Comment nous sommes venus

Comment nous sommes venus((L’article «Comment nous sommes venus» reproduit le rapport présenté par Lénine au Comité exécutif du Soviet de Pétrograd, le lendemain de son arrivée à Pétrograd, le 4 (17) avril 1917, au nom des émigrés revenus de Suisse en même temps que lui. ))

Lénine

   Ecrit le 4 (17) avril 1917. Paru dans le n° 24 de la « Pravda » et le n° 32 des « Izvestia » le 6 avril 1917

   Il est déjà parvenu à la connaissance de la presse socialiste que les gouvernements anglais et français ont refusé de laisser passer les émigrés internationalistes désireux de regagner la Russie.

   Les 32 émigrés qui viennent de rentrer et qui appartiennent à différents partis (on compte parmi eux 19 bolchéviks, 6 membres du Bund((. Le Bund [« Union générale des ouvriers juifs de Lituanie, de Pologne et de Russie »] fut fondé en 1897 au congrès constitutif de Vilno des groupes social-démocrates juifs ; il rassemblait principale­ment les artisans juifs des régions occidentales de la Russie.)), 3 partisans du journal internationaliste parisien Naché Slovo)((« Naché Slovo » [Notre Parole], quotidien menchévik trotskiste qui parut à Paris de janvier 1915 à septembre 1916. )), estiment devoir faire la déclaration suivante :

   Nous sommes en possession d’un certain nombre de documents que nous rendrons publics dès que nous les aurons reçus de Stockholm (où nous les avons laissés, les représentants du gouvernement anglais agissant en maîtres à la frontière russe-suédoise) et qui feront connaître à tous le triste rôle joué en cette circonstance par lesdits gouvernements « alliés ». Nous nous bornerons à ajouter sur ce point que le Comité d’évacuation des émigrés constitué à Zürich et comprenant les représentants de 23 groupements (dont le Comité central, le Comité d’Organisation, les socialistes- révolutionnaires, le Bund, etc.) a publiquement constaté, dans une résolution adoptée à l’unanimité, que le gouvernement anglais avait décidé d’ôter aux émigrés internationalistes la possibilité de rentrer dans leur pays et de participer à la lutte contre la guerre impérialiste.

   Cette intention du gouvernement anglais devint évidente pour les émigrés dès les premiers jours de la révolution. Un plan (dont l’idée appartient à L. Martov) fut alors élaboré à une conférence réunissant les représentants du parti socialiste-révolutionnaire (M. A. Nathanson), du Comité d’Organisation du P.O.S.D.R. (L. Martov), du Bund (Kossovski), afin d’obtenir le passage des émigrés à travers l’Allemagne en échange de prisonniers allemands et autrichiens internés en Russie.

   Plusieurs télégrammes rédigés dans ce sens furent expédiés en Russie, tandis que des démarches étaient entreprises, par l’intermédiaire de socialistes suisses, pour mettre ce plan à exécution.

   Les télégrammes expédiés en Russie furent, de toute évidence, interceptés par notre « Gouvernement révolutionnaire » provisoire (ou par ses partisans).

   Après avoir attendu deux semaines une réponse de Russie, nous décidâmes d’exécuter ce plan nous-mêmes (les autres émigrés décidèrent d’attendre encore, estimant qu’il n’était pas prouvé que le Gouvernement provisoire ne ferait rien pour assurer le retour de tous les émigrés).

   L’affaire avait été confiée au socialiste internationaliste suisse Fritz Platten. Il conclut par écrit avec l’ambassadeur d’Allemagne en Suisse un accord précis dont nous publierons le texte. En voici les principales clauses : 1) Tous les émigrés pourront partir, quelles que soient leurs idées sur la guerre. 2) Leur wagon jouira du bénéfice de l’exterritorialité ; nul ne pourra y pénétrer sans l’autorisation de Platten. Aucun contrôle ni des passeports ni des bagages. 3) Ceux qui s’en vont s’engagent à faire en Russie de la propagande pour l’échange des émigrés dont le passage a été autorisé contre un nombre correspondant d’internés austro-allemands.

   Toutes les tentatives faites par les social-démocrates allemands appartenant à la majorité pour entrer en contact avec les voyageurs ont été résolument repoussées par ces derniers. Platten a accompagné le wagon pendant tout le trajet. Il aurait voulu nous accompagner jusqu’à Pétrograd, mais il a été retenu, temporairement, nous l’espérons, à la frontière russe (à Tornéa). Tous ces pourparlers se sont déroulés avec la participation de plusieurs socialistes internationalistes de l’étranger et en plein accord avec eux. Le procès-verbal relatif à l’organisation du voyage a été signé par deux socialistes français, Loriot et Guilbeaux, et un socialiste du groupe Liebknecht (Hartstein), par le socialiste suisse Platten, le social-démocrate polonais Bronski, les députés social-démocrates suédois Lindhagen, Karlsson, Ström, Ture Nerman, et d’autres encore.

   « Si Karl Liebknecht était actuellement en Russie, les Milioukov lui permettraient volontiers de rentrer en Allemagne ; les Bethmann-Hollweg vous permettent, à vous, internationalistes russes, de rentrer en Russie. Votre rôle est de regagner la Russie pour y combattre les impérialismes allemand et russe. » Voilà ce que nous ont dit ces camarades internationalistes. Nous pensons qu’ils ont eu raison. Nous ferons au Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers et soldats un rapport sur notre voyage. Nous espérons qu’il obtiendra la libération d’un nombre d’internés égal au nôtre, en premier lieu celle du socialiste autrichien bien connu Otto Bauer, et aussi qu’on laisse revenir en Russie tous les émigrés et non les seuls social-patriotes. Nous espérons que le Comité exécutif mettra aussi un terme à ce scandale : on ne laisse sortir de Russie aucun journal plus à gauche que la Retch((« Retch » [La Parole], quotidien, organe central du parti cadet, édité à Pétersbourg à partir de février 1906 ; interdit par le Comi­té révolutionnaire militaire prés le Soviet de Pétrograd le 26 octobre (8 novembre) 1917 ; parut sous d’autres titres jusqu’en août 1918. )), et même le manifeste du Soviet des députés ouvriers et soldats((Le Manifeste du Soviet des députés ouvriers et soldats: Lénine désigne ainsi l’appel du Soviet de Pétrograd « Aux peuples du monde entier », adopté par le Soviet le 14 (27) mars 1917 et publié le lendemain dans les grands journaux)) aux ouvriers de tous les pays ne peut être communiqué à la presse étrangère.

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