Polonais, Tchèques et Allemands

Polonais, Tchèques et Allemands

Friedrich Engels

LONDRES, Février 1852.

Des faits relatés dans les précédents articles il ressort clairement qu’à moins qu’une nouvelle révolution ne succédât à celle de mars 1848, les circonstances en Allemagne reviendraient forcément au point où elles étaient avant cet événement. Mais le phénomène historique sur lequel nous nous efforçons de jeter quelque lumière est d’une nature tellement compliquée que les événements ultérieurs ne pourront être parfaitement compris que si l’on tient compte de ce qu’on peut appeler les relations extérieures de la Révolution allemande. Et ces relations extérieures étaient de nature aussi compliquée que les affaires à l’intérieur.

La moitié Est tout entière de l’Allemagne jusqu’à la Saale et au Böhmerwald a été, on le sait, reprise au cours des derniers mille ans, aux envahisseurs d’origine slave. La majeure partie de ces territoires a été germanisée, jusqu’à extinction complète de la nationalité et de la langue slaves, depuis plusieurs siècles ; et si nous exceptons quelques débris complètement isolés, qui comptent, en tout, moins de 100 000 âmes (les Cassoubes en Poméranie, les Wendes ou Sorabés en Lusace, etc.), leurs habitants sont, à tous les points de vue, des Allemands. Mais il n’en est pas de même de toute la frontière de l’ancienne Pologne et des pays de langue tchèque, en Bohême et en Moravie. Ici les deux nationalités sont mêlées dans chaque district : les villes étant en général plus ou moins allemandes, tandis que l’élément slave prédomine dans les villages ruraux, où cependant il se désagrège aussi, peu à peu, et se trouve refoulé par le progrès constant de l’influence allemande.

La raison de cet état de choses, la voici : Dès les temps de Charlemagne les Allemands ont dirigé leurs efforts les plus constants, les plus persévérants vers la conquête, la colonisation, ou, tout au moins, la civilisation de l’Europe orientale. Les conquêtes de la noblesse féodale entre l’Elbe et l’Oder, et les colonies féodales des ordres militaires des chevaliers en Prusse et en Livonie, ne faisaient que préparer le terrain pour un système de germanisation autrement vaste et efficace par la bourgeoisie commerçante et industrielle, laquelle, en Allemagne, aussi bien que dans le reste de l’Europe occidentale, avait acquis de l’importance sociale et politique depuis le XVe siècle. Les Slaves et, en particulier, les Slaves occidentaux (Polonais et Tchèques) sont essentiellement une race agricole ; ils n’ont jamais fait grand cas de l’industrie et du commerce. Il en résulta qu’avec l’accroissement de la population et la création des villes dans ces régions, la production de tous les articles industriels tomba de plus en plus entre les mains des immigrés allemands, et que l’échange de ces marchandises contre des produits agricoles devint le monopole exclusif des Juifs, lesquels, en tant qu’ils appartiennent à une nationalité quelconque, sont dans ces pays, sans conteste, plutôt Allemands que Slaves. Cela a été le cas, bien qu’à un degré moindre, dans toute l’Europe orientale. A Pétersbourg, Pesth, Jassy et même à Constantinople, l’artisan, le petit bourgeois, le petit manufacturier, est, jusqu’à l’heure présente, un Allemand ; tandis que le prêteur d’argent, le cabaretier, le marchand ambulant — personnage des plus importants dans ces pays peu peuplés — est, le plus souvent, un Juif, dont la langue maternelle est un allemand horriblement corrompu. L’importance de l’élément allemand dans les localités de la frontière slave augmentait ainsi avec l’accroissement des villes et du commerce, et s’accroissait encore quand il devenait nécessaire d’importer presque tous les éléments de la culture, intellectuelle d’Allemagne ; après le marchand et l’artisan allemands, le prêtre allemand, le maître d’école allemand, le savant allemand, vinrent s’établir sur le territoire slave. Et enfin, le pas d’airain d’armées conquérantes, ou l’étreinte circonspecte et préméditée de la diplomatie, ne faisaient pas que suivre seulement, mais maintes fois devançaient le lent mais sûr progrès de la dénationalisation par le développement social. De grandes parties de la Prusse occidentale et de Posen ont été germanisées ainsi depuis le premier partage de la Pologne, au moyen de ventes et de concessions de domaines publics à des colons allemands, d’encouragements donnés aux capitalistes allemands pour l’établissement de fabriques, etc., dans ces régions, et bien souvent aussi, au moyen de mesures excessivement despotiques contre les habitants polonais du pays.

Les dernières soixante-dix années avaient ainsi entièrement déplacé la ligne de démarcation entre les nationalités allemandes et polonaises. Puisque la Révolution de 48 avait immédiatement revendiqué pour toutes les nations opprimées une existence indépendante et le droit de régler leurs propres affaires, il était tout naturel que les Polonais réclamassent de suite le rétablissement de leur pays dans les limites des frontières de la vieille République polonaise avant 1772. Il est vrai que déjà cette frontière était devenue impropre à délimiter les nationalités allemandes et polonaises ; elle l’était devenue davantage d’année en année, par suite de la germanisation progressive ; mais les Allemands avaient manifesté un si grand enthousiasme pour la restauration de la Pologne, qu’il leur fallait bien s’attendre à ce qu’on leur demandât, comme une première preuve de sympathie, de renoncer à leur part du butin. D’un autre côté, devait-on céder des contrées entières, habitées, pour la plupart, par des Allemands ; devait-on céder des grandes villes, entièrement allemandes, à un peuple qui n’avait pas encore prouvé qu’il était capable de s’élever au-dessus d’un état de féodalité basé sur la servitude agraire ?

La question était suffisamment compliquée. Une guerre avec la Russie offrait l’unique solution possible. Dans cette éventualité, la question de la démarcation des différentes nations révolutionnaires eût été subordonnée à celle de l’établissement, au préalable, d’une frontière sûre contre l’ennemi commun. Les Polonais, mis en possession de vastes territoires dans l’Est, eussent été plus traitables au sujet de l’Ouest ; et enfin de compte, Riga et Mitau leur auraient paru tout aussi importants que Dantzig et Elbing. Le parti avancé de l’Allemagne, qui estimait qu’une guerre avec la Russie était nécessaire pour entretenir le mouvement continental, et qui pensait que le rétablissement national même d’une partie de la Pologne déterminerait fatalement cette guerre, soutenait les Polonais ; par contre, le parti bourgeois au pouvoir, qui prévoyait clairement qu’une guerre nationale avec la Russie, par cela même qu’elle appellerait au gouvernement des hommes plus actifs et plus énergiques, amènerait sa propre chute, déclara, avec un feint enthousiasme pour l’extension de la nationalité allemande, que la Pologne prussienne, le centre de l’agitation révolutionnaire polonaise, faisait partie intégrante de l’empire allemand futur. Les promesses faites aux Polonais dans les premiers jours furent honteusement trahies. Des armements polonais, sanctionnés par le gouvernement, furent dispersés et massacrés par l’artillerie prussienne ; et dès le mois d’avril, six semaines à peine après la Révolution de Berlin, le mouvement polonais était écrasé et la vieille inimitié nationale ravivée entre Polonais et Allemands. Ce furent les ministres-marchands libéraux, Camphausen et Hansemann, qui rendirent ce service immense, d’un prix inestimable, à l’autocrate Russe.

Il importe d’ajouter que cette campagne polonaise était le premier moyen de réorganiser et de rassurer cette même armée prussienne qui, par la suite, chassa le parti libéral et étouffa le mouvement que MM. Camphausen et Hansemann s’étaient donné tant de mal pour mettre sur pied.

« Par où ils ont péché, ils sont punis ». Tel a été le sort de tous les parvenus de 1848 et 1849, de Ledru-Rollin à Changarnier et de Camphausen à Haynau.

La question de nationalité donna lieu à une autre lutte en Bohême. Ce pays, habité par deux millions d’Allemands et trois millions de Slaves, parlant la langue tchèque, avait de grands souvenirs historiques, qui se rattachaient presque tous à l’ancienne suprématie des Tchèques. Or, la force de cette branche de la famille slave avait été brisée dès les guerres des Hussites au XVe siècle. La province parlant la langue tchèque fut divisée ; une portion, formait le royaume de la Bohême ; une autre, la principauté de Moravie ; une troisième les monts Carpates des Slovaques, faisait partie de la Hongrie. Les Moraves et les Slovaques avaient depuis longtemps perdu tout vestige de sentiment et de vitalité nationales, quoique, pour la plupart conservant leur langue. La Bohême, de trois côtés sur quatre, était entourée de pays entièrement allemands. L’élément allemand avait fart de grands progrès sur son propre territoire ; dans la capitale même, à Prague, les deux nationalités se contrebalançaient à peu près, et partout, le capital, le commerce, l’industrie et la culture intellectuelle étaient entre les mains des Allemands. Le grand champion des Tchèques, le professeur Palacký n’est lui-même qu’un savant allemand détraqué, et qui, à cette heure, ne sait pas encore parler la langue tchèque avec correction et sans accent. Mais ainsi qu’il arrive souvent, la nationalité tchèque mourante, mourante d’après le témoignage de tous les faits connus de l’histoire des derniers quatre cents ans, tenta, en 1848, un dernier effort pour recouvrer sa vitalité première ; un effort dont l’insuccès, en dehors de toutes considérations révolutionnaires, devait prouver que la Bohême ne saurait désormais exister que comme une partie constituante de l’Allemagne, quoiqu’une portion de ses habitants puisse continuer, pendant quelques siècles encore, de parler une langue autre que l’allemand.