Boycottage

Boycottage

Lénine

3 Septembre 1906

   L’article fut publié dans le Prolétari n° 1.

   Les social-démocrates de l’aile gauche doivent remettre en question le boycottage de la Douma d’Etat. Il ne faut pas oublier que nous avons toujours posé cette question concrètement, par rapport à une situation politique déterminée. Ainsi, le Prolétari (de Genève) écrivait déjà : « Il serait ridicule de jurer qu’on n’utilisera pas même une Douma de Boulyguine », si elle pouvait naître. Quant à la Douma de Witte((Douma de Witte — du nom du Président du conseil des ministres S. Witte (1849-1915). C’est ainsi que l’on appela la première Douma d’Etat convoquée le 10 mai 1906 et dissoute par le gouvernement tsariste en juillet de la même année.)), nous lisons dans la brochure : La Douma d’Etat et la social-démocratie (N. Lénine et F. Dan) 1906, dans un article de N. Lénine : « Nous devons absolument remettre en discussion et très sérieusement la question de la tactique… La situation n’est plus la même que du temps de la Douma de Boulyguine ».

   Dans la question du boycottage, la différence essentielle entre la social-démocratie révolutionnaire et la social-démocratie opportuniste est la suivante. Les opportunistes se bornent à appliquer à tous les cas une commune mesure empruntée à une période particulière du socialisme allemand((Il s’agit, de la période qui s’écoula en Allemagne entre les années 1878 et 1890, lorsqu’était en vigueur la loi d’exception contre les socialistes.)). Nous devons utiliser les institutions représentatives ; la Douma étant une institution de ce genre, le boycottage serait de l’anarchisme ; il faut aller à la Douma. Voilà à quel syllogisme enfantin se réduisent tous les raisonnements de nos menchéviks et notamment de Plékhanov. La résolution des menchéviks sur l’importance des institutions représentatives en période révolutionnaire (voyez le n° 2 des Partiinyé Izvestia) fait ressortir le caractère routinier, anti-historique, de leur argumentation.

   Les social-démocrates révolutionnaires, eux, font porter le centre de gravité de la question sur un examen attentif d’une situation politique donnée. On ne peut embrasser tous les objectifs de l’époque révolutionnaire russe en copiant les modèles allemands, choisis d’une manière tendancieuse dans une période récente, et en négligeant les leçons des années 1847-1848. On ne peut rien comprendre à la marche de notre révolution, si l’on se borne à opposer purement et simplement le boycottage « anarchiste » à la participation aux élections, préconisée par les social-démocrates. Mettez-vous donc à l’étude de l’histoire de la révolution russe, messieurs.

   Cette histoire a prouvé que le boycottage de la Douma de Boulyguine était la seule tactique juste, entièrement confirmée par les événements. Quiconque l’oublie, quiconque traite du boycottage en passant sous silence les enseignements de la Douma de Boulyguine (comme le font toujours les menchéviks), se délivre un certificat d’indigence attestant qu’il ne sait pas expliquer, ni apprécier, une des époques les plus importantes et les plus riches en événements, de la révolution russe. La tactique du boycottage envers la Douma de Boulyguine tenait un compte exact et du moral du prolétariat révolutionnaire, et des particularités objectives de l’heure qui allaient provoquer fatalement une explosion générale.

   Passons à la seconde leçon de l’histoire, à la Douma cadette de Witte. Aujourd’hui, c’est la mode parmi les intellectuels social-démocrates de faire amende honorable pour le boycottage de cette Douma. Elle s’est réunie et elle a servi indirectement, mais indubitablement, la cause de la révolution, — en voilà assez pour qu’on reconnaisse humblement avoir eu tort de la boycotter.

   Mais c’est là ne voir qu’un côté des choses, et c’est de la myopie. On ne tient pas compte de quantité de faits très importants qui se sont produits avant la Douma de Witte, pendant cette Douma et après sa dissolution. Rappelez-vous que la loi sur les élections à cette Douma fut publiée le 11 décembre, alors que les insurgés luttaient, les armes à la main, pour l’Assemblée constituante. Rappelez-vous que même le « Natchalo » menchévik écrivait alors : « Le prolétariat balayera la Douma de Witte comme il a balayé celle de Boulyguine. » Dans ces conditions, le prolétariat ne pouvait ni ne devait sans combat remettre aux mains du tsar la convocation de la première institution représentative de Russie. Le prolétariat devait lutter pour empêcher que l’autocratie ne fût renforcée par un emprunt((Il s’agit de l’emprunt international de deux milliards reçus par le gouvernement du tsar au printemps de 1906. Il fut couvert en grande partie par la France.)) que garantirait la Douma de Witte. Le prolétariat devait lutter contre les illusions constitutionnelles sur lesquelles se basaient exclusivement, au printemps de 1906, la campagne électorale des cadets et les élections parmi les paysans. A cette époque où l’on exagérait sans mesure l’importance de la Douma, il était impossible de mener cette lutte autrement que par le boycottage. A quel point la propagation des illusions constitutionnelles était intimement liée à la participation à la campagne électorale et aux élections du printemps de 1906, l’exemple de nos menchéviks le montre on ne peut mieux. Il suffit de se rappeler que dans la résolution du IVe congrès (congrès d’unification) du P.O.S.D.R., la Douma était appelée un « pouvoir », malgré les avertissements des bolcheviks ! Autre exemple : Plékhanov, ne doutant de rien, écrivait : « Le gouvernement tombera dans l’abîme quand il aura fait dissoudre la Douma.» Avec quelle rapidité s’est justifiée la réplique adressée alors à Plékhanov : il faut se préparer à faire tomber l’ennemi dans l’abîme, et ne pas espérer, à la façon des cadets, qu’il y « tombe » de lui-même.

   Le prolétariat devait s’efforcer par tous les moyens de sauvegarder l’indépendance de sa tactique dans notre révolution, c’est-à-dire marcher avec les paysans conscients contre la bourgeoisie monarchiste libérale, hésitante et traîtresse. Or, par suite de diverses circonstances, objectives et subjectives, cette tactique eût été impossible si l’on avait participé aux élections de la Douma de Witte : participer aux élections eût été pour le Parti ouvrier, dans l’immense majorité des régions de la Russie, soutenir tacitement les cadets. Le prolétariat ne pouvait ni ne devait adopter une tactique électorale équivoque, artificielle, tactique de « ruse » et de désarroi, d’élections sans objet, d’élections à la Douma, mais pas pour la Douma. Or, c’est un fait historique que ne dissimuleront ni les réticences, ni les faux-fuyants et les échappatoires des menchéviks, c’est un fait qu’aucun d’entre eux, pas même Plékhanov, n’a pu, dans la presse, exhorter les gens à aller à la Douma. C’est un fait que dans la presse, il n’y a pas eu un seul appel pour aller à la Douma. C’est un fait que les menchéviks eux-mêmes, dans la feuille du Comité central unifié du P.O.S.D.R., ont admis officiellement le boycottage, réduisant la discussion à la seule question de savoir quand il fallait boycotter, à quel stade. C’est un fait que les menchéviks ont reporté le pivot de la question non sur les élections à la Douma, mais sur les élections comme telles, et même sur la procédure électorale, comme moyen de s’organiser pour l’insurrection, pour balayer la Douma et les événements ont justement démontré l’impossibilité d’agiter les masses lors des élections et une certaine possibilité de le faire seulement de l’intérieur de la Douma.

   Quiconque essaiera de considérer bien attentivement et d’apprécier tous ces faits complexes, objectifs et subjectifs, comprendra que le Caucase n’a été qu’une exception confirmant la règle. Il comprendra que se répandre en discours contrits et expliquer le boycottage comme une « incartade de jeunesse », c’est apprécier les événements de la façon la plus étroite, la plus superficielle, la plus bornée.

   La dissolution de la Douma a montré de toute évidence que, dans les conditions du printemps de 1906, le boycottage était, somme toute, une tactique incontestablement juste, et qu’il a été utile. C’est seulement par le boycottage que la social-démocratie pouvait, dans les circonstances d’alors, remplir son devoir : mettre en garde le peuple, comme il se doit, contre la Constitution tsariste ; critiquer comme il se doit le charlatanisme électoral des cadets. Critique et avertissements ont été brillamment justifiés par la dissolution de la Douma.

   Voici un petit exemple pour illustrer ce qui précède. Au printemps de 1906, M. Vodovozov, ce demi-cadet, demi-menchévik, défendait avec acharnement les élections et la nécessité d’appuyer les cadets. Hier (11 août) il écrivait dans le Tovarichtch((Tovarichtch [le Camarade] — journal publié par un groupe d’ex-« économistes » passés à la bourgeoisie libérale. Parut à Pétersbourg de mars 1906-à janvier 1908.)) que les cadets « ont voulu être un parti parlementaire dans un pays sans Parlement, et un parti constitutionnel dans un pays sans Constitution » ; que « toute la nature du Parti cadet a déterminé la contradiction essentielle entre son programme qui était radical et sa tactique qui ne l’était pas du tout ».

   Les bolcheviks ne pouvaient espérer de triomphe plus complet que cet aveu d’un cadet de gauche ou plékhanovien de droite.

   Mais, tout en repoussant catégoriquement les mea-culpa pusillanimes et bornés ; tout en repoussant la sotte explication du boycottage par une « incartade de jeunesse », nous sommes loin de songer à nier les nouveaux enseignements donnés par la Douma des cadets. Craindre de les reconnaître ouvertement et d’en tenir compte, serait du pédantisme. L’histoire a montré que lorsque se réunit la Douma, la possibilité se présente de faire une agitation utile à l’intérieur et autour de cette Douma ; que la tactique de rapprochement avec la paysannerie révolutionnaire contre les cadets est possible au sein de la Douma. Cela semble un paradoxe, mais telle est pourtant l’ironie de l’histoire : c’est précisément la Douma des cadets qui a montré aux masses la justesse de cette tactique, — disons-le pour être bref, — « anticadette ». L’histoire a démenti implacablement toutes les illusions constitutionnelles et toute la « foi en la Douma ». Mais l’histoire a aussi démontré l’utilité certaine, quoique modeste pour la révolution, d’une institution de ce genre, comme tribune d’agitation, pour révéler la vraie « nature interne » des partis politiques, etc.

   Conclusion, il serait ridicule de fermer les yeux sur la réalité. Le moment est justement venu pour les social-démocrates révolutionnaires d’abandonner le boycottage. Nous ne refuserons pas d’aller à la seconde Douma, lorsqu’elle sera (ou « si » elle est) convoquée. Nous ne refuserons pas d’utiliser cette arène de lutte, sans nous exagérer son modeste rôle mais, au contraire, en la subordonnant, comme nous l’enseigne l’histoire, à une autre forme de lutte : grèves, insurrection, etc. Nous convoquerons le Ve congrès du Parti ; nous y déciderons qu’en cas d’élections il faudra conclure pour quelques semaines un accord électoral avec les troudoviks (sans ce congrès, l’unité voulue dans la campagne électorale serait impossible, les « blocs avec d’autres partis » étant catégoriquement interdits par une décision du IVe congrès). Et nous battrons les cadets à plate couture.

   Mais cette conclusion est encore loin, bien loin de résoudre dans toute sa complexité le problème qui nous est posé. C’est à dessein que nous avons souligné les mots : « en cas d’élections », etc. Nous ne savons pas encore si une seconde Douma sera convoquée, quand auront lieu les élections, quel sera le droit de vote, quelle sera alors la situation. Aussi notre conclusion pèche-t-elle par une extrême généralité : elle est nécessaire pour dresser le bilan du passé, pour profiter des enseignements de ce passé, pour poser correctement les questions de tactique à venir ; mais elle est encore très insuffisante pour résoudre les problèmes précis de notre tactique de demain.

   Seuls les cadets et leurs « similaires » de tout acabit, peuvent aujourd’hui se contenter d’une pareille conclusion, se donner le « mot d’ordre » de soupirer après une nouvelle Douma, démontrer au gouvernement qu’il est désirable de la convoquer le plus rapidement possible, etc. Seuls des traîtres à la révolution, conscients ou inconscients, peuvent maintenant orienter tous leurs efforts pour que le nouvel essor inévitable du moral et de l’effervescence, se traduise par des élections, et non par la lutte : grève générale ou insurrection.

   Nous en arrivons au pivot du problème de la tactique social-démocrate actuelle. Le fond de la question n’est plus, aujourd’hui, de savoir si, en général, nous devons participer aux élections. Répondre ici par « oui » ou par « non », serait ne rien dire de la tâche essentielle de l’heure. La situation politique en août 1906 ressemble extérieurement à celle d’août 1905 ; mais, depuis, un pas immense a été fait : on voit bien plus nettement les forces en présence, de l’un et de l’autre côté, les formes de la lutte, et, enfin, les délais nécessaires à telle ou telle manœuvre stratégique si l’on peut s’exprimer ainsi.

   Le plan du gouvernement est clair. Il a calculé très juste, en fixant la date de la convocation de la Douma sans fixer, contrairement à la loi, la date des élections. Le gouvernement ne veut pas se lier les mains, ni découvrir son jeu. D’abord, il gagne du temps pour réfléchir et modifier la loi électorale ; ensuite, et c’est le plus important, il se réserve de fixer les élections à une date où seront bien définis le caractère et l’intensité du nouvel essor. Le gouvernement entend fixer la date (et peut-être aussi la forme des élections), de façon à morceler et à débiliter l’insurrection qui monte. Le gouvernement raisonne juste : si tout est calme, nous ne convoquerons peut-être pas du tout la Douma, ou bien nous reviendrons aux lois de Boulyguine. Et s’il se produit un puissant mouvement, on pourra essayer de le morceler, en fixant provisoirement les élections, afin de détourner de la lutte révolutionnaire directe les poltrons et les benêts.

   Les libéraux obtus (voyez le Tovarichtch et la Retch) comprennent si peu la situation qu’ils se jettent eux-mêmes dans les filets tendus par le gouvernement. Ils se mettent en quatre pour « démontrer » la nécessité d’une Douma et l’utilité d’orienter l’essor du mouvement vers les élections. Cependant eux-mêmes ne peuvent nier que la question de savoir quelle forme revêtira la lutte immédiate, reste en suspens. La Retch d’aujourd’hui (12 août) avoue : « Ce que les paysans diront en automne… on ne le sait pas encore ». « Avant septembre-octobre, moment où l’on sera définitivement fixé sur l’état d’esprit des paysans, il est difficile de faire des prévisions générales. »

   Les bourgeois libéraux restent fidèles à eux-mêmes, fis ne veulent ni ne peuvent contribuer activement à choisir les formes de lutte ou à orienter l’esprit des paysans dans un sens ou dans l’autre. L’intérêt de la bourgeoisie exige, non pas le renversement du vieux pouvoir, mais un relâchement de ce pouvoir et la nomination d’un ministère libéral.

   L’intérêt du prolétariat exige le renversement complet du vieux pouvoir tsariste et la convocation d’une Assemblée constituante souveraine. Il exige l’intervention la plus active afin d’aider les paysans à se décider, afin de choisir les formes de lutte les plus décisives et le moment le plus propice. Nous ne devons en aucun cas retirer ou voiler notre mot d’ordre : convocation d’une Assemblée constituante par la voie révolutionnaire, c’est-à-dire par le truchement d’un gouvernement révolutionnaire provisoire. Nous devons faire tous nos efforts pour élucider les conditions de l’insurrection, pour la combiner avec la grève, pour grouper et préparer à cette fin toutes les forces révolutionnaires, etc. Nous devons résolument nous engager dans la voie tracée par les appels que l’on connaît A l’armée et à la flotte et Aux paysans, signés par le « bloc » de toutes les organisations révolutionnaires, y compris le groupe des troudoviks. Nous devons enfin veiller tout particulièrement à ce que le gouvernement, en fixant la date des élections, ne puisse en aucun cas ni morceler, ni arrêter, ni débiliter l’insurrection qui monte. Sous ce rapport, les leçons de la Douma des cadets s’imposent à nous : la campagne pour la Douma est une forme subordonnée, secondaire, de la lutte ; la forme essentielle, vu les conditions objectives du moment, reste l’action révolutionnaire directe des grandes masses populaires.

   Certes, subordonner la campagne pour la Douma à la lutte principale, réserver à cette campagne la seconde place, en prévision d’une issue défavorable ou d’un ajournement de la bataille jusqu’au lendemain de l’expérience d’une deuxième Douma, — c’est toujours, pourrait-on dire, la vieille tactique de boycottage. Formellement, pareille définition peut se soutenir, car la « préparation aux élections » — outre le travail toujours obligatoire d’agitation et de propagande — se réduit à des préparatifs matériels de détail ; et il est très rare qu’ils puissent se faire longtemps avant les élections. Nous ne voulons pas discuter sur les mots ; mais, au fond, c’est là un développement conséquent de l’ancienne tactique et non sa répétition, c’est une déduction de l’ancien boycottage, ce n’en est pas la réédition.

   Résumons. Il faut tenir compte de l’expérience de la Douma des cadets et diffuser ses enseignements dans les masses. Il faut démontrer l’« inutilité » de la Douma, la nécessité d’une Assemblée constituante, l’instabilité des cadets ; il faut exiger des troudoviks qu’ils s’affranchissent du joug des cadets ; il faut soutenir les premiers contre les seconds. Il faut immédiatement reconnaître la nécessité d’un accord électoral entre social-démocrates et troudoviks en cas des nouvelles élections. Il faut nous opposer de toutes nos forces au plan du gouvernement, qui est de morceler le mouvement insurrectionnel en annonçant des élections. En soutenant avec encore plus de vigueur ses mots d’ordre révolutionnaires éprouvés, la social-démocratie doit tendre tous ses efforts pour grouper plus étroitement tous les éléments et toutes les classes révolutionnaires, afin de transformer l’essor probable et prochain du mouvement révolutionnaire en une insurrection du peuple entier contre le gouvernement tsariste.

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