L’insurrection de Vienne

L’Insurrection de Vienne

Friedrich Engels

LONDRES, Octobre 1851.

Le 4 février Louis-Philippe fut chassé de Paris et la République Française proclamée. Le 13 mars suivant les Viennois brisèrent le pouvoir du Prince Metternich et le forcèrent à s’enfuir honteusement du pays. Le 18 mars le peuple de Berlin prit les armes et, après une lutte opiniâtre de 18 heures, il eut la satisfaction de voir le roi capituler devant lui. Des soulèvements simultanés plus ou moins violents, mais tous couronnés de succès, eurent lieu dans les capitales des petites villes d’Allemagne. Le peuple allemand, s’il n’avait pas mené à bien sa première révolution, était du moins pleinement lancé dans la carrière révolutionnaire.

Nous ne pouvons entrer ici dans les détails des divers incidents de ces insurrections, mais nous avons à en expliquer le caractère, ainsi que l’attitude que prirent vis-à-vis d’elles les différentes classes de la population.

La révolution de Vienne s’était faite, on peut dire, par une population presque unanime. La bourgeoisie (à l’exception des banquiers et des agioteurs), les petits commerçants, les ouvriers, tous se levèrent d’un seul coup contre un gouvernement haï de tous, un gouvernement si universellement détesté, que la petite minorité de nobles et de capitalistes qui l’avaient soutenu s’éclipsèrent à la première attaque. La bourgeoisie avait été maintenue par Metternich dans un tel état d’ignorance politique, qu’elle ne comprenait absolument rien aux nouvelles de Paris qui annonçaient le règne de l’anarchie, du socialisme et de la terreur, les luttes imminentes entre la classe des capitalistes et la classe des travailleurs. Dans son innocence politique, ou bien elle n’attachait pas de sens à ces nouvelles, ou bien elle les regardait comme des inventions diaboliques de Metternich pour la contraindre à l’obéissance par la peur. Jamais, d’ailleurs, elle n’avait vu les ouvriers agir comme classe, ou se lever pour défendre leurs propres intérêts de classe. Elle ne pouvait, d’après son expérience, concevoir l’idée que des différends pussent surgir entre des classes naguère encore si cordialement unies pour renverser un gouvernement exécré de tous. Elle voyait le peuple d’accord avec elle sur tous les points : sur une constitution, le jury, la liberté de la presse, etc. Aussi était-elle, du moins en mars 1848, corps et âme avec le mouvement ; et le mouvement, de l’autre côté, érigea immédiatement, en théorie tout au moins, la bourgeoisie en classe prépondérante de l’Etat.

Mais c’est le sort de toutes les révolutions, que cette union de différentes classes, qui jusqu’à un certain point est la condition nécessaire de toute révolution, ne peut être de longue durée. La victoire n’est pas plutôt remportée sur l’ennemi, que les vainqueurs se divisent en camps opposés et tournent leurs armes les uns contre les autres. C’est ce développement rapide et passionné de l’antagonisme des classes qui, dans les organismes vieux et compliqués, fait d’une révolution un si puissant agent de progrès social et politique ; c’est cet incessant et vif jaillissement de partis nouveaux, se relayant au pouvoir, qui, pendant ces commotions violentes, fait franchir à une nation plus d’étapes en cinq années qu’elle n’eût fait du chemin en cent ans dans des circonstances ordinaires.

La révolution de Vienne fît de la bourgeoisie la classe dominante théoriquement, c’est-à-dire que les concessions arrachées au gouvernement étaient de telle sorte que, mises en pratique, et maintenues pendant un temps, elles auraient infailliblement assuré la suprématie de la bourgeoisie. Or, pratiquement la suprématie de cette classe était loin d’être établie. Il est vrai que, grâce à la création d’une garde nationale qui donna des armes à la bourgeoisie et aux petits boutiquiers, cette classe croissait en force et en influence ; il est vrai que par l’installation d’un « comité de sûreté», une espèce de gouvernement irresponsable où dominait la bourgeoisie, elle fut placée à la tête du pouvoir. Mais du même coup la classe ouvrière aussi fut partiellement armée ; elle et les étudiants avaient été au plus fort du combat, là où combat il y avait eu ; et les étudiants qui, au nombre de 4 000 environ, bien armés et bien mieux disciplinés que la garde nationale, formèrent le noyau, la véritable force du corps révolutionnaire, n’étaient nullement disposés à être de simples instruments entre les mains du comité de sûreté. Bien qu’ils en reconnussent l’autorité et qu’ils en fussent même les défenseurs les plus enthousiastes, ils n’en formèrent pas moins un corps indépendant et pas mal turbulent ; ils tinrent des conciliabules dans la « Aula », prenant une position intermédiaire entre la bourgeoisie et les travailleurs ; empêchant par leur constante agitation les choses de retomber dans la tranquille routine de tous les jours, et bien des fois imposant leurs résolutions au comité de sûreté. D’autre part, il fallait employer les ouvriers, presque tous sans travail, dans les travaux publics, aux frais de l’Etat ; et l’argent nécessaire, on devait naturellement le puiser dans les poches des contribuables ou dans les caisses de la ville de Vienne, Tout cela devenait forcément très désagréable aux commerçants de Vienne. Les industries de la ville, établies en vue de la consommation des riches et aristocratiques cours d’un grand pays, étaient nécessairement tout à fait paralysées par la Révolution par la fuite de l’aristocratie et de la cour ; le commerce était stationnaire, et l’agitation et l’excitation perpétuelles entretenues par les étudiants et les ouvriers n’étaient certes pas faites pour « faire renaître la confiance », selon la phrase consacrée. Aussi se produisit-il un certain froid entre la bourgeoisie d’une part et les turbulents étudiants et ouvriers de l’autre ; et si, pendant longtemps cette froideur ne se tourna pas en hostilité ouverte, c’est parce que le ministère et, en particulier, la cour, dans leur impatience de rétablir l’ancien état des choses, ne cessaient de justifier la défiance et l’activité bruyante des partis les plus révolutionnaires ; et qu’ils agitaient constamment, même aux yeux de la bourgeoisie, le spectre du vieux despotisme à la Metternich. Ainsi, le gouvernement ayant essayé de saper ou de porter atteinte à quelques-unes des libertés nouvellement conquises, il y eut de nouveaux soulèvements le 15 et le 26 mai, et, à chaque occasion, l’alliance entre la garde nationale ou la bourgeoisie armée et les ouvriers fut de nouveau cimentée pour un temps.

Quant aux autres classes de la population, l’aristocratie et la ploutocratie avaient disparu, et les paysans étaient occupés partout à balayer jusqu’aux derniers vestiges de la féodalité. Grâce à la guerre avec l’Italie et l’occupation que Vienne et la Hongrie donnaient à la cour, on les laissait faire ; et ils réussirent mieux dans leur œuvre de libération en Autriche que dans n’importe quelle autre partie de l’Allemagne. Le Reichstag autrichien, un peu plus tard, n’eut qu’à ratifier les choses déjà accomplies par les paysans ; et quelles que soient les institutions que le gouvernement du Prince Schwartzenberg puisse réussir à rétablir, jamais il n’aura le pouvoir de rétablir la servitude féodale des paysans. Si l’Autriche est présentement encore une fois relativement calme et même forte, c’est avant tout parce que la grande majorité du peuple, les paysans, ont réellement profité de la Révolution, et que, en dépit de toutes les entreprises du gouvernement, ces palpables, ces substantiels avantages conquis par les agriculteurs restent jusqu’à ce jour intacts.