L’assemblée nationale de Francfort
Friedrich Engels
LONDRES, Janvier 1852.
Le lecteur se rappellera peut-être que dans les six articles qui précèdent, nous avons suivi le mouvement révolutionnaire en Allemagne jusqu’aux deux grandes victoires du 13 mars à Vienne et du 18 mars à Berlin. En Autriche comme en Prusse, nous l’avons vu, des gouvernements constitutionnels furent établis et des principes libéraux ou bourgeois proclamés la règle de toute politique future ; la seule différence appréciable entre les deux grands centres de l’action consistait en ceci, c’est qu’en Prusse la bourgeoisie libérale, dans les personnes de deux riches commerçants, MM. Camphausen et Hansemann, s’emparait directement des rênes du pouvoir, tandis qu’en Autriche, où la bourgeoisie, au point de vue politique était beaucoup moins instruite, ce fut la bureaucratie libérale qui entrait en fonction et déclarait exercer le pouvoir pour le compte de celle-là.
Nous avons vu, en outre, comment les partis et les classes de la société qui jusqu’alors étaient unis dans l’opposition à l’ancien gouvernement, se divisèrent après la victoire ou au cours de la lutte même ; et comment cette bourgeoisie libérale, qui fut seule à profiter de la victoire, se retourna brusquement contre ses alliés d’hier, prit une attitude hostile envers chaque classe ou parti plus avancé, et conclut une alliance avec les éléments féodaux et bureaucratiques vaincus. De fait, il était manifeste dès le commencement du drame révolutionnaire, que la bourgeoisie libérale ne pourrait tenir tête aux partis féodaux et bureaucratiques, vaincus mais non détruits, sans l’appui des partis populaires plus avancés, et qu’elle aurait également besoin de l’aide de la noblesse féodale et de la bureaucratie contre l’assaut de ces masses radicales. Il était clair que la bourgeoisie en Autriche ne possédait pas la force nécessaire pour maintenir son pouvoir et pour adapter les institutions du pays à ses besoins et à ses idées. Le ministère bourgeois libéral n’était qu’une halte d’où, suivant le cours des circonstances, le pays devrait, ou s’élever au degré supérieur du républicanisme unitaire, ou retomber dans le vieux régime clérico-féodal et bureaucratique. Dans tous les cas, le vrai et décisif combat était encore à livrer ; les événements de mars n’avaient fait qu’engager la bataille.
Comme l’Autriche et la Prusse étaient les deux Etats prédominants de l’Allemagne, toute victoire révolutionnaire décisive à Vienne ou à Berlin eût été décisive pour toute l’Allemagne. Et jusqu’à un certain point, les événements de mars 1848 déterminèrent la marche des affaires allemandes dans ces deux villes. Il serait superflu, par conséquent, de revenir sur le mouvement dans les petites villes, et nous pourrions effectivement nous borner à la considération exclusive des affaires de l’Autriche et de la Prusse, si ces petits Etats n’avaient donné naissance à un corps dont l’existence même était une preuve frappante de la situation anormale de l’Allemagne et de l’insuffisance de la récente révolution ; un corps si anormal, si grotesque par sa position même, et néanmoins si convaincu de sa propre importance, que l’histoire, il ‘est plus que probable, n’en fournira pas le pendant.
Ce corps était la soi-disant Assemblée nationale allemande de Francfort-sur-le-Main.
Après les victoires populaires de Vienne et de Berlin, la convocation d’une assemblée représentative pour toute l’Allemagne allait de soi. L’assemblée fut donc élue, et elle se réunit à Francfort, à côté de la vieille diète fédérative. Le peuple supposait que l’Assemblée nationale allemande réglerait toutes les affaires en contestation et agirait comme la plus haute autorité législative pour l’ensemble de la confédération allemande. Or, la Diète qui l’avait convoquée n’avait en aucune façon déterminé ses attributions. Personne ne savait si ses décrets devaient avoir force de loi ou s’ils devaient être soumis à la sanction de la Diète, ou des gouvernements individuels.
Dans cet embarras, si l’Assemblée avait possédé la moindre énergie, elle aurait immédiatement dissous et congédié la Diète, le corps constitué le plus impopulaire en Allemagne, et l’aurait remplacée par un gouvernement fédéral, choisi parmi ses propres membres. Elle se serait déclarée la seule expression légale de la volonté souveraine du peuple allemand et aurait donné ainsi une validité légale à chacun de ses décrets. Elle se serait, avant tout, assuré une force organisée et armée dans le pays, qui aurait suffi pour mater toute opposition des gouvernements. Et c’était chose facile, très facile, pendant cette première période de la révolution. Mais c’eût été là beaucoup trop demander d’une assemblée dont la majorité se composait d’avocats libéraux et de professeurs doctrinaires, d’une assemblée qui, tout en ayant la prétention d’incarner l’essence de la science et de l’esprit allemands, n’était en réalité qu’une scène où de vieux et décrépits personnages politiques exhibaient aux yeux de l’Allemagne entière leur absurdité involontaire, leur impuissance à penser et à agir. Cette assemblée de vieilles femmes, dès le premier jour de son existence, avait plus peur du moindre mouvement populaire que de toutes les conspirations réactionnaires des gouvernements allemands réunis. Ses délibérations eurent lieu sous la surveillance de la Diète, dont elle mendiait, pour ainsi dire, la sanction à ses décrets, parce que ses premières résolutions devaient être promulguées par ce corps détesté. Au lieu d’affirmer sa propre souveraineté, elle évita soigneusement la discussion d’une question aussi épineuse. Au lieu de s’entourer d’une force populaire, elle passa à l’ordre du jour sur la question des empiétements des gouvernements. Sous ses yeux Mayence fut mise en état de siège et sa population désarmée ; et l’Assemblée nationale ne bougea pas. Plus tard elle élut l’archiduc Jean d’Autriche pour régent d’Allemagne et déclara que toutes les résolutions de l’assemblée auraient force de loi ; or l’archiduc Jean ne fut investi de sa nouvelle dignité qu’une fois le consentement de tous les gouvernements obtenu, et il fut installé non pas par l’Assemblée mais par la Diète. Quant à la force légale des décrets de l’Assemblée, c’était un point qui n’avait jamais été reconnu par les grands gouvernements et sur lequel l’Assemblée elle-même n’avait pas insisté ; la question restait ouverte.
On eut donc le singulier spectacle d’une assemblée qui, tout en ayant la prétention d’être l’unique représentant légal d’une grande et souveraine nation, ne possédait ni la volonté ni la force pour faire valoir ses réclamations. Les discussions de cette assemblée, sans résultat pratique quelconque, n’avaient même pas de valeur théorique, puisqu’on n’y rabâchait que les lieux communs et les banalités les plus rebattus des écoles philosophiques et juridiques surannées ; qu’on n’y prononçait ou plutôt n’y balbutiait pas une parole qui n’eût été depuis longtemps déjà imprimée mille fois et mille fois mieux.
Ainsi la prétendue autorité centrale nouvelle de l’Allemagne laissait les choses en état. Bien loin de réaliser l’unité tant désirée de l’Allemagne, elle ne dépossédait pas même le plus insignifiant des princes qui la gouvernaient ; elle ne resserrait pas les liens qui unissaient ses provinces séparées ; elle ne fît pas un seul pas pour abattre les barrières de douane qui séparaient le Hanovre de la Prusse et la Prusse de l’Autriche ; elle ne fît pas la moindre tentative pour abolir les droits odieux qui partout mettent obstacle à la navigation fluviale en Prusse. Mais moins l’Assemblée faisait de besogne, plus elle faisait de rodomontades. Elle créa une flotte allemande, sur le papier, elle annexa la Pologne et le Schleswig, elle permit à l’Autriche allemande de faire la guerre contre l’Italie, mais elle défendit aux Italiens de poursuivre les Autrichiens jusque dans leur sûre retraite en Allemagne ; elle donna trois salves d’applaudissements à la République française, et elle reçut des ambassadeurs hongrois, qui sûrement retournèrent chez eux avec des notions bien plus embrouillées sur l’Allemagne qu’ils-ne les avaient en arrivant.
Cette assemblée avait été, au début de la révolution, la bête noire de tous les gouvernements allemands. Ils s’attendaient à une action dictatoriale et révolutionnaire de sa part, en raison même du caractère vague qu’on avait trouvé nécessaire de lui conserver. Ces gouvernements ourdissaient donc une vaste trame d’intrigues dans le but d’amoindrir l’influence de ce corps redouté ; mais ils se trouvaient avoir plus de bonheur que de bon sens, car cette assemblée faisait mieux la besogne des gouvernements qu’ils ne l’auraient pu faire eux-mêmes. Au premier rang de ces intrigues figurait la convocation d’assemblées législatives locales ; non seulement les petits Etats convoquaient leurs chambres législatives, mais la Prusse et l’Autriche aussi réunissaient des assemblées constituantes. Dans celles-ci, de même que dans le parlement de Francfort, la bourgeoisie libérale ou ses alliés, des avocats libéraux et des bureaucrates, formèrent la majorité, et la marche des événements était à peu près identique dans chacune d’elles. Il y avait pourtant une différence ; l’Assemblée nationale allemande était le parlement d’un pays imaginaire, puisqu’elle avait décliné la tâche de créer une Allemagne unie, la première condition cependant de sa propre existence ; elle discutait les mesures imaginaires et à jamais irréalisables d’un gouvernement imaginaire de sa propre création, et elle votait des résolutions imaginaires dont personne ne s’inquiétait ; tandis qu’en Autriche et en Prusse les corps constituants étaient du moins des parlements réels, qui renversaient et créaient des ministères réels, et qui imposaient, momentanément au moins, leurs résolutions aux princes qu’ils eurent à combattre. Eux aussi étaient lâches et manquaient de vues larges sur le mouvement révolutionnaire ; eux aussi trahissaient le peuple et remettaient le pouvoir entre les mains du despotisme féodal, bureaucratique et militaire. Mais, du moins, fallait-il qu’ils discutassent des questions pratiques, d’un intérêt immédiat, et qu’ils vécussent terre à terre avec d’autres hommes, tandis que les farceurs de Francfort n’étaient jamais plus heureux que lorsqu’ils pouvaient errer dans « le royaume aérien des rêves ». C’est pourquoi les travaux des assemblées constituantes de Berlin et de Vienne forment une partie importante de l’histoire de la révolution allemande, tandis que les élucubrations de la nigauderie collective de cette assemblée de Francfort intéressent tout au plus le collectionneur de curiosités littéraires et antiquaires.
Le peuple allemand, qui sentait profondément la nécessité d’en finir avec la détestable division du territoire émiettant et anéantissant la force collective de la nation, croyait, pendant un temps, voir poindre dans l’Assemblée nationale une ère nouvelle. Mais la conduite puérile de cet assemblage de Salomons calma vite l’enthousiasme national. Les procédés honteux auxquels donna lieu l’armistice de Malmö (septembre 1848) firent éclater l’indignation populaire contre une assemblée qui, on l’avait espéré, ouvrirait à la nation un champ libre pour l’action, et qui, au contraire, emportée par une lâcheté sans égale, rendait seulement leur solidité première aux fondements sur lesquels est bâti le système contre-révolutionnaire actuel.