A la mémoire de Herzen

A la mémoire de Herzen

Lénine

8 Mai 1912

   Publié le 8 mai (25 avril) 1912 dans le n° 26 du Social Démocrate.

   Cent années se sont écoulées depuis la naissance de Herzen. Toute la Russie libérale le commémore : elle passe strictement sous silence les graves problèmes du socialisme, elle dissimule avec soin ce qui distinguait le révolutionnaire Herzen du libéral. La presse de droite elle aussi parle de Herzen ; elle assure mensongèrement qu’à la fin de sa vie Herzen a répudié la révolution. Quant aux discours, libéraux et populistes, prononcés à l’étranger sur Herzen, partout règne la phrase. Le Parti ouvrier doit évoquer le souvenir de Herzen, non pour glorifier banalement sa mémoire, mais pour comprendre les tâches qui lui incombent, pour comprendre la place véritable assignée par l’histoire à l’écrivain, qui a joué un rôle considérable dans la préparation de la révolution russe. Herzen appartenait à la génération des révolutionnaires de la première moitié du siècle passé, issus de la noblesse, des seigneurs terriens. Les nobles ont donné à la Russie des Biron et des Arak-tchéev((Biron (1690-1772). Favori de l’impératrice russe Anna Ivanovna. Il dirigea le régime réactionnaire de terreur établi sous son règne (1730-1740). A. Araktchéev, comte (1769-1834) — Homme d’Etat réactionnaire de la Russie tsariste à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Son nom évoque toute une époque de despotisme policier et de militarisme brutal)), une infinité d’« officiers ivrognes, de pourfendeurs, de joueurs de cartes, de héros de la foire, de piqueurs, de spadassins, de bourreaux, de propriétaires de sérail», ainsi que de placides Manilov. « Et parmi eux — écrivait Herzen — ont grandi les hommes du 14 décembre((Les hommes du 14 décembre, ou les décembristes — révolutionnaires russes issus de la noblesse qui, en décembre 1825, organisèrent la première insurrection armée contre l’autocratie du tsar.)), la phalange des héros, nourris comme Romulus et Rémus, avec le lait d’un fauve… C’étaient des preux chevaliers authentiques, trempés de pur acier de la tête aux pieds, des combattants héroïques qui, consciemment, ont accepté une mort certaine pour réveiller à une vie nouvelle la jeune génération et purifier les enfants nés au milieu des cruautés et de la servilité. »

   Herzen appartenait au nombre de ces enfants. L’insurrection des décembristes l’a réveillé et «purifié ». Dans la Russie féodale des années 40, il a su s’élever à une hauteur qui le plaçait au niveau des plus grands penseurs de son temps. Il s’est assimilé la dialectique d’Hegel. Il a compris qu’elle était « l’algèbre de la révolution ». Il est allé plus loin qu’Hegel, à la suite de Feuerbach, au matérialisme. La première de ses « lettres sur l’étude de la nature», — « Empirisme et idéalisme », — écrite en 1844, nous montre un penseur qui, même aujourd’hui, dépasse d’une tête la multitude des naturalistes-empiriques et les innombrables philosophes, idéalistes et semiidéalistes modernes. Herzen a abordé de près le matérialisme dialectique et s’est arrêté devant le matérialisme historique. C’est cet « arrêt » qui a provoqué la faillite morale de Herzen après la défaite de la révolution de 1848. Herzen avait déjà quitté la Russie, et il observait cette révolution directement. Il était alors démocrate, révolutionnaire, socialiste. Mais son « socialisme » était une des formes et variétés du socialisme bourgeois et petit-bourgeois, si nombreuses à l’époque de 1848, et qui furent définitivement anéanties aux journées de juin((Journées de juin. — Il s’agit de l’insurrection du prolétariat de Paris en juin 1848, férocement réprimée par la bourgeoisie française.)). Au fond, ce n’était point du socialisme, c’était une phrase placide, une rêverie débonnaire, dont revêtaient leur esprit révolutionnaire d’alors la démocratie bourgeoise, ainsi que le prolétariat encore soumis à son influence.

   La faillite morale de Herzen, son profond scepticisme et son pessimisme après 1848 marquaient la faillite des illusions bourgeoises dans le socialisme. Le drame moral de Herzen fut le résultat, le reflet de cette grande époque historique où l’esprit révolutionnaire de la démocratie bourgeoise se mourait déjà (en Europe), cependant que l’esprit révolutionnaire du prolétariat socialiste n’était pas encore arrivé à sa maturité. C’est ce que n’ont pas compris et ne pouvaient comprendre les chevaliers du verbalisme libéra] russe, qui, aujourd’hui, dissimulent leur esprit contre-révolutionnaire sous des phrases fleuries sur le scepticisme de Herzen. Pour ces chevaliers qui ont trahi la révolution russe de 1905, oublieux qu’ils étaient du titre glorieux de révolutionnaire, le scepticisme est une forme de transition de la démocratie au libéralisme, à ce libéralisme servile, infâme, crasseux, et féroce, qui a fusillé des ouvriers en 48, rétabli des trônes renversés, applaudi à Napoléon III, et que Herzen a maudit, ne pouvant comprendre sa nature de classe.

   Chez Herzen le scepticisme était une forme de transition des illusions du démocratisme bourgeois « au-dessus des classes » à la lutte de classe du prolétariat, lutte sévère, implacable, invincible. Témoin : les Lettres à un vieux camarade, à Bakounine, écrites un an avant la mort de Herzen, en 1869. Herzen rompt avec l’anarchiste Bakounine. Il est vrai que dans cette rupture Herzen ne voit encore qu’une divergence de tactique, au lieu d’y voir un abîme entre la conception du prolétaire sûr de la victoire de sa classe, et celle du petit bourgeois désespérant de son salut. Il est vrai que là encore Herzen reprend les vieilles phrases démocratiques bourgeoises, comme quoi le socialisme doit adresser également « sa propagande au travailleur et au patron, au cultivateur et au petit bourgeois ». Néanmoins, en rompant avec Bakounine, Herzen a porté ses regards non vers le libéralisme, mais vers l’Internationale, vers cette Internationale que dirigeait Marx, — vers cette Internationale qui avait commencé à « rassembler les bataillons » du prolétariat, à grouper le « monde ouvrier » qui répudie « le monde de ceux qui vivent sans travailler » !

   N’ayant pas compris l’essence démocratique bourgeoise de l’ensemble du mouvement de 1848 et de toutes les formes du socialisme d’avant Marx, Herzen à plus forte raison n’a pu comprendre la nature bourgeoise de la révolution russe. Herzen est le fondateur du socialisme « russe », du « populisme ». Herzen voyait du « socialisme » dans l’affranchissement du paysan auquel on laisserait son lot de terre, dans la possession agraire communale et dans la conception paysanne du « droit à la terre ». Maintes fois il s’est plu à développer ses idées sur ce thème.

   En réalité, dans cette doctrine de Herzen, comme d’ailleurs dans le populisme russe tout entier — y compris le populisme suranné des actuels «socialistes-révolutionnaires», — il n’y a pas un grain de socialisme. C’est là une phraséologie aussi placide, une rêverie aussi débonnaire — revêtant l’esprit révolutionnaire de la démocratie paysanne bourgeoise en Russie, — que le sont les diverses formes du « socialisme de 48 », en Occident. Plus les paysans auraient obtenu de terre en 1861 et moins cher ils l’auraient obtenue, et plus le pouvoir des propriétaires terriens féodaux aurait été affaibli, plus le capitalisme en Russie aurait pris un développement rapide, libre et large. L’idée du « droit à la terre » et du « partage égalitaire du sol » n’est rien d’autre que la formulation des aspirations révolutionnaires égalitaires des paysans, qui luttent pour le renversement complet du pouvoir des propriétaires fonciers, pour la complète suppression de la grosse propriété terrienne.

   La révolution de 1905 l’a entièrement confirmé : d’une part, le prolétariat a combattu comme force indépendante à la tête de la lutte révolutionnaire, en créant un parti social-démocrate ouvrier ; d’autre part, les paysans révolutionnaires (les « troudoviks » et l’« union paysanne »), qui luttaient pour toutes les formes de suppression de la grosse propriété terrienne, y compris « l’abolition du droit de propriété privée sur la terre », ont combattu justement en patrons, en petits entrepreneurs.

   A l’heure actuelle, les controverses sur la « nature socialiste » du droit à la terre, etc., ne servent qu’à obscurcir et à voiler une question historique réellement sérieuse et importante : distinguer entre les intérêts de la bourgeoisie libérale et ceux de la paysannerie révolutionnaire dans la révolution bourgeoise russe ; autrement dit, entre la tendance libérale et la tendance démocratique, la tendance « conciliatrice » (monarchiste) et la tendance républicaine dans cette révolution. C’est cette question qu’a posée le Kolokol de Herzen, si l’on étudie le fond des choses, et non les phrases, — si l’on envisage la lutte de classe comme base des « théories » et des doctrines, et non inversement.

   Herzen a créé à l’étranger une presse russe libre, et c’est là son grand mérite. La Polarnaïa Zvezda a repris la tradition des décembristes. Le Kolokol (1857-1887) a combattu avec âpreté pour l’affranchissement des paysans. Le silence d’esclave était rompu.

   Mais Herzen appartenait à un milieu de féodaux, de seigneurs terriens. Il avait quitté la Russie en 1847, il n’avait pas vu le peuple révolutionnaire et ne pouvait pas avoir foi en lui. De là sa manière libérale d’un appel aux classes « supérieures ». De là ses nombreuses lettres doucereuses, parues dans le Kolokol et adressées à Alexandre II le Pendeur, et que l’on ne saurait lire aujourd’hui sans dégoût. Tchernychevski, Dobrolioubov, Serno-Soloviévitch, qui représentaient une nouvelle génération de révolutionnaires, les révolutionnairesroturiers, avaient mille fois raison lorsqu’ils reprochaient à Herzen ces déviations du démocratisme vers le libéralisme. Cependant, il est juste de dire que malgré toutes les oscillations de Herzen entre le démocratisme et le libéralisme, le démocrate l’a finalement emporté.

   Lorsqu’un des types les plus répugnants de la goujaterie libérale, Kavéline, qui avait admiré le Kolokol pour ses tendances libérales, s’est élevé contre la Constitution, a attaqué l’agitation révolutionnaire, s’est dressé contre la « violence » et les appels à la violence, s’est mis à prêcher la patience, Herzen rompit avec ce sage libéral. Herzen s’attaqua à son « pamphlet chétif, absurde et nuisible», écrit pour «servir, sous main, de guide au gouvernement libéralisant » ; il attaque les « sentences politico-sentimentales » de Kavéline, qui taxent « le peuple russe d’imbécillité, et le gouvernement d’intelligence ». Le Kolokol a publié un article intitulé : « Oraison funèbre », dans lequel il flétrissait les « professeurs qui, av3c leurs minuscules idées chétives mais hautaines, tissaient une toile pourrie ; les ex-professeurs, autrefois braves gens, mais aigris plus tard, lorsqu’ils virent que la saine jeunesse ne pouvait partager leurs scrofuleuses conceptions ». Kavéline s’est vite reconnu dans ce portrait.

   Quand Tchernychevski fut arrêté, l’infâme libéral Kavéline écrivait : « Les arrestations selon moi n’ont rien de révoltant… le parti révolutionnaire estime que tous les moyens sont bons pour renverser le gouvernement ; et celui-ci se défend par des moyens à lui. » Herzen répondit, eût-on dit, à ce cadet en parlant du procès de Tchernychevski : « Et voilà que des misérables, des hommes-bêlants, des hommes-limaces prétendent qu’il ne faut pas vilipender cette bande d’assassins et de fripouilles qui nous gouverne. »

   Lorsque le libéral Tourguéniev écrivait une lettre privée à Alexandre II en l’assurant de ses sentiments de loyauté, et fit don de deux pièces d’or au profit des soldats blessés lors de l’écrasement de l’insurrection polonaise, le Kolokol parla de la « Madeleine aux bandeaux blancs (genre masculin) qui écrit à l’empereur pour lui dire que le sommeil la fuyait, tourmentée qu’elle était à l’idée que l’empereur ignorait les remords qu’elle éprouvait ». Et Tourguéniev s’y est vite reconnu.

   Lorsque toute la bande des libéraux russes s’est détournée de Herzen parce qu’il avait défendu la Pologne ; lorsque toute la « société éclairée » s’est détournée du Kolokol, Herzen ne se laissa pas démonter. Il continua de défendre la liberté de la Pologne et de flétrir les pacificateurs, les bourreaux, les pendeurs d’Alexandre II. Herzen a sauvé l’honneur de la démocratie russe. « Nous avons sauvé l’honneur du nom russe, écrivit-il à Tourguéniev, et cela nous a valu d’être attaqué par la majorité moutonnière. »

   Lorsque parvint la nouvelle qu’un serf avait tué un seigneur pour avoir attenté à l’honneur de sa fiancée, Herzen ajouta dans le Kolokol : « Et il a bien fait ! ». A la nouvelle que des commissaires militaires allaient être nommés pour procéder à « l’affranchissement » « pacifique » des paysans, Herzen écrivait : « Le premier colonel intelligent qui, à la tête de sa troupe, passera aux côtés des paysans au lieu de les réprimer, montera sur le trône des Romanov. » Lorsque le colonel Reitern s’était donné la mort à Varsovie (1860) pour ne pas servir d’auxiliaire aux bourreaux, Herzen écrivit : « S’il y a quelqu’un à fusiller, ce sont les généraux qui font tirer sur des foules sans armes. » Lorsqu’on eût massacré à Bezdna 50 paysans et exécuté leur chef Antoine Pétrov (12 avril 1861), Herzen écrivit dans le Kolokol:

   Ah ! si mes paroles pouvaient parvenir jusqu’à toi, travailleur et martyr de la terre russe ! … comme je t’aurais appris à mépriser les pasteurs spirituels qui t’ont été imposés par le synode de Pétersbourg et par le tsar allemand … Tu hais le propriétaire foncier, tu hais le fonctionnaire, tu les crains, et lu as bien raison; mais tu crois encore en le tsar et en l’archevêque… ne les crois pas. Le tsar est avec eux, et ils servent le tsar. Tu le vois maintenant, toi, père du jeune homme assassiné à Bezdna, toi, fils de celui qui a été tué à Penza … Tes pasteurs sont aussi ignorants, aussi pauvres que toi … Tel fui ce moine (pas l’archevêque Antoine mais Antoine de Bezdna)) qui, à Kazan, s’est fait tuer pour toi… Les corps de tes saints-pères ne feront pas quarante-huit miracles, la prière adressée à eux ne guérira pas le mal de dents, mais le souvenir vivant de ces pasteurs peut faire ce seul miracle : t’affranchir.

   Ainsi apparaissent la lâcheté et la bassesse des calomnies que déversent sur Herzen nos libéraux retranchés dans la presse « légale » servile : ils exaltent ses côtés faibles et passent sous silence’ ses côtés forts. Ce n’est point la faute de Herzen, mais bien plus son malheur de n’avoir pas pu voir le peuple révolutionnaire de la Russie même, dans les années 40. Lorsqu’il le vit aux années 60, il se rangea sans peur aux côtés de la démocratie révolutionnaire contre le libéralisme. Il lutta pour la victoire du peuple sur le tsarisme, et non pour une entente de la bourgeoisie libérale avec le tsar des féodaux. Il a levé l’étendard de la révolution.

   En commémorant Herzen, nous apercevons nettement trois générations, trois classes qui ont agi dans la révolution russe. Ce sont d’abord les nobles et les seigneurs terriens, les décembristes et Herzen. Le cercle de ces révolutionnaires est restreint. Ils sont très éloignés du peuple. Mais leur œuvre n’est pas perdue. Les décembristes ont réveillé Herzen. Herzen a développé une agitation révolutionnaire.

   Celle-ci a été reprise, élargie, renforcée, retrempée par les révolutionnaires-roturiers, à commencer par Tchernychevski et en finissant par les héros de la Narodnaïa Volia((Narodnaïa Volia — Parti révolutionnaire petit-bourgeois dont la méthode de lutte politique était la terreur individuelle dirigée contre les représentants en vue de l’autocratie.)). Le cercle des lutteurs s’est élargi, leur liaison avec le peuple s’est resserrée. Herzen les appelait : « Les jeunes pilotes de la future tempête. » Mais ce n’était pas encore la tempête elle-même. La tempête, c’est le mouvement des masses elles-mêmes Le prolétariat, seule classe révolutionnaire jusqu’au bout, s’est mis à leur tête et, pour la première fois, a dressé des millions de paysans pour une lutte révolutionnaire déclarée. Le premier assaut de la tempête eut lieu en 1905. Le prochain assaut monte sous nos yeux.

   En commémorant Herzen, le prolétariat apprend à connaître par son exemple la grande signification de la théorie révolutionnaire ; à comprendre que le dévouement absolu à la révolution et la propagande révolutionnaire faite dans le peuple ne sont pas perdus même alors que des décades entières séparent les semailles d’avec la moisson ; à déterminer le rôle des différentes classes dans la révolution russe et internationale. Enrichi de cette expérience, le prolétariat s’ouvrira un chemin vers l’union libre avec les ouvriers socialistes de tous les pays, après avoir écrasé l’infâme, la monarchie tsariste, contre laquelle Herzen a le premier levé le grand drapeau de la lutte, en adressant aux masses la parole russe libre.

flechesommaire2