse, il l’acceptait très volontiers dès lors qu’il obtenait sur le Rhin des compensations correspondantes. Il s’était contenté de peu ; il avait encore rabattu sur ses prétentions ; mais il n’avait rien obtenu du tout, il était complètement dupé. Or un Empire bonapartiste n’était possible en France que s’il repoussait progressivement la frontière jusqu’au Rhin et si la France demeurait — en réalité ou même en imagination — l’arbitre de l’Europe. On n’avait pas réussi à reculer la frontière, la position d’arbitre européen était déjà menacée, la presse bonapartiste criait à la revanche de Sadowa ; si Louis-Napoléon voulait assurer son trône, il devait rester fidèle à son rôle et prendre par la violence ce qu’il n’avait obtenu par la douceur, malgré tous les services qu’il avait rendus.

   De part et d’autre donc, intenses préparatifs de guerre, tant diplomatiques que militaires. Et c’est alors que se produisit l’événement diplomatique suivant :

   L’Espagne cherchait un candidat au trône. En mars (1869), Bénédetti, ambassadeur de France à Berlin, entend parler d’une candidature du prince Léopold de Hoheneollern ; Paris le charge de faire une enquête. Le sous-secrétaire d’État von Thile lui assure sur l’honneur que le gouvernement prussien n’en sait rien. Au cours d’une visite à Paris, Bénédetti apprend le point de vue de l’empereur : « Cette candidature est essentiellement antinationale, le pays n’y consentira pas, il faut l’empêcher. »

   Soit dit en passant, Louis-Napoléon prouvait ici qu’il était déjà très bas. En fait, pouvait-il y avoir une plus belle « vengeance de Sadowa » que le règne d’un prince prussien en Espagne, les désagréments qui devaient inévitablement en résulter, l’embarras de la Prusse dans les rapports internes des partis espagnols, peut-être bien une guerre, une défaite de la petite flotte prussienne, de toute façon, la Prusse placée devant l’Europe dans une situation des plus grotesques ? Mais Louis-Bonaparte ne pouvait plus se donner le luxe de ce spectacle. Son crédit était déjà si ébranlé qu’il s’en tenait au point de vue traditionnel, selon lequel un prince allemand sur le trône d’Espagne mettrait la France entre deux feux et ne pouvait donc être toléré — point de vue enfantin après 1830.

   Bénédetti alla trouver Bismarck pour obtenir d’autres explications et exposer le point de vue de la France (11 mai 1869). Il n’apprit de Bismarck rien de particulièrement précis. Mais Bismarck apprit de lui ce qu’il voulait savoir : que la candidature de Léopold signifiait la guerre immédiate avec la France. Ainsi Bismarck avait tout loisir de faire éclater la guerre quand il lui plairait.

   Et, de fait, la candidature de Léopold resurgit en juillet 1870 et conduit aussitôt à la guerre, quelque répugnance qu’ait eue Louis-Napoléon pour celui-ci. Il savait aussi qu’il y allait de son Empire ; il n’avait guère foi en ce que lui disait sa bande de filous bonapartistes qui lui assuraient que tout était prêt jusqu’au dernier bouton de guêtre ; il avait moins confiance encore en leur capacité militaire et administrative. Mais les conséquences logiques de son propre passé le poussaient à la ruine ; son hésitation elle-même accélérait sa chute.

   Bismarck était, lui, non seulement fin prêt à la bataille, mais cette fois, il avait réellement le peuple derrière lui, qui, à travers les mensonges diplomatiques des deux partis, ne voyait que cette chose : il s’agissait ici non seulement d’une guerre pour le Rhin, mais d’une guerre pour son existence nationale. Pour la première fois depuis 1813, les réserves et la landwehr affluèrent en masse sous les drapeaux, spontanément et pleines d’envie de se battre. Peu importait la façon dont tout cela s’était fait, peu importait quelle part de l’héritage national deux fois millénaire Bismarck avait de sa propre initiative, ou n’avait pas promis à Louis-Napoléon ; ce qu’il fallait, c’était faire comprendre une fois pour toutes à l’étranger qu’il n’avait pas à se mêler des affaires intérieures de l’Allemagne et que l’Allemagne n’était pas destinée à soutenir le trône chancelant de Louis-Napoléon en lui cédant une part de territoire allemand. Et, devant cet élan national, toutes les différences de classes disparurent, toutes les convoitises rhénanes des cours de l’Allemagne du Sud, toutes les tentatives de restauration de princes bannis s’évanouirent.

   Les deux parties s’étaient cherché des alliances. Louis-Napoléon était sûr de l’Autriche et du Danemark, assez sûr de l’Italie. Bismarck avait avec lui la Russie. Mais comme toujours, l’Autriche n’était pas prête, elle ne put intervenir effectivement avant le 2 septembre — et le 2 septembre, Louis-Napoléon était prisonnier des Allemands et la Russie avait prévenu l’Autriche qu’elle l’attaquerait dès que celle-ci attaquerait la Prusse. En Italie cependant, la fourbe politique de Louis-Napoléon portait ses fruits ; il avait voulu mettre en train l’unité nationale, mais il avait aussi voulu protéger le pape de cette même unité nationale ; il avait occupé Rome avec des troupes dont il avait maintenant besoin chez lui et qu’il ne pouvait cependant retirer sans exiger de l’Italie l’engagement de respecter Rome et la souveraineté du pape, ce qui, de l’autre côté, empêchait l’Italie de lui prêter assistance. Enfin, le Danemark reçut de la Russie l’ordre de se tenir tranquille.

   Mais les coups rapides des armes allemandes, de Spickeren et de Wœrth à Sedan provoquèrent la localisation de la guerre d’une manière plus décisive que toutes les négociations diplomatiques. L’armée de Louis-Napoléon fut battue à chaque combat et finalement prit, pour les trois quarts, la route de l’Allemagne et de la captivité. Ce n’était pas la faute des soldats, qui s’étaient battus très courageusement, mais bien celle des chefs et de l’administration. Mais lorsqu’on a érigé son Empire, comme Louis-Napoléon, en s’appuyant sur une bande de canailles, lorsqu’on n’a maintenu cet Empire, dix-huit ans durant, qu’en livrant la France à leur exploitation, lorsqu’on a installé toute cette racaille aux postes clefs de l’État, et leurs complices aux postes subalternes, il ne faut pas engager de lutte à la vie à la mort, sous peine de voir tout le monde vous laisser en plan. En moins de cinq semaines, tout l’édifice de l’Empire dont les philistins européens s’étaient émerveillés des années durant s’écroulait ; la révolution du 4 septembre ne fit que déblayer les décombres ; et Bismarck, qui était parti en guerre pour fonder la petite Allemagne se trouva un beau matin fondateur d’une République française.

   Selon la propre proclamation de Bismarck, la guerre n’avait pas été dirigée contre le peuple français, mais contre Louis-Napoléon. Avec sa chute, tout motif de guerre disparaissait. C’était ce que s’imaginait aussi le gouvernement du 4 septembre — pas si naïf par ailleurs — et il fut très surpris lorsque soudain Bismarck se montra tel qu’il était un junker prussien.

   Personne au monde ne hait autant les Français que le junker prussien. Car, non seulement, les junkers, jusque-là exempts d’impôts, avaient durement souffert, entre 1806 et 1813, de la correction que les Français leur avaient infligée et que leur avait valu leur propre orgueil, mais, ce qui était bien pire, ces impies de Français avaient, par leur Révolution sacrilège, troublé à tel point les esprits que l’ancienne splendeur des hobereaux avait été enterrée presque totalement, même dans la vieille Prusse ; que les pauvres junkers devaient mener sans cesse un rude combat pour ce qui restait de cette splendeur, et qu’un grand nombre d’entre eux étaient déjà tombés au rang d’une pitoyable noblesse de parasites. Il fallait se venger sur la France, et les officiers junkers de l’armée, sous la direction de Bismarck, s’en chargèrent. On s’était fait des listes des contributions de guerre françaises levées en Prusse, et on estima d’après elles les impositions qu’on devait lever en France dans les villes et les départements — en tenant compte naturellement de la richesse beaucoup plus grande de la France. On réquisitionna des vivres, du fourrage, des vêtements, des chaussures, etc. avec une brutalité voulue et affichée. Un maire des Ardennes, qui déclara ne pouvoir faire la livraison exigée, reçut vingt-cinq coups de bâtons sans autre forme de procès ; le gouvernement de Paris en a publié la preuve officielle. Les francs-tireurs, qui se comportaient selon le décret de 1813 sur la Landsturm prussienne aussi exactement que s’ils l’avaient expressément étudié, furent fusillés sans pitié là où on les prenait. Même les histoires de pendules envoyées en Allemagne sont vraies, le Journal de Cologne lui-même en a parlé. Seulement, d’après les conceptions prussiennes, ces pendules n’étaient pas volées ; elles étaient des biens sans possesseurs découverts dans les maisons de campagne abandonnées des environs de Paris et on les annexait pour les êtres chers restés au pays. Et c’est ainsi que les junkers, sous la direction de Bismarck, s’arrangèrent pour que, malgré l’attitude irréprochable tant des hommes que d’une grande partie des officiers, le caractère spécifiquement prussien de la guerre fût conservé et rendu inoubliable aux français qui rendirent, eux, responsable l’armée tout entière de l’odieuse mesquinerie des junkers.

   Cependant, il était réservé à ces junkers de rendre au peuple français un honneur qui n’a pas son pareil dans l’histoire tout entière. Lorsque toutes les tentatives de dégager Paris eurent échoué, lorsque toutes les armées françaises furent repoussées, lorsque la dernière grande offensive de Bourbaki sur les lignes de communication des Allemands eut été mise en échec, lorsque la diplomatie européenne eut abandonné la France à son sort sans bouger le petit doigt, Paris, Affamé, dut capituler. Et les cœurs des junkers battirent plus fort lorsqu’ils purent enfin faire leur entrée triomphale dans le foyer impie et se venger à fond de ces rebelles endurcis de Parisiens, en tirer cette vengeance complète que leur avait refusée en 1814 le tsar Alexandre et en 1815 Wellington ; ils pouvaient maintenant châtier à cœur joie le foyer et la patrie de la révolution.

   Paris capitula ; il paya 200 millions de contribution de guerre ; les forts furent livrés aux Prussiens ; la garnison abaissa les armes devant les vainqueurs et livra son artillerie de campagne ; les canons des fortifications furent démontés de leurs affûts ; tous les moyens de résistance que possédait l’État furent livrés pièce par pièce mais on ne toucha pas aux véritables défenseurs de Paris, la garde nationale, le peuple parisien en armes. De ceux-là, personne ne pensait qu’ils livreraient leurs armes, ni leurs fusils, ni leurs canons((Ce furent ces canons, appartenant à la garde nationale et non à l’État, — c’est pourquoi on ne les avait pas livrés aux Prussiens —, que, le 18 mars 1871, Thiers donna l’ordre de voler aux Parisiens : il provoqua ainsi l’insurrection dont sorti la Commune. (Note d’Engels.))) ; et, pour qu’il fût manifeste au monde entier que la victorieuse armée allemande s’était respectueusement arrêtée devant le peuple de Paris en armes, les vainqueurs n’entrèrent pas dans la ville, ils se contentèrent d’occuper pendant trois jours les Champs-Élysées, — un jardin public — gardés, surveillés, bloqués par les sentinelles des Parisiens ! Pas un soldat allemand ne mit les pieds à l’Hôtel de ville, pas un seul ne foula les boulevards et les rares qui furent admis au Louvre pour y admirer les œuvres d’art avaient dû demander la permission ; c’était rompre la capitulation. La France était battue, Paris était affamé, mais le peuple parisien s’était assuré ce respect par son passé glorieux ; aucun vainqueur n’osait exiger ses armes n’avait le courage d’aller le trouver chez lui, et de profaner ses rues, champs de bataille de tant de révolutions, par une marche triomphale. Ce fut comme si l’empereur allemand frai émoulu avait tiré son chapeau devant les révolutionnaires vivants de Paris, comme autrefois son frère devant les morts des combattants de Mars de Berlin, comme si l’armée allemande tout entière, derrière lui, présentait les armes.

   Mais ce fut le seul sacrifice que s’imposa Bismarck. Sous prétexte qu’il n’y avait pas de gouvernement en France qui pût signer la paix avec lui — ce qui n’était ni plus vrai ni plus faux le 4 septembre que le 20 janvier — il avait exploité ses succès à la prussienne jusqu’à la dernière goutte, et ne s’était déclaré disposé à la paix qu’après l’écrasement complet de la France. A nouveau, à la conclusion de la paix elle-même, la « situation favorable fut exploitée sans scrupules », comme on dit en bon vieux prussien. Non seulement on extorqua la somme inouïe de cinq milliards d’indemnité, mais on arracha deux provinces à la France, l’Alsace et la Lorraine allemande avec Matz et Strasbourg et on les incorpora à l’Allemagne. Par cette annexion, Bismarck intervient pour la première fois en politicien indépendant ; il ne réalise plus à sa manière un programme qui lui est dicté du dehors, mais il traduit dans les faits les produits de son propre cerveau ; c’est ainsi qu’il commet sa première gaffe colossale((Il y a en cet endroit du manuscrit une place laissée libre pour une addition qui n’a pas été faite.))…

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