À propos du mot d’ordre de désarmement

À propos du mot d’ordre de désarmement

Lénine

   Rédigé en octobre 1916 et publié en décembre 1916 dans le n° 2 du « Recueil du Social‑Démocrate ».


   Dans maints pays, et plus spécialement dans de petits Etats qui ne sont pas mêlés à la guerre actuelle, comme la Suède, la Norvège, la Hollande, la Suisse, des voix s’élèvent pour demander que l’ancien point du programme minimum de la social‑démocratie : « milice » ou « armement du peuple », soit remplacé par un nouveau, celui du « désarmement ». La Jugend‑Internationale, organe de l’organisation internationale de la jeunesse, a publié dans son n° 3 un éditorial en faveur du désarmement. Dans les « thèses» de R. Grimm sur la question militaire, rédigées en vue du congrès du Parti social‑démocrate suisse, nous trouvons une concession à l’idée de « désarmement ». Dans la revue suisse Neues Leben(( Neues Leben : revue du P.S. suisse, alors de de tendance « zimmerwaldienne de droite ».)) (La Vie nouvelle ), au cours de l’année 1915, Roland‑Holst, tout en faisant mine de vouloir « concilier » les deux revendications, a pris parti en réalité pour la même concession. L’organe de la gauche internationale Vorbote((Vorbote : revue de la gauche de la conférence de Zimmerwald. Il n’en parut que deux numéros, en janvier et avril 1916.)) (Le Précurseur), a inséré dans son n°2 un article du marxiste hollandais Wijnkoop reprenant l’ancien mot d’ordre de l’armement du peuple. Les gauches scandinaves, comme on le voit par les articles publiés ci‑après, acceptent l’idée de « désarmement », tout en reconnaissant parfois qu’il y a la un élément de pacifisme.

   Voyons de plus près la position des partisans du désarmement.

I

   L’une des principales prémisses en faveur du désarmement est le raisonnement suivant, qui ne s’exprime pas toujours bien franchement : nous sommes contre la guerre, d’une façon générale contre n’importe quelle guerre, et l’expression la plus précise, la plus claire, la moins équivoque de cette opinion qui est la nôtre consiste à exiger le désarmement.

   Nous avons insisté sur la fausseté de cette conception dans un article consacré à la brochure de Junius, auquel nous renvoyons le lecteur. Des socialistes ne peuvent se déclarer adversaires de n’importe quelle guerre sans cesser d’être des socialistes. Il ne faut pas se laisser aveugler par la guerre impérialiste actuelle. A l’époque de l’impérialisme, les guerres de ce genre entre les « grandes » puissances sont les plus typiques ; mais cela n’exclut pas la possibilité de guerres démocratiques et d’insurrections de la part de nations opprimées, par exemple, qui tenteraient de secouer le joug de leurs oppresseurs. Des guerres civiles du prolétariat contre la bourgeoisie et pour le socialisme sont inévitables. Des guerres du socialisme victorieux dans un pays contre d’autres pays, bourgeois ou réactionnaires, sont possibles.

   Le désarmement est l’idéal du socialisme. Dans la société socialiste, il n’y aura plus de guerres; par conséquent, le désarmement sera réalisé. Mais c’est ne pas être un socialiste que d’espérer la réalisation du socialisme en dehors de la révolution sociale et de la dictature du prolétariat. La dictature est un pouvoir d’Etat qui s’appuie directement sur la violence. La violence, au XX° siècle, comme du reste en général à l’époque de la civilisation, ce n’est pas le poing fermé ni la trique, mais l’armée. Inscrire le « désarmement » au programme, c’est donc dire d’une façon générale : nous sommes contre l’emploi des armes. Il n’y a pas plus de marxisme là‑dedans que si nous disions : nous sommes contre l’emploi de la violence !

   Notons que la discussion internationale sur cette question a été menée principalement, sinon exclusivement, en langue allemande. Or, en allemand, on emploie deux termes dont il est difficile de traduire la différence en russe.((Il s’agit, respectivement, des mots Abrüstung et Entwaffnung.)) L’un signifie « désarmement » au sens propre du mot et est employé, notamment, par Kautsky et les kautskistes dans le sens de réduction des armements. L’autre signifie au sens propre « suppression des armements » et est employé de préférence par les gauches dans le sens d’abolition du militarisme, d’abolition de tout système (militaire) militariste. Nous parlons dans cet article de la seconde revendication, très répandue parmi certains social‑démocrates révolutionnaires.

   La prédication kautskiste du « désarmement », adressée aux gouvernements actuels des grandes puissances impérialistes, fait preuve du plus vil opportunisme, d’un pacifisme bourgeois qui sert pratiquement, en dépit des « vœux pieux » de nos doucereux kautskistes, à détourner les ouvriers de la lutte révolutionnaire. En effet, par cette prédication on inculque aux ouvriers l’idée que des gouvernement bourgeois actuels des puissances impérialistes ne sont pas ligotés par les milliers de fils du capital financier, et par de dizaines ou des centaines de traités secrets conclus entre eux dans le même esprit (c’est‑à‑dire ayant pour fins le pillage le brigandage, et préparant la guerre impérialiste).

II

   Une classe opprimée qui ne s’efforcerait pas d’apprendre à manier les armes, de posséder des armes, ne mériterait que d’être traitée en esclave. Car enfin nous ne pouvons pas oublier, à moins de devenir des pacifistes bourgeois ou des opportunistes, que nous vivons dans une société de classes et qu’il n’y a pas, qu’il ne peut y avoir d’autre moyen d’en sortir que la lutte de classe et le renversement du pouvoir de la classe dominante.

   Dans toute société de classes, qu’elle soit fondée sur l’esclavage, sur le servage ou, comme aujourd’hui, sur le salariat, la classe des oppresseurs est armée. De nos jours, non seulement l’armée permanente, mais même la milice – même dans les républiques bourgeoises les plus démocratiques, comme la Suisse ‑ constituent l’armement de la bourgeoisie contre le prolétariat. C’est une vérité tellement élémentaire qu’il n’est guère besoin de s’y arrêter spécialement. Il suffira de rappeler l’usage qui est fait de la troupe (de la milice républicaine‑démocratique tout aussi bien) contre les grévistes : procédé que nous retrouvons dans tous les pays capitalistes sans exception. L’armement de la bourgeoisie contre le prolétariat est l’un des faits les plus importants, les plus fondamentaux, les plus essentiels de la société capitaliste moderne.

   Et l’on vient, cela étant, proposer aux social‑démocrates révolutionnaires de « revendiquer » le « désarmement » ! Ce serait là renier intégralement le point de vue de la lutte de classe et renoncer à toute idée de révolution. Notre mot d’ordre doit être l’armement du prolétariat pour qu’il puisse vaincre, exproprier et désarmer la bourgeoisie. C’est la seule tactique possible pour une classe révolutionnaire, une tactique qui résulte de toute l’évolution objective du militarisme capitaliste, et qui est prescrite par cette évolution. C’est seulement après que le prolétariat aura désarmé la bourgeoisie qu’il pourra, sans trahir sa mission historique universelle, jeter à la ferraille toutes les armes en général, et il ne manquera pas de le faire, mais alors seulement, et en aucune façon avant.

   Si la guerre actuelle provoque chez les socialistes chrétiens réactionnaires et les petits bourgeois pleurnichards uniquement de l’épouvante et de l’horreur, de la répulsion pour tout emploi des armes, pour le sang, la mort, etc., nous avons le devoir de dire : la société capitaliste a toujours été et demeure en permanence une horreur sans fin. Et si maintenant la guerre actuelle, la plus réactionnaire de toutes les guerres, prépare à cette société une fin pleine d’horreur, nous n’avons aucune raison de tomber dans le désespoir. Or, objectivement parlant, c’est très exactement se laisser aller au désespoir que de « revendiquer » le désarmement ‑ ou, plus précisément, rêver de désarmement ‑ à une époque, où, de toute évidence, la bourgeoisie elle-même prépare la seule guerre véritablement légitime et révolutionnaire, à savoir la guerre civile contre la bourgeoisie impérialiste.

   À qui dira que c’est là une théorie détachée de la vie, nous rappellerons deux grands faits historiques de portée mondiale : d’une part, le rôle des trusts et du travail des femmes dans les fabriques; d’autre part, la Commune de 1871 et l’insurrection de décembre 1905 en Russie.

   C’est l’affaire de la bourgeoisie de développer les trusts, de rabattre vers les fabriques les enfants et les femmes, de les y martyriser, de les pervertir, de les vouer au pire dénuement. Nous ne « revendiquons » pas ce genre de développement, nous ne le « soutenons » pas, nous luttons contre lui. Mais comment luttons‑nous ? Nous savons que les trusts et le travail des femmes dans les fabriques marquent un progrès. Nous ne voulons pas revenir en arrière, à l’artisanat, au capitalisme prémonopoliste, au travail des femmes à domicile. En avant, à travers les trusts, etc., et au­-delà, vers le socialisme !

   Ce raisonnement, qui tient compte du progrès objectif, est applicable, en opérant les changements nécessaires, à la militarisation actuelle du peuple. Actuellement, la bourgeoisie impérialiste militarise non seulement l’ensemble du peuple, mais même la jeunesse. Demain, elle entreprendra peut‑être de militariser les femmes. Nous devons dire à ce propos : tant mieux ! Qu’on se hâte ! Plus vite cela se fera, et plus sera proche l’insurrection armée contre le capitalisme. Comment les social‑démocrates pourraient‑ils se laisser intimider par la militarisation de la jeunesse, etc., s’ils n’oubliaient pas l’exemple de la Commune ? Il ne s’agit pas ici d’une « théorie détachée de la vie », d’un rêve, mais d’un fait. Et ce serait la pire des choses, en vérité, si les social-démocrates, en dépit de tous les faits économiques et politiques, en venaient à douter que l’époque impérialiste et les guerres impérialistes doivent nécessairement amener le retour de pareils faits.

   Un observateur bourgeois de la Commune écrivait, en mai 1871, dans un journal anglais : « Si la nation française ne se composait que de femmes, quelle terrible nation ce serait ! » Des femmes et des enfants à partir de 13 ans combattirent, pendant la Commune, aux côtés des hommes. Il ne saurait en être autrement dans les combats à venir pour le renversement de la bourgeoisie. Les femmes des prolétaires ne regarderont pas passivement la bourgeoisie bien armée tirer sur des ouvriers mal pourvus ou complètement dépourvus d’armes. Elles prendront le fusil, comme en 1871, et des nations terrorisées d’aujourd’hui ‑ ou plus exactement : du mouvement ouvrier d’aujourd’hui, davantage désorganisé par les opportunistes que par les gouvernements ‑ surgira sans aucun doute, tôt ou tard, mais infailliblement, une alliance internationale de « terribles nations » du prolétariat révolutionnaire.

   La militarisation envahit actuellement toute la vie sociale. L’impérialisme est une lutte acharnée des grandes puissances pour le partage et le repartage du monde; il doit donc étendre inévitablement la militarisation à tous les pays, y compris les pays neutres et les petites nations. Comment réagiront les femmes des prolétaires ? Se borneront‑elles à maudire toutes les guerres et tout ce qui est militaire, à réclamer le désarmement ? Jamais les femmes d’une classe opprimée vraiment révolutionnaire ne s’accommoderont d’un rôle aussi honteux. Elles diront à leurs fils :

   « Bientôt tu seras grand. On te donnera un fusil. Prends-le et apprends comme il faut le métier des armes. C’est une science indispensable aux prolétaires, non pour tirer sur tes frères, les ouvriers des autres pays, comme c’est le cas dans la guerre actuelle et comme te le conseillent les traîtres au socialisme, mais pour lutter contre la bourgeoisie de ton propre pays, pour mettre fin à l’exploitation, à la misère et aux guerres autrement que par de pieux souhaits, mais en triomphant de la bourgeoisie et en la désarmant. »

   Si l’on se refuse à faire cette propagande, et précisément cette propagande‑là, en liaison avec la guerre actuelle, mieux vaut s’abstenir complètement de grandes phrases sur la social‑démocratie révolutionnaire internationale, sur la révolution socialiste, sur la guerre contre la guerre.

III

   Les partisans du désarmement se prononcent contre le point du programme relatif à l’« armement du peuple » en affirmant, entre autres raisons, que cette revendication accroîtrait le risque de concessions à l’opportunisme. Nous venons d’examiner l’aspect le plus important de la question : le rapport entre le désarmement, d’une part, et la lutte de classe et la révolution sociale, d’autre part. Voyons maintenant le rapport entre la revendication du désarmement et l’opportunisme. L’une des principales raisons qui militent contre cette revendication, c’est qu’avec les illusions qu’elle engendre, elle affaiblit et débilite fatalement notre lutte contre l’opportunisme.

   Cette lutte est, sans aucun doute, la principale question à l’ordre du jour de l’Internationale. Une lutte contre l’impérialisme qui ne serait pas indissolublement liée à la lutte contre l’opportunisme serait une phrase creuse ou un leurre. L’une des principales lacunes de Zimmerwald et de Kienthal, l’une des causes fondamentales du fiasco (de l’insuccès, de l’avortement) possible de ces embryons d’une III° Internationale tient justement au fait que la question de la lutte contre l’opportunisme n’y a même pas été posée ouvertement; encore moins l’a‑t‑on résolue dans le sens de la nécessité d’une rupture avec les opportunistes. L’opportunisme a triomphé ‑ pour un temps ‑ au sein du mouvement ouvrier européen. Dans tous les grands pays, il se manifeste sous deux nuances principales : premièrement, le social‑impérialisme avoué, cynique et par conséquent moins dangereux, de Messieurs Plékhanov, Scheidemann, Legien, Albert Thomas, Sembat, Vandervelde, Hyndman, Henderson, etc. Deuxièmement, le social‑impérialisme camouflé, kautskiste : Kautsky‑Haase et le « Groupe social‑démocrate du. Travail » en Allemagne; Longuet, Pressemane, Mayéras et autres en France; Ramsay Mac Donald et autres leaders du « Parti travailliste indépendant » en Angleterre; Martov, Tchkhéidzé et autres en Russie; Treves et autres réformistes dits de gauche en Italie.

   L’opportunisme avoué est ouvertement et nettement contre la révolution et contre les mouvements et explosions révolutionnaires qui commencent à se produire; il est directement allié aux gouvernements, si variées que soient les formes de cette alliance, depuis l’entrée dans les cabinets ministériels jusqu’à la participation aux comités des industries de guerre. Les opportunistes camouflés, les kautskistes, sont beaucoup plus nuisibles et dangereux pour le mouvement ouvrier, parce qu’ils se retranchent, pour défendre leur alliance avec les opportunistes de la première nuance, derrière des arguments spécieux faits de phrases sonores pseudo‑« marxistes » et de mots d’ordre pacifistes. La lutte contre ces deux formes de l’opportunisme dominant doit être menée sur tous les terrains de la politique prolétarienne : Parlement, syndicats, grèves, domaine militaire, etc.

   Quelle est la caractéristique essentielle de ces deux formes de l’opportunisme dominant ?

   Elle consiste en ceci que la question concrète du lien entre la guerre actuelle et la révolution, ainsi que les autres questions concrètes de la révolution, sont passées sous silence, escamotées ou traitées avec la préoccupation de ne pas enfreindre les interdictions policières. Et cela, bien qu’avant la guerre on ait souligné maintes et maintes fois, et de façon non officielle et officiellement dans le Manifeste de Bâle, le lien existant, très précisément, entre cette guerre qui ne faisait alors que s’annoncer et la révolution prolétarienne.

   Mais la lacune essentielle de la revendication du désarmement, c’est qu’elle élude toutes les questions concrètes de la révolution. A moins que les partisans du désarmement n’envisagent un genre tout nouveau de révolution : la révolution sans armes ?

IV

   Poursuivons. Nous ne sommes pas le moins du monde des adversaires de la lutte pour des réformes. Nous n’entendons pas ignorer la triste éventualité qui menace le genre humain ‑ en mettant les choses au pire ‑ de connaître une seconde guerre impérialiste si la révolution ne surgit pas de la guerre actuelle, malgré les nombreuses explosions duos à l’effervescence et au mécontentement des masses et en dépit de nos efforts. Nous sommes partisans d’un programme de réformes qui soit dirigé aussi contre les opportunistes. Ceux‑ci seraient trop heureux de nous voir leur abandonner à eux seuls la lutte pour les réformes, et si nous allions, fuyant la triste réalité, nous réfugier au‑delà des nuages, sur les cimes d’un vague « désarmement ». Le « désarmement », c’est précisément la fuite devant la déplorable réalité, et nullement un moyen de la combattre.

   A propos : l’un des graves défauts dans la manière dont certains hommes de gauche posent, par exemple, la question de la défense de la patrie, réside dans le fait que la réponse donnée n’est pas assez concrète. Dire que, dans la guerre impérialiste actuelle, la défense de la patrie est une tromperie bourgeoise réactionnaire est beaucoup plus juste théoriquement, et infiniment plus important pratiquement, que de formuler une thèse « générale » contre « toute » défense de la patrie. Cette dernière réponse est erronée et ne « démolit » pas l’ennemi direct des ouvriers à l’intérieur des partis ouvriers : les opportunistes.

   A propos de la milice, nous devrions dire, pour donner une réponse concrète et pratiquement indispensable : nous ne sommes pas pour la milice bourgeoise, mais seulement pour une milice prolétarienne. Par conséquent, « pas un sou et pas un homme », non seulement pour l’armée permanente, mais aussi pour la milice bourgeoise, même dans des pays tels que les Etats‑Unis ou la Suisse, la Norvège, etc. D’autant plus que nous voyons, dans les républiques les plus libres (par exemple, en Suisse), la milice se prussianiser de plus en plus, et se prostituer en vue de la mobilisation de la troupe contre les grévistes. Nous pouvons réclamer l’élection des officiers par le peuple, l’abolition de toute justice militaire, l’égalité en droits pour les ouvriers étrangers et ceux du pays (c’est un point particulièrement important pour des Etats impérialistes comme la Suisse, qui exploitent d’une façon de plus en plus éhontée un nombre sans cesse croissant d’ouvriers étrangers, sans leur accorder aucun droit); ensuite : le droit pour, disons, chaque centaine d’habitants d’un pays donné de former des associations libres en vue d’étudier dans tous ses détails l’art militaire, en élisant librement leurs instructeurs qui seraient rétribués aux frais de l’Etat, etc. C’est seulement dans ces conditions que le prolétariat pourrait étudier l’art militaire vraiment pour son propre compte, et non au profit de ceux qui le tiennent en esclavage ; et cette étude répond incontestablement aux intérêts du prolétariat. La révolution russe a prouvé que tout succès, même partiel, du mouvement révolutionnaire, par exemple la conquête d’une ville, d’un faubourg industriel, d’une partie de l’armée, obligera inévitablement le prolétariat victorieux à appliquer un programme de ce genre.

   Enfin, il va de soi que ce n’est pas en se bornant à rédi­ger des programmes qu’on peut lutter contre l’opportunisme, mais uniquement en veillant sans cesse à les faire réel­lement appliquer. La plus grave erreur, l’erreur fatale de la II° Internationale qui a fait faillite, c’est que ses actes ne correspondaient pas à ses paroles, qu’on y inculquait l’habitude de l’hypocrisie et des grandes phrases révolutionnaires débitées sans scrupules (voyez l’attitude actuelle de Kautsky et Cie à l’égard du Manifeste de Bâle). Si nous abordons sous cet angle la revendication du « désarmement », nous devons avant tout nous demander ce qu’elle signifie objectivement. L’idée de désarmement, en tant qu’idée sociale,‑ c’est‑à‑dire engendrée par des conditions sociales déterminées et susceptibles d’agir sur un certain milieu social, et non de demeurer une lubie personnelle ou d’un petit cercle,‑ est évidemment née dans des conditions d’existence particulières, exceptionnellement « tranquilles », propres à divers petits Etats restés assez longtemps à l’écart de la sanglante voie des guerres mondiales et qui espèrent éterniser cette situation. Pour s’en convaincre, il n’est que d’analyser, par exemple, l’argumentation des partisans norvégiens du désarmement : « Nous sommes une petite nation; notre armée est insignifiante : nous ne pouvons rien contre les grandes puissances » (et, de ce fait, nous sommes également incapables de résister à une intégration par la force dans une alliance impérialiste avec tel ou tel groupe de grandes puissances !), « nous voulons rester tranquilles dans notre petit coin de terre et poursuivre une politique de clocher en exigeant le désarmement, l’arbitrage obligatoire, la neutralité permanente, etc.» (aussi « permanente » sans doute que la neutralité belge ?).

   La tendance mesquine des petits Etats à se tenir à l’écart, le désir petit‑bourgeois de rester le plus loin possible des grandes batailles de l’histoire mondiale, d’utiliser une situation de monopole qui les laisse à peu près seuls figés dans une routinière passivité, voilà la situation sociale objective qui peut assurer à l’idée de désarmement un certain succès et une certaine diffusion dans divers petits Etats. Bien entendu, c’est une tendance réactionnaire et qui repose entièrement sur des illusions, car l’impérialisme entraîne d’une façon on d’une autre les petits Etats dans le tourbillon de l’économie et de la politique mondiales.

   Prenons, pour plus de clarté, l’exemple de la Suisse. Sa situation dans le monde impérialiste impose objectivement deux lignes au mouvement ouvrier de ce pays. Les opportunistes, alliés à la bourgeoisie, cherchent à faire de la Suisse une fédération républicaine démocratique monopolisant les bénéfices du tourisme bourgeois des nations impérialistes; ils s’efforcent d’utiliser cette situation de monopole bien « tranquille » aussi avantageusement et paisiblement que possible. En réalité, cette politique exprime l’alliance d’une couche peu nombreuse d’ouvriers privilégiés d’un petit pays jouissant d’une situation privilégiée avec la bourgeoisie de ce pays contre la masse du prolétariat. Les véritables social‑démocrates de Suisse s’efforcent d’utiliser la liberté relative et la situation « internationale » de ce pays (le voisinage de pays hautement cultivés et le fait que la Suisse, grâce à Dieu, ne parle pas « sa propre » langue, mais trois langues étrangères universellement répandues) pour élargir, fortifier, affermir l’alliance révolutionnaire des éléments révolutionnaires du prolétariat de toute l’Europe. Aidons notre bourgeoisie à conserver le plus longtemps possible la situation de monopole qui lui permet de monnayer le plus tranquillement du monde les charmes de ses Alpes, et nous bénéficierons sans doute d’un petit pourcentage : voilà le contenu objectif de la politique des opportunistes suisses. Aidons à l’alliance du prolétariat révolutionnaire français, allemand, italien, pour le renversement de la bourgeoisie : voilà le contenu objectif de la politique des social‑démocrates révolutionnaires suisses. Malheureusement, cette politique est encore très insuffisamment pratiquée par les « gauches » en Suisse, et l’excellente décision adoptée par le congrès de leur parti qui s’est tenu à Aarau en 1915 (la reconnaissance de la lutte révolutionnaire de masse) reste pour le moment plutôt sur le papier. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit actuellement.

   La question qui nous intéresse pour l’heure est de savoir si la revendication du désarmement répond à la tendance révolutionnaire qui existe chez les social‑démocrates suisses. Evidemment non. Objectivement, la « revendication » du désarmement répond à une ligne opportuniste du mouvement ouvrier, une ligne étroitement nationale et bornée aux ho­rizons d’un petit Etat. Objectivement, le « désarmement » est un programme typiquement, spécifiquement national de petits Etats : ce n’est pas du tout le programme internatio­nal de la social‑démocratie révolutionnaire internationale.

 

   P‑S Dans le dernier numéro de la Revue Socialiste anglaise ‑ The Socialist Review(( Revue mensuelle de l’I.L.P. qui parut de 1908 à 1934.)) (septembre 1916), organe du « Parti travailliste indépendant » de tendance opportuniste, nous trouvons, à la page 287, une résolution de la conférence de Newcastle de ce parti : refus de soutenir toute guerre quelle qu’elle soit, de la part de tout gouvernement quel qu’il soit, quand bien même il s’agirait « nominalement » d’une guerre « défensive ». Et à la page 205 nous trouvons la déclaration suivante dans un article émanant de la rédaction : « Nous n’approuvons pas l’insurrection des Sinn‑feiners » (le soulèvement irlandais de 1916). « Nous n’approuvons aucune insurrection armée, de même que nous n’approuvons aucune autre forme de militarisme et de guerre.»

   Est‑il besoin de démontrer que ces « antimilitaristes », que de tels partisans du désarmement, non pas dans un petit pays, mais dans une grande puissance, sont des opportunistes de la pire espèce ? Et pourtant, ils ont tout à fait raison du point de vue théorique quand ils considèrent l’insurrection armée comme « une des formes » du militarisme et de la guerre.

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