Préface de la première édition (1884)

L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat

Friedrich Engels

Préface de la première édition (1884)

   Les chapitres qui suivent constituent, pour ainsi dire, l’exécution d’un testament. Nul autre que Karl Marx lui-même ne s’était réservé d’exposer les conclusions des recherches de Morgan, en liaison avec les résultats de sa propre – et je puis dire, dans une certaine mesure, de notre – étude matérialiste de l’histoire, et d’en éclairer enfin toute l’importance. En effet, en Amérique, Morgan avait redécouvert, à sa façon, la conception matérialiste de l’histoire, découverte par Marx il y a quarante ans, et celle-ci l’avait conduit, à propos de la comparaison entre la barbarie et la civilisation, aux mêmes résultats que Marx sur les points essentiels. Or, pendant des années les économistes professionnels d’Allemagne avaient mis autant de zèle à copier Le Capital que d’obstination à le passer sous silence; et l’Ancient Society((Ancient Society, or Researches in the Lines of Human Progress from Savagery, through Barbarism, to Civilization. By LEWIS H. MORGAN, London, Macmillan and Co, 1877. Ce livre est imprimé en Amérique, il est étonnamment difficile de se le procurer en Angleterre. L’auteur est mort il y a quelques années. (Note d’Engels.) )) de Morgan ne fut pas autrement traitée par les porte-parole de la science « préhistorique » en Angleterre. Mon travail ne peut suppléer que faiblement à ce qu’il n’a pas été donné à mon ami disparu d’accomplir. Je dispose cependant d’annotations critiques qui se trouvent parmi ses abondants extraits de Morgan, et je les reproduis ici, dans la mesure du possible.

   Selon la conception matérialiste, le facteur déterminant, en dernier ressort, dans l’histoire, c’est la production et la reproduction de la vie immédiate. Mais, à son tour, cette production a une double nature. D’une part, la production de moyens d’existence, d’objets servant à la nourriture, à l’habillement, au logement, et des outils qu’ils nécessitent; d’autre part, la production des hommes mêmes, la propagation de l’espèce. Les institutions sociales sous lesquelles vivent les hommes d’une certaine époque historique et d’un certain pays sont déterminées par ces deux sortes de production: par le stade de développement où se trouvent d’une part le travail, et d’autre part la famille. Moins le travail est développé, moins est grande la masse de ses produits et, par conséquent, la richesse de la société, plus aussi l’influence prédominante des liens du sang semble dominer l’ordre social. Mais, dans le cadre de cette structure sociale basée sur les liens du sang, la productivité du travail se développe de plus en plus et, avec elle, là propriété privée et l’échange, l’inégalité des richesses, la possibilité d’utiliser la force de travail d’autrui et, du même coup, la base des oppositions de classes: autant d’éléments sociaux nouveaux qui s’efforcent, au cours des générations, d’adapter la vieille organisation sociale aux circonstances nouvelles, jusqu’à ce que l’incompatibilité de l’une et des autres amène un complet bouleversement. La vieille société basée sur les liens du sang éclate par suite de la collision des classes sociales nouvellement développées: une société nouvelle prend sa place, organisée dans l’État, dont les subdivisions ne sont plus constituées Par des associations basées sur les liens du sang, mais par des groupements territoriaux, une société où le régime de la famille est complètement dominé par le régime de la propriété, où désormais se développent librement les oppositions de classes et les luttes de classes qui forment le contenu de toute l’histoire écrite, jusqu’à nos jours.

   C’est le grand mérite de Morgan que d’avoir découvert et restitué dans ses traits essentiels ce fondement préhistorique de notre histoire écrite, et d’avoir trouvé, dans les groupes consanguins des Indiens de l’Amérique du Nord, la clef des principales énigmes, jusqu’alors insolubles, de l’histoire grecque, romaine et germanique la plus reculée. Mais ses écrits ne furent pas l’œuvre d’un jour. Pendant près de quarante années il a été aux prises avec son sujet, avant de le dominer tout à fait. Et c’est pourquoi son livre est une des rares oeuvres de notre temps qui font époque.

   Dans l’exposé qui va suivre, le lecteur fera, dans l’ensemble, aisément le départ entre ce qui émane de Morgan et ce que j’y ai ajouté. Dans les chapitres historiques sur la Grèce et sur Rome, je ne me suis point limité aux données de Morgan, mais j’y ai joint ce que j’avais à ma disposition. Les chapitres sur les Celles et les Germains sont essentiellement mon ouvrage; là, Morgan ne disposait guère que de sources de seconde main et, quant aux Germains, Morgan n’avait – à part Tacite – que les mauvaises contrefaçons libérales de M. Freeman. J’ai remanié tous les développements économiques qui, chez Morgan, suffisent au but qu’il se propose, mais sont nettement insuffisants pour le mien. Enfin, lorsque Morgan n’est pas expressément cité, il va sans dire que j’assume la responsabilité de toutes les conclusions.

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