L’Insurrection de Berlin

L’Insurrection de Berlin

Friedrich Engels

LONDRES, Octobre 1851.

Berlin était le second centre du mouvement révolutionnaire, et d’après ce qui a été dit dans les articles précédents, on devine que là ce mouvement était loin de trouver l’appui unanime de presque toutes les classes qu’il rencontra à Vienne. En Prusse la bourgeoisie avait déjà été mêlée à des luttes positives avec le gouvernement ; la Diète réunie avait déterminé une rupture; une révolution bourgeoise était imminente et, au moment où elle éclata, cette révolution aurait pu être tout aussi unanime que celle de Vienne, si la révolution parisienne de février n’était pas survenue.

Cet événement précipita tout, bien qu’il s’effectuât sous une bannière tout autre que celle sous laquelle la bourgeoisie prussienne se préparait à braver son gouvernement. La révolution de février renversa, en France, le même genre de gouvernement que la bourgeoisie de Prusse allait établir dans son pays. La révolution de février s’annonça comme une révolution de la classe ouvrière contre la classe bourgeoise ; elle proclama la chute du gouvernement et l’émancipation de l’ouvrier. Or, la bourgeoisie venait d’en avoir assez de l’agitation ouvrière dans son propre pays. Elle avait même essayé, une fois la première terreur inspirée par les émeutes silésiennes dissipée, de tirer profit de cette agitation ; mais toujours elle avait gardé une salutaire horreur du socialisme et du communisme révolutionnaire ; c’est pourquoi, quand elle vit à la tête du gouvernement, à Paris, des hommes qu’elle considérait comme les plus dangereux ennemis de la propriété, de l’ordre, de la religion, de la famille et des autres pénates du bourgeois moderne, elle sentit sa propre ardeur révolutionnaire se refroidir considérablement. Elle savait qu’il fallait saisir l’occasion ; que sans le secours des classes ouvrières elle serait vaincue ; et malgré cela le courage lui manqua. De sorte qu’elle appuya les gouvernements dans les premiers soulèvements partiels, et essaya de contenir le peuple de Berlin, qui cinq jours durant se rassembla en foule devant le palais royal pour discuter les nouvelles et réclamer des changements dans le gouvernement. Quand, finalement, après la nouvelle de la chute de Metternich, le roi fit quelques minces concessions, la bourgeoisie estima que la révolution était accomplie et alla remercier Sa Majesté d’avoir bien voulu combler tous les vœux de son peuple. Alors survinrent les charges militaires sur la foule, les barricades, la lutte et la défaite de la royauté. Tout alors changea de face. La classe ouvrière, que la bourgeoisie avait justement voulu reléguer à l’arrière plan, avait été poussée à l’avant-garde, avait combattu et triomphé, et, soudain, était devenue consciente de sa force. Des restrictions au suffrage, à la liberté de la presse, au droit d’être juré, au droit de réunion, restrictions qui auraient fait grand plaisir à la bourgeoisie, parce qu’elles n’auraient frappé que les classes au-dessous d’elle, n’étaient plus possibles. Le danger d’une répétition des scènes d’anarchie parisiennes était imminent, et devant ce danger tous les anciens désaccords disparaissaient. Contre l’ouvrier victorieux, quoiqu’il n’eût encore formulé aucune revendication spécifique pour son propre compte, les amis et les ennemis de longue date s’unirent ; et l’alliance entre la bourgeoisie et les partisans du système renversé fut conclue sur les barricades mêmes de Berlin. On devait faire des concessions nécessaires, mais dans la mesure seulement où elles étaient inévitables ; on devait former un ministère avec les chefs de l’opposition de la Diète réunie ; et, en échange des services qu’elle avait rendus en sauvant la couronne, elle devait compter sur l’appui de tous les piliers de l’ancien gouvernement, de l’aristocratie féodale, de la bureaucratie, de l’armée. Dans ces conditions, Messieurs Gamphausen et Hansemann entreprirent de former un cabinet.

Si grande était la peur qu’inspiraient au nouveau ministère les masses en ébullition, qu’à ses yeux tous les moyens étaient bons pourvu qu’ils tendissent à affermir les fondements si ébranlés de l’autorité. Ils croyaient, les pauvres sires abusés, que tout danger d’une restauration de l’ancien système était conjuré, et ils se servirent de toute la vieille machinerie de l’Etat pour établir l’ordre. Pas un seul bureaucrate ou officier militaire ne fut congédié ; pas le moindre changement ne fut apporté dans le vieux système bureaucratique d’administration. Ces précieux ministres constitutionnels et responsables réintégrèrent même dans leurs postes les fonctionnaires que le peuple, dans le premier feu de son ardeur révolutionnaire, avait chassés pour cause de leurs anciennes insolences bureaucratiques. Il n’y avait de changé en Prusse que les personnes des ministres ; on ne toucha même pas aux états-majors ministériels des différents départements ; quant à tous les quémandeurs de place constitutionnels, qui avaient formé le chœur des gouvernants nouvellement élus, et qui s’attendaient à leur part de pouvoir et d’emplois, on leur signifia qu’ils eussent à attendre que la stabilité des choses restaurée permît d’introduire des changements dans le personnel bureaucratique, lesquels pour le moment n’étaient pas sans danger.

Le roi, tout à fait démonté depuis l’insurrection du 18 mars, s’aperçut bientôt que ces ministres « libéraux » avaient tout aussi besoin de lui qu’il avait besoin d’eux. Le trône avait été épargné par l’insurrection ; le trône était le dernier obstacle opposé à l’anarchie ; la bourgeoisie libérale et ses chefs, actuellement au ministère, avaient donc tout intérêt à vivre en bonne intelligence avec le trône. Le roi et la Camarilla réactionnaire qui l’entourait, ne tardèrent pas à le comprendre et ils profitèrent de la circonstance pour entraver l’action du ministère, jusque dans ces reformes insignifiantes proposées de temps à autre.

Le premier soin du ministère fut de donner une sorte d’apparence légale aux violents changements récents. La Diète réunie fut convoquée, malgré toute l’opposition populaire, à l’effet de voter, comme l’organe légal et constitutionnel du peuple, une nouvelle loi électorale pour l’élection d’une assemblée qui devait s’entendre avec la couronne sur une constitution nouvelle. Les élections devaient être indirectes ; l’ensemble des électeurs élisaient un certain nombre d’électeurs qui avaient à élire le représentant. Malgré toute l’opposition, ce système de l’élection à deux degrés fut adopté. Ensuite on demanda à la Diète un emprunt de 25 millions de dollars ; combattu par le parti populaire, l’emprunt fut également consenti.

Ces actes du ministère donnèrent un rapide essor au parti populaire ou parti démocratique, comme dès lors il s’intitulait lui-même. Ce parti, dirigé par la classe des petits commerçants et des petits boutiquiers, et qui au début de la révolution réunissait la grande majorité des travailleurs, demanda le suffrage direct et universel, pareil à celui établi en France, une assemblée législative unique, et la reconnaissance pleine et entière de la Révolution du 18 mars ; comme base d’un nouveau système de gouvernement. La fraction modérée se contentait d’une monarchie ainsi « démocratisée » ; la fraction la plus avancée demandait l’établissement définitif de la République. Les deux fractions s’accordaient pour reconnaître l’Assemblée nationale allemande de Francfort pour l’autorité suprême du pays, tandis que les constitutionnels et les réactionnaires affectaient d’avoir en parfaite horreur la souveraineté de ce corps qu’ils prétendaient considérer comme absolument révolutionnaire.

Le mouvement indépendant des classes ouvrières avait été arrêté pour un temps par la révolution. Les exigences et les circonstances immédiates du mouvement ne permettaient pas de porter au premier plan aucune des revendications spécifiques du parti prolétarien. En effet, aussi longtemps que le terrain n’était pas déblayé pour l’action indépendante des ouvriers, aussi longtemps que le suffrage direct et universel n’était pas introduit, aussi longtemps que les trente-six Etats, grands et petits, continuaient de couper l’Allemagne en d’innombrables morceaux, que pouvait faire le parti prolétarien, sinon suivre le mouvement de Paris — décisif pour lui — et lutter, de concert avec les petits boutiquiers, pour la conquête des droits qui leur permettraient de combattre ensuite leur propre combat ?

Donc, par trois points seulement, le parti prolétarien se distinguait essentiellement, dans son action politique, de la classe des petits bourgeois ou du parti démocratique proprement dit : premièrement par son jugement du mouvement français, car les démocrates attaquèrent le parti extrême de Paris, alors que les révolutionnaires prolétariens le défendaient ; deuxièmement par leur déclaration de la nécessité d’établir une République allemande une et indivisible, alors que les archi-ultras parmi les démocrates osaient tout au plus soupirer après une République fédérative ; et troisièmement par cette audace et promptitude à l’action révolutionnaire dont ils firent preuve en toutes occasions, et qui fera toujours défaut à tout parti composé principalement de petits bourgeois et dirigé par de petits bourgeois.

Le parti prolétaire, ou vraiment révolutionnaire, ne réussissait que très graduellement à soustraire la masse des travailleurs à l’influence des démocrates dont au commencement de la révolution ils avaient formé la queue. Mais, en temps voulu, l’indécision, la faiblesse et la couardise des chefs démocratiques firent le reste ; et l’on peut dire, aujourd’hui, qu’un des principaux résultats des convulsions des dernières années consiste en ce que la classe ouvrière, partout où elle est concentrée en masses tant soit peu considérables, est complètement affranchie de cette influence démocratique, qui en 1848 et 49 la conduisit à une série interminable de fautes et de malheurs.

Mais mieux vaut ne pas anticiper : les événements de ces deux années nous fourniront d’amples occasions de montrer ces démocrates à l’œuvre.

En Prusse, la population agricole avait profité de la révolution de même qu’en Autriche — bien que moins énergiquement, se trouvant un peu moins opprimée par la féodalité — pour se débarrasser de toutes les entraves féodales. Mais là, pour des raisons exposées plus haut, la bourgeoisie se tourna aussitôt contre elle, sa plus vieille, sa plus indispensable alliée. Les démocrates, non moins épouvantés que la bourgeoisie par ce qu’on appelait des attentats contre la propriété privée, se gardèrent également de la soutenir ; et c’est ainsi qu’après trois mois d’émancipation, après des luttes sanguinaires et des exécutions militaires, notamment en Silésie, la féodalité fut rétablie par la bourgeoisie, hier encore anti-féodale.

Il n’y a pas de fait à leur reprocher qui les condamne plus irrémissiblement que celui-là. Une trahison semblable de ses meilleurs amis, de soi-même, jamais aucun parti dans l’histoire ne l’a commise, et quelles que soient les humiliations, quels que soient les châtiments réservés à ce parti bourgeois, par ce seul acte, il les aura mérités tous.