Thèses sur Feuerbach

Thèses sur Feuerbach((Le texte de ces thèses est conforme à celui qu’Engels a mis en appendice à son Feuerbach. Il diffère légèrement, dans la rédaction, de celui de la version originale qui figure dans L’Idéologie allemande, Editions sociales, 1967.))

Karl Marx

(Composées à Bruxelles au printemps de 1845)

I

   Le principal défaut de tout matérialisme passé – y compris celui de Feuerbach – est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité tant qu’activité humaine concrète, en tant que pratique, de façon non subjective. C’est ce qui explique pourquoi le côté actif fut développé par l’idéalisme, en opposition au matérialisme, — mais seulement abstraitement, car l’idéalisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, concrète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets, réellement distincts des objets de la pensée ; mais il ne considère pas l’activité humaine elle-même en tant qu’activité objective. C’est pourquoi dans l’Essence du christianisme, il ne considère comme authentiquement humaine que l’activité théorique, tandis que la pratique n’est saisie et fixée par lui que dans sa manifestation juive sordide. C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance de l’activité « révolutionnaire », de l’activité « pratique-critique ».

II

   La question de savoir si la pensée humaine peut aboutir à une vérité objective n’est pas une question théorique, mais une question pratique. C’est dans la pratique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire la réalité et la puissance, l’en-deçà de sa pensée. La discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée, isolée de la pratique, est purement scolastique.

III

   La doctrine matérialiste qui veut que les hommes soient des produits des circonstances et de l’éducation, que, par conséquent, des hommes transformés soient des produits d’autres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie que ce sont précisément les hommes qui transforment les circonstances et que l’éducateur a lui-même besoin d’être éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la société (par exemple chez Robert Owen((Robert Owen : Socialiste utopique anglais (1771-1858) ))).

   La coïncidence du changement des circonstances et de l’activité humaine ou auto-changement ne peut être considérée et comprise rationnellement qu’en tant que pratique révolutionnaire.

IV

   Feuerbach part du fait que la religion rend l’homme étranger à lui-même et dédouble le monde en un monde religieux, objet de représentation, et un monde réel. Son travail consiste à résoudre le monde religieux en sa base temporelle. Il ne voit pas que, ce travail une fois accompli, le principal reste encore à faire. Le fait, notamment, que la base temporelle se détache d’elle-même, et se fixe dans les nuages, constituant ainsi un royaume indépendant, ne peut s’expliquer précisément que par le déchirement et la contradiction internes de cette base temporelle. Il faut donc d’abord comprendre celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner ensuite pratiquement en supprimant la contradiction. Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la famille terrestre est le secret de la sainte famille, c’est la première désormais dont il faut faire la critique théorique et qu’il faut révolutionner dans la pratique.

V

   Feuerbach, que ne satisfait pas la pensée abstraite, en appelle à l’intuition sensible ; mais il ne considère pas le monde sensible en tant qu’activité pratique concrète de l’homme.

VI

   Feuerbach résout l’essence religieuse en l’essence humaine. Mais l’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé. Dans sa réalité, elle est l’ensemble des rapports sociaux.

   Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet être réel, est par conséquent obligé :

  1.    De faire abstraction du cours de l’histoire et de faire de l’esprit religieux une chose immuable, existant pour elle-même, en supposant l’existence d’un individu humain abstrait, isolé.
  2.    De considérer, par conséquent, l’être humain uniquement en tant que « genre », en tant qu’universalité interne, muette, liant d’une façon purement naturelle la multiplicité des individus.

VII

   C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que l’ « esprit religieux » est lui-même un produit social et que l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à une forme sociale déterminée.

VIII

   La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme trouvent leur solution rationnelle dans la praxis humaine et dans la compréhension de cette praxis.

IX

   Le point le plus avancé auquel atteint le matérialisme intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne conçoit pas le monde matériel comme activité pratique, est la façon de voir des individus de la « société bourgeoise » pris isolément.

X

   Le point de vue de l’ancien matérialisme est la société « bourgeoise« . Le point de vue du nouveau matérialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socialisée.

XI

   Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; mais ce qui importe,  c’est de le transformer.

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