Contre le boycottage

Contre le boycottage

Lénine

Introduction

26 juin 1907

   Le congrès des enseignants((Il s’agit du quatrième congrès des délégués de l’Union des instituteurs de Russie, congrès qui se tint en Finlande du 19 au 24 juin (2 au 7 juillet) 1907. Les délégués comprenaient 50 socialistes-révolutionnaires, 23 social-démocrates et 18 sans-parti, qui représentaient à eux tous près de 2 000 instituteurs organisés de Russie. Les questions suivantes étaient à l’ordre du jour : vote sur les statuts de l’Union, les élections à la IIIe Douma rapports avec les autres organisations syndicales, rapports avec le zemstvo actuel, boycottage des postes des instituteurs licenciés, secours mutuel, etc. Le congrès se déroula dans une atmosphère de lutte serrée entre social-démocrates et socialistes-révolutionnaires.)), qui s’est tenu il y a peu de temps, et où la majorité était sous l’influence des socialistes-révolutionnaires, a adopté, avec la participation directe d’un représentant éminent du parti socialiste-révolutionnaire, une résolution sur le boycottage de la IIIe Douma. Les enseignants social-démocrates ainsi que le représentant du P.O.S.D.R. se sont abstenus, considérant la question comme étant du ressort d’un congrès ou d’une conférence du parti, et non pas d’une union professionnelle sans-parti.

   Le boycottage de la IIIe Douma se place donc sur le devant de la scène, comme la question à l’ordre du jour de la tactique révolutionnaire. Le parti socialiste-révolutionnaire, à en juger par l’intervention de son représentant au congrès précité, a déjà réglé cette question, bien que nous n’ayons encore ni résolutions officielles de ce parti ni textes issus de milieux socialistes-révolutionnaires. La question est posée et on l’examine chez les social-démocrates.

   Quels sont les arguments des socialistes-révolutionnaires pour défendre leur décision ? La résolution du congrès des enseignants parle en fait de la complète incapacité de la IIIe Douma, du caractère réactionnaire et contre-révolutionnaire du gouvernement qui a accompli le coup d’état du 3 juin, de la nouvelle loi électorale en faveur des propriétaires fonciers, etc., etc.((Voici le texte de cette résolution : « Considérant : 1) que la loi électorale, sur la base de laquelle la IIIe Douma d’Etat est convoquée, enlève aux masses travailleuses les droits électoraux déjà modestes qu’elles avaient jusque-là et dont l’acquisition leur a coûté si cher; 2) que cette loi représente en soi une falsification évidente et grossière de la volonté populaire en faveur des couches de la population les plus réactionnaires et privilégiées; 3) que la Douma, à sa troisième convocation, va être le fruit d’un coup d’Etat réactionnaire par son mode d’élection et sa composition; 4) que le gouvernement va se servir de la participation des masses populaires aux élections de la Douma pour donner à cette participation la signification d’une sanction populaire du coup d’Etat,le IVe congrès des délégués de l’Union des enseignants et des éducateurs de Russie décide :
1) de renoncer à toute relation avec la IIe Douma et ses organismes ;
2) de ne participer ni directement ni indirectement aux élections en tant organisation ;
3) de répandre, en sa qualité d’organisation, le point de vue sur la IIIe Douma d’Etat et ses élections tel qu’il est exprimé dans la présente résolution. »))

   L’argumentation est construite comme si la nécessité et la légalité d’un moyen de lutte ou d’un mot d’ordre tel que le boycottage résultaient d’elles-mêmes du caractère ultraréactionnaire de la IIIe Douma. Pour un social-démocrate, il est évident que ce raisonnement ne tient pas, car il y manque totalement l’examen des conditions historiques permettant l’application du boycottage. Un social-démocrate à l’optique marxiste ne déduit pas la nécessité d’un boycottage de l’intensité du caractère réactionnaire de l’une ou l’autre institution, mais de l’existence de conditions de lutte particulières en présence desquelles, comme l’a montré récemment la révolution russe, est applicable le moyen original qu’on appelle boycottage. De celui qui raisonne sur le boycottage sans tenir compte de l’expérience vieille de deux ans de notre révolution, sans bien y réfléchir, il convient de dire qu’il a beaucoup oublié et rien appris. Et c’est par un essai d’analyse de cette expérience que nous allons commencer notre examen du problème du boycottage.

I

   La plus grande expérience de notre révolution en matière de boycottage a certainement été le boycottage de la Douma de Boulyguine. Il a été du reste couronné du succès le plus complet et le plus immédiat. C’est pourquoi notre première tâche doit être l’étude des circonstances historiques du boycottage de la Douma de Boulyguine.

   À l’examen de cette question deux circonstances se placent d’emblée au premier plan. En premier lieu, le boycottage de la Douma de Boulyguine fut une lutte contre l’aiguillage (soit-elle temporaire) de notre révolution sur la voie d’une constitution monarchique. En second lieu, ce boycottage s’est produit dans le climat d’un élan révolutionnaire très ample, général, puissant et rapide.

   Attardons-nous sur la première circonstance. Le boycottage n’est pas une lutte dans le cadre d’une institution donnée mais contre l’apparition ou, plus largement, la réalisation de ladite institution. C’est pourquoi celui qui, comme Plekhanov et bien d’autres mencheviks, a lutté contre le boycottage par des considérations générales sur la nécessité pour un marxiste d’utiliser les institutions représentatives, n’a fait montre en cela que d’un doctrinarisme ridicule. À raisonner ainsi, on n’a fait qu’éluder une question de nature litigieuse en ressassant des vérités indiscutables. Il est indiscutable qu’un marxiste se doit d’utiliser les institutions représentatives. Doit-on conclure de là à l’impossibilité pour un marxiste, en des circonstances déterminées, de vouloir favoriser la lutte contre l’introduction d’une institution et non pas à partir de celle-ci ? Non, car ce raisonnement général ne se rapporte qu’aux cas où il n’y a pas de place pour la lutte contre la naissance d’une telle institution. Là est le litige en ce qui concerne le boycottage : y a-t-il place pour la lutte contre la naissance même de telles institutions ? Plekhanov et Cie par leurs arguments contre le boycottage, ont montré qu’ils ne comprenaient pas comment devait se poser le problème.

   Continuons. Si le boycottage n’est pas une lutte dans le cadre d’une institution donnée mais contre son introduction, le boycottage de la Douma de Boulyguine fut en outre une lutte contre la mise en application de tout un système d’institutions de type monarcho-constitutionnel. L’année 1905 a montré avec évidence que la possibilité d’une lutte directe des masses par des grèves générales (la vague de grèves après le 9 janvier((Le 9 janvier 1905 (le « dimanche sanglant ») : ce jour-là, le 9 (22) janvier, le gouvernement fit tirer sur une foule pacifique d’ouvriers pétersbourgeois, qui se dirigeait vers le Palais d’Hiver pour remettre une pétition au tsar.
Ce massacre provoqua l’indignation de tous les travailleurs. Dans le pays tout entier commencèrent des grèves de protestation, avec comme mot d’ordre : « À bas l’autocratie. » Les événements du 9 janvier marquèrent le début de la révolution de 1905-1907.))) et des mutineries (le « Potemkine »((Le « Potemkine » (« Prince Potemkine de Tauride »), cuirassé de la flotte russe de la mer Noire qui, entre le 14 et le 24 juin 1905, fut le théâtre d’un important soulèvement révolutionnaire. Ce soulèvement eut une importance politique exceptionnelle : pour la première fois, une action révolutionnaire de masse avait lieu dans l’armée et la flotte.))), existe. La lutte révolutionnaire directe des masses est par conséquent un fait qui a existé. D’un autre côté, la loi du 6 août qui tentait d’orienter le mouvement révolutionnaire (dans le sens le plus immédiat et étroit du terme) dans la voie d’une constitution monarchique, est également un fait. Objectivement, la lutte entre l’une et l’autre voie était inévitable : celle de la lutte révolutionnaire directe des masses et celle de la constitution monarchique. Il fallait opérer le choix de la voie que la révolution allait emprunter dans son développement; or, ce choix allait dépendre non pas de la volonté de tels ou tels groupements, mais de la force des classes révolutionnaires et contre-révolutionnaires. Cette force, on ne pouvait la mesurer et l’éprouver que dans la lutte. Le mot d’ordre de boycottage de la Douma de Boulyguine fut justement un mot d’ordre de lutte pour la voie révolutionnaire directe et contre la voie monarcho-constitutionnelle. Sur la dernière voie la lutte était évidemment possible, et non seulement possible mais inévitable. Avec une constitution monarchique, il est plausible d’envisager là continuation de la révolution et la préparation d’un nouvel élan révolutionnaire; avec une constitution monarchique, la lutte de la social-démocratie révolutionnaire est non seulement possible mais obligatoire; telle vérité première qu’Axelrod et Plekhanov se sont employés à prouver avec tant de zèle et si mal à propos en 1905, reste vraie. Mais tel n’était pas le problème que posait alors l’histoire : Axelrod ou Plekhanov ont raisonné « en dehors du sujet », ou, en d’autres termes, ils ont remplacé le problème historique que les forces en lutte avaient à résoudre par un problème tiré de la dernière édition d’un manuel social-démocrate allemand. La lutte pour le choix de la voie à suivre dans l’avenir immédiat était historiquement inévitable. Est-ce que ce sera l’ancien pouvoir qui convoquera la première institution représentative en Russie et de ce fait mettra la révolution sur la voie monarcho-constitutionnelle pour un certain temps (peut-être très court ou, qui sait, relativement long), ou bien est-ce le peuple qui balaiera ou, au pis aller, ébranlera l’ancien pouvoir par un assaut direct, lui ôtera la possibilité d’engager la révolution sur une voie monarcho-constitutionnelle et assurera (toujours pour un temps plus ou moins long) la voie de la lutte révolutionnaire directe des masses ? Voilà la question qu’Axelrod et Plékhanov n’ont pas vue en leur temps et qui s’est posée à l’automne 1905 aux masses révolutionnaires de Russie. La propagande faite par la social-démocratie pour un boycottage actif était une manière de poser le problème, une manière consciente de le poser pour le parti du prolétariat, c’était le mot d’ordre de la lutte pour le choix de la voie à suivre dans la lutte.

   Les propagandistes du boycottage actif, les bolcheviks, ont compris de façon correcte la question posée objectivement par l’histoire. La lutte d’octobre-décembre 1905((Il est question de la grève politique générale d’octobre 1905 et de l’insurrection armée de décembre à Moscou, points culminants de la révolution de 1905-1907.)) fut effectivement une lutte pour le choix de la voie à suivre dans la lutte. Le succès y fut versatile : le peuple révolutionnaire a eu d’abord le dessus, il a arraché à l’ancien pouvoir la possibilité de mettre sans délai la révolution sur les rails de la monarchie constitutionnelle et créé en remplacement des institutions représentatives de type libéral policier, des institutions représentatives de type purement révolutionnaire, les Soviets des députés ouvriers, etc. Cette période fut celle du maximum de liberté, du maximum d’initiative des masses, de l’envergure et de la vigueur maximales du mouvement ouvrier sur un terrain débarrassé par l’assaut du peuple, des institutions monarcho-constitutionnelles, des lois et des combines, durant l’« interrègne », quand l’ancien pouvoir était déjà impuissant et que le nouveau pouvoir révolutionnaire du peuple (Soviets des députés ouvriers, paysans et soldats, etc.) n’était pas encore assez fort pour remplacer pleinement l’ancien pouvoir. La lutte de décembre a résolu la question dans un autre sens : l’ancien pouvoir a gagné, en refoulant la poussée du peuple, en maintenant sa position. Mais, il va de soi, il n’y avait pas lieu alors de considérer cette victoire comme définitive. L’insurrection de décembre 1905 a eu son prolongement dans toute une série de grèves, d’insurrections isolées et partielles pendant l’été 1906. Le mot d’ordre de boycottage de la Douma de Witte((La Douma de Witte : Iere Douma d’état, convoquée le 27 avril (10 mai) 1906 en vertu du règlement élaboré par S. Witte, président du Conseil des ministres. fut celui de la lutte pour centraliser et généraliser ces insurrections.

   Ainsi la première conclusion à tirer de l’examen de l’expérience de la révolution russe dans le boycottage de la Douma de Boulyguine est que le dessous véritable du boycottage était la lutte, mise à l’ordre du jour par l’histoire, pour la voie de développement à suivre dans l’immédiat, la lutte pour savoir si ce serait l’ancien pouvoir ou le nouveau pouvoir du peuple, créé par lui, qui convoquerait la première assemblée représentative en Russie, pour savoir si l’on suivrait une voie révolutionnaire directe ou bien celle (pour un certain temps) de la monarchie constitutionnelle.

   Il y a, liée à ceci, une question qui émerge souvent dans les publications et constamment dans les débats sur le sujet qui nous occupe, c’est la question de la simplicité, de la clarté et de la « rectitude » du mot d’ordre de boycottage ainsi que celle d’une évolution unilinéaire ou en zigzags. Le renversement ou, au pis aller, l’affaiblissement et la réduction à l’impuissance de l’ancien pouvoir, la création immédiate de nouveaux organes du pouvoir, c’est certainement la voie la plus droite, la plus avantageuse pour le peuple mais qui demande la force la plus grande. Avec une supériorité de force écrasante, on peut vaincre par une attaque directe menée de front. Avec des forces insuffisantes, il peut être nécessaire d’emprunter les chemins détournés, d’avoir des temporisations, des zigzags, des reculs, etc., etc. La voie de la monarchie constitutionnelle, bien sûr, n’exclut absolument pas la révolution, dont elle prépare et développe aussi les éléments de façon indirecte, mais c’est là une voie plus longue et plus tortueuse.

   Dans toute la littérature menchevique, en particulier celle de l’année 1905 (jusqu’en octobre), on trouve à tout bout de champ l’accusation de « conduite unilinéaire » faite contre les bolcheviks, des sermons à leur adresse au sujet de la nécessité de compter avec la voie zigzagante empruntée par l’histoire. Ce trait de la littérature menchevique est un exemple de la ratiocination faite pour conclure que les chevaux mangent de l’avoine et que la Volga se jette dans la mer Caspienne, où les rabâchages de ce qui ne prête pas à discussion masquent ce qui est discutable. Que l’histoire avance ordinairement par zigzags, et qu’un marxiste doit savoir tenir compte des détours de l’histoire les plus enchevêtrés et les plus fantasques, c’est indiscutable. Mais cette rumination indiscutable ne concerne absolument pas la question de savoir ce que doit faire le marxiste lorsque cette même histoire demande aux forces en lutte de résoudre le problème du choix de la voie directe ou de la voie en zigzags. Lorsque cela arrive, se tenir quitte par des raisonnements sur la tortuosité habituelle de l’histoire, est exactement se transformer en « homme sous cloche de verre((L’homme sous cloche de verre, héros d’un récit de Tchékhov qui porte ce titre. Type de petit bourgeois borné qui craint toute innovation et toute initiative.)) » et se plonger dans la méditation de cette vérité que les chevaux mangent de l’avoine. Et les périodes révolutionnaires sont par excellence celles où justement c’est l’affrontement des forces sociales en lutte dans des intervalles de temps relativement courts qui résout le problème du choix par le pays, pour un temps relativement très long, de la voie directe ou en zigzags. La nécessité de tenir compte de cette dernière voie ne décharge nullement le marxiste de la tâche de savoir expliquer aux masses, aux moments décisifs de l’histoire, qu’il faut accorder la préférence à la voie directe, de savoir aider les masses dans leur lutte pour choisir la voie directe, de savoir donner les mots d’ordre d’une telle lutte et ainsi de suite. Et seuls les philistins incurables et les pédants complètement obtus pourraient, à l’issue de combats historiques décisifs, qui avaient nécessité une voie détournée, ricaner de ceux qui jusqu’au bout avaient lutté pour la vole directe. Cela ressemblerait aux ricanements des historiens-gendarmes allemands dans le genre de Treitschke devant les mots d’ordre et l’intransigeance révolutionnaires de Marx en 1848.

   L’attitude du marxisme en ce qui concerne la voie tortueuse de l’histoire est semblable, au fond, à son attitude vis-à-vis des compromis. Chaque zigzag de l’histoire est un compromis, un compromis entre l’ancien, qui n’est plus assez fort pour nier complètement le nouveau, et le nouveau pas encore assez fort pour renverser l’ancien. Le marxisme ne renonce pas d’avance aux compromis; le marxisme considère leur usage indispensable; mais ceci n’exclut nullement que le marxisme, en qualité de force vive et agissante de l’histoire, lutte vigoureusement contre les compromis. Celui qui n’est pas capable d’assimiler cette prétendue contradiction, ne connaît pas l’ a b c du marxisme.

   Engels a exprimé une fois, d’une manière extrêmement claire et concise, l’attitude du marxisme devant les compromis, notamment dans l’article sur le manifeste des blanquistes de la Commune en fuite (1874)((Cet article est paru dans le recueil allemand Internationales aus dem « Volksstaat » (Sur les thèmes internationaux de l’« État du Peuple».- N.R.) Trad. russe : Articles du Volksstaat, éd. « Znania ».(Note de Lénine))) où ils écrivaient qu’ils ne toléraient aucun compromis. Engels s’amusa de ce manifeste. Il ne s’agit pas, dit-il, de renoncer à faire usage des compromis auxquels nous condamnent les circonstances (ou auxquels les circonstances nous obligent : je m’excuse auprès du lecteur de devoir citer de mémoire, n’ayant pas la possibilité de consulter le texte). Il s’agit de prendre clairement conscience des véritables buts révolutionnaires du prolétariat et de savoir les poursuivre à travers toutes les circonstances, tous les zigzags et compromis((Voir F. Engels, « La littérature politique des émigrés » (K. Marx et F. Engels, Œuvres, 2e ed. russe, t. 18).)).

   Ce n’est que de ce point de vue qu’on peut juger de la simplicité, de la rigueur et de la clarté du boycottage en tant que mot d’ordre faisant appel aux masses. Toutes les qualités de ce mot d’ordre que l’on a indiquées ne sont pas bonnes en elles-mêmes, mais seulement dans la mesure où, dans la situation objective à laquelle ce mot d’ordre s’applique, on trouve les conditions d’une lutte pour le choix d’une voie d’évolution directe ou détournée. A l’époque de la Douma de Boulyguine, ce mot d’ordre était le mot d’ordre correct du parti ouvrier, et le seul révolutionnaire, non parce qu’il était le plus simple, le plus droit et le plus clair, mais parce que les circonstances historiques ont alors posé devant le parti ouvrier le problème de sa participation à la lutte pour la voie révolutionnaire simple et directe contre la voie tortueuse de la constitution monarchique.

   On se demandera en vertu de quels critères on a décidé qu’on était alors en présence de circonstances historiques particulières ? Quel est le principal indice de cette particularité de l’état de choses objectif qui a fait d’un mot d’ordre simple, droit et clair non une phrase, mais le seul mot d’ordre convenant à une lutte véritable ? C’est ce problème que nous allons maintenant aborder.

II

   Lorsqu’on jette un coup d’oeil rétrospectif sur la lutte qui est déjà achevée (du moins dans sa forme directe et immédiate), rien n’est plus aisé, certes, que de faire le compte de tous les indices et symptômes si différents et contradictoires de l’époque. L’issue de la lutte résout tout d’un seul coup et lève très simplement tous les doutes. Mais ce qu’il nous faut déterminer maintenant, ce sont les indices du phénomène qui auraient pu nous aider à démêler la situation avant la lutte, puisque nous voulons appliquer à la IIIe Douma les leçons de l’expérience historique. Nous avons déjà montré plus haut que la condition du succès du boycottage en 1905 avait été un élan révolutionnaire très ample, général, puissant et rapide. Il faut examiner maintenant, en premier lieu, quel rapport il y a entre l’élan révolutionnaire particulièrement puissant et le boycottage et, en second lieu, quels sont les traits caractéristiques et les signes distinctifs d’un élan particulièrement puissant.

   Le boycottage, comme nous l’avons déjà dit, n’est pas une lutte menée à partir d’une institution donnée, mais une lutte contre la naissance de cette institution. Toute institution ne peut être engendrée que par le régime existant, c’est-à-dire le régime du passé. Le boycottage est donc un moyen de lutte dirigé directement vers le renversement de l’ancien régime ou, dans le pire des cas, c’est-à-dire si l’assaut livré est insuffisant pour le renverser, vers un tel affaiblissement du régime qu’il ne puisse garantir la création de cette institution, qu’il ne puisse lui permettre de voir le jour((Il s’agit partout dans le texte du boycottage actif, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’une simple abstention de participation aux entreprises de l’ancien régime, mais d’un assaut contre ce régime. Il faut rappeler aux lecteurs qui ne connaissent pas les publications social-démocrates de l’époque du boycottage de la Douma de Boulyguine, que les social-démocrates avaient alors parlé franchement de boycottage actif, s’opposant délibérément au boycottage passif, et mettant même délibérément en rapport le boycottage actif et l’insurrection armée.(Note de Lénine))). Le boycottage réclame par conséquent pour son succès une lutte directe contre l’ancien régime, des soulèvements contre lui et un refus d’obéissance massif dans bien des cas (un tel refus d’obéissance massif est l’une des conditions préparant l’insurrection). Le boycottage est le refus de reconnaître l’ancien régime, non pas certes un refus en paroles, mais un refus en actes, c’est-à-dire un refus qui n’apparaît pas seulement dans les appels ou les mots d’ordre des organisations, mais dans un certain mouvement des masses populaires qui enfreignent systématiquement les lois de l’ancien pouvoir et créent de nouvelles institutions non légales mais ayant une existence réelle, etc., etc. Le rapport du boycottage avec un large élan révolutionnaire est donc évident: le boycottage est le moyen de lutte le plus décisif qui s’attaque non pas à des formes d’une institution donnée, mais à son existence même. Le boycottage est une déclaration de guerre directe à l’ancien régime, une attaque directe contre lui. En dehors d’un ample élan révolutionnaire, en dehors d’une effervescence massive qui déborde partout pour ainsi dire l’ancienne légalité, il ne peut être question d’aucun succès du boycottage.

   En passant au problème du caractère et des signes de l’élan révolutionnaire de l’automne 1905, nous verrons facilement qu’il y eut alors une offensive massive et sans relâchement de la révolution, qui harcela, pressa systématiquement l’adversaire. Les répressions au lieu d’affaiblir le mouvement l’amplifièrent tout au contraire. Le 9 janvier souleva une gigantesque vague de grèves, il y eut des barricades à Lodz, la mutinerie du « Potemkine ». Dans la presse, les syndicats, l’enseignement, partout, les cadres légaux institués par l’ancien régime furent violés systématiquement, et pas du tout par les seuls « révolutionnaires », mais aussi par tout un chacun, car l’ancien régime était véritablement affaibli et ses mains décrépites lâchaient réellement les rênes. Le fait que les mots d’ordre des révolutionnaires non seulement ne sont pas restés sans écho, mais ont été en retard sur la vie, est un indice particulièrement frappant et sûr (du point de vue des organisations révolutionnaires) de la puissance de l’élan révolutionnaire. Le 9 janvier, puis les grèves massives et le « Potemkine », ces événements ont devancé les appels directs des révolutionnaires. Il n’y eut pas en 1905 d’appel de leur part que les masses eussent accueilli passivement, par le silence et le refus d’engager la lutte. Dans une telle situation le« boycottage venait nécessairement au milieu d’une atmosphère chargée en électricité. Ce mot d’ordre n’« inventait » rien alors, il ne faisait que formuler de façon précise et correcte l’élan révolutionnaire qui allait toujours plus avant vers l’assaut direct. Par contre, ce sont nos mencheviks qui se sont trouvés dans la situation d’« inventeurs », gardant leurs distances vis-à-vis de l’élan révolutionnaire, ils se laissaient entraîner par une promesse creuse du tsar, dans le genre du manifeste ou de la loi du 6 août, et prenaient au sérieux le tournant promis vers une voie monarcho-constitutionnelle. Les mencheviks (et Parvus) élaboraient alors leur tactique non sur la base d’un élan révolutionnaire très ample, puissant et rapide, mais sur la base d’une promesse faite par le tsar d’un tournant monarcho-constitutionnell Il n’est pas étonnant qu’une telle tactique se soit révélée d’un opportunisme ridicule et piteux. Il n’est pas étonnant que dans tous les raisonnements mencheviques sur le boycottage on évite maintenant avec soin l’analyse du boycottage de la Douma de Boulyguine, c’est-à-dire de la plus importante expérience de boycottage de la révolution. Mais c’est peu que de reconnaître cette erreur, probablement la plus grosse de la tactique menchevique dans la révolution. Il faut encore comprendre clairement que la source-de cette erreur a été l’incompréhension de la situation objective, qui faisait de l’élan révolutionnaire une réalité et du tournant monarcho-constitutionnel une vaine promesse policière. Ce n’est pas parce qu’ils ont abordé le problème sans état d’esprit révolutionnaire subjectif que les mencheviks ont eu tort, mais parce que ces piètres révolutionnaires ont été en retard dans leurs idées sur la situation révolutionnaire objective. Il est facile de confondre l’une et l’autre cause de l’erreur des mencheviks, mais c’est inadmissible pour un marxiste.

III

   Le rapport du boycottage avec les conditions historiques particulières de la période de la révolution russe en question doit être examiné encore sous un autre aspect. Quel fut le contenu politique de la campagne social-démocrate pour le boycottage à l’automne 1905 et au printemps 1906 ? Le contenu de cette campagne ne consistait pas, naturellement, à répéter le mot boycottage ou à appeler à ne pas participer aux élections. Ce contenu n’est pas épuisé non plus par les appels à un assaut direct ignorant les voies détournées et en zigzags proposées par l’autocratie tsariste. Il y avait en outre, plutôt bien au centre de toute l’agitation. pour le boycottage qu’à côté, la lutte contre les illusions constitutionnelles. Cette lutte fut en vérité la force vive du boycottage. Rappelez-vous les discours des partisans du boycottage et tout leur travail d’agitation, jetez un regard sur leurs principales résolutions, et vous en serez convaincus.

   Il n’a jamais été donné aux mencheviks de comprendre cet aspect du boycottage. Il leur a toujours semblé que la lutte contre les illusions constitutionnelles à l’époque du constitutionnalisme naissant était un non-sens, une absurdité, de l’« anarchisme ». Et dans les discours du congrès de Stockholm((Le congrès de Stockholm, quatrième congrès (d’unification) du P.O.S.D.R. eut lieu à Stockholm entre le 10 et le 25 avril (23 avril et 8 mai) 1906. )), en particulier, on s’en souvient dans les discours de Plekhanov, ce point de vue des mencheviks est exprimé nettement, sans parler de leurs publications.

   A première vue, la position des mencheviks dans cette question pourrait paraître aussi péremptoire que la position de quelqu’un qui, avec suffisance, enseignerait à ses proches que les chevaux mangent de l’avoine. A l’époque du constitutionnalisme naissant prôner la lutte contre les illusions constitutionnelles ! Est-ce que ce n’est pas de l’anarchisme ? Est-ce que ce n’est pas pur fantasme ?

   La banalisation du problème, produite par un appel spécieux au simple bon sens dans les raisonnements de ce genre, vient du fait qu’on passe sous silence une période particulière de la révolution russe, qu’on oublie le boycottage de la Douma de Boulyguine, qu’on substitue aux étapes franchies par notre révolution une définition générale de notre révolution dans son ensemble, passée et à venir, comme une révolution qui engendre le constitutionnalisme. Voilà un échantillon de non-observation de la méthode du matérialisme dialectique par des gens qui, comme Plekhanov, ont parlé de cette méthode avec le plus d’emphase.

   Oui, notre révolution bourgeoise, dans son ensemble, comme toute révolution bourgeoise, est en fin de compte un processus de création d’un régime constitutionnel, et rien de plus. Cela est vrai. C’est une vérité utile pour démasquer les allures quasi socialistes de l’un ou l’autre des programmes, théories, tactiques, etc., des démocrates bourgeois. Mais saurez-vous tirer quoi que ce soit d’utile de cette vérité pour savoir vers quel constitutionnalisme le parti ouvrier doit conduire le pays à l’époque de la révolution bourgeoise ? pour savoir comment exactement le parti ouvrier doit lutter pour un constitutionnalisme déterminé (et notamment républicain) dans telles ou telles périodes de la révolution ? Non. La vérité chérie d’Axelrod et de Plekhanov est d’aussi piètre utilité pour vous éclairer sur ces problèmes que la conviction que les chevaux mangent de l’avoine l’est pour faciliter le choix d’un cheval convenable et apprendre à le monter.

   La lutte contre les illusions constitutionnelles, disaient les bolcheviks en 1905 et au début de 1906, doit devenir le mot d’ordre du moment, car c’est justement la période où la situation objective donne à résoudre aux forces sociales en lutte la question de savoir si ce sont la voie directe de la lutte révolutionnaire immédiate et les institutions représentatives, créées immédiatement par la révolution sur la base de la démocratie la plus complète, qui triompheront dans un proche avenir, ou si c’est la voie détournée et tortueuse de la constitution monarchique et des institutions policières « constitutionnelles » (entre guillemets ! ) du type de la « Douma ».

   La situation objective a-t-elle réellement soulevé cette question, ou bien celle-ci a-t-elle été « imaginée » par des bolcheviks en mal de théorie ? L’histoire de la révolution russe a déjà répondu.

   La lutte d’octobre 1905 était déjà une lutte contre une orientation de la révolution sur la voie monarcho-constitutionnelle. La période d’octobre à décembre a été la période où fut réalisé le constitutionnalisme prolétarien, véritablement démocratique, large, hardi et libre, expression réelle de la volonté populaire, à la différence du pseudo-constitutionnalisme de la constitution de Doubassov et de Stolypine((Doubassov, gouverneur général de Moscou qui écrasa l’insurrection armée de décembre; à partir de 1907, il fut membre du Conseil de la défense du territoire. Stolypine, président du Conseil des Ministres de 1906 à 1911.)). La lutte révolutionnaire au nom d’un véritable constitutionnalisme démocratique (c’est-à-dire existant sur un terrain totalement débarrassé de l’ancien régime et de toutes les vilenies qui s’y rattachent) exigeait un combat des plus résolus contre l’appâtement du peuple par la constitution policière monarchique. C’est cette chose si simple que n’ont absolument pas su comprendre les social-démocrates opposés au boycottage.

   Deux périodes nous apparaissent maintenant avec une clarté absolue dans l’évolution de la révolution russe. La période de montée révolutionnaire (1905) et celle de déclin (1906-1907). La période de l’épanouissement maximal de l’initiative populaire, des organisations larges et libres de toutes les classes de la population, de la liberté maximale de la presse, du refus maximal par le peuple de reconnaître l’ancien régime, ses institutions et ses ordres, et tout ceci en l’absence de tout constitutionnalisme reconnu bureaucratiquement et codifié formellement dans des statuts ou des règlements. Puis l’évolution la plus réduite et le déclin incessant de l’initiative et de l’organisation du peuple, de la presse libre, etc., avec, composée par Doubassov et Stolypine, reconnue par Doubassov et Stolypine, protégée par Doubassov et Stolypine, la – Dieu me pardonne – « constitution ».

   Maintenant que l’on voit si bien, si simplement et clairement ce qu’il y a derrière nous, il ne se trouvera peut-être pas un seul pédant pour prendre le parti de nier la légitimité et la nécessité de la lutte révolutionnaire du prolétariat contre l’orientation des événements sur une voie monarcho-constitutionnelle, la légitimité et la nécessité de la lutte contre les illusions constitutionnelles.

   Il ne se trouve en vérité à l’heure actuelle pas un seul historien sensé qui ne diviserait la marche de la révolution russe de 1905 à l’automne 1907 en ces deux périodes : une période d’élan « anticonstitutionnel » (si l’on me permet cette expression) et une période de déclin « constitutionnel »; une période de conquête et de réalisation par le peuple d’une liberté sans constitutionnalisme policier (monarchique) et une période d’oppression et d’étouffement de la liberté populaire au moyen de la « constitution » monarchique.

   Maintenant, la période des illusions constitutionnelles, la période de la Iere et de la IIe Douma, accuse à nos yeux des traits parfaitement nets, et il n’est plus difficile de comprendre la signification de la lutte d’alors des révolutionnaires social-démocrates contre les illusions constitutionnelles. Mais alors, en 1905, et au début de 1906, ni les libéraux dans le camp de la bourgeoisie, ni les mencheviks dans le camp du prolétariat, ne le comprenaient.

   Et la période de la Iere et de la IIe Douma fut dans tous les sens et sous tous les rapports une période d’illusions constitutionnelles. La promesse solennelle : « aucune loi n’entrera en vigueur sans la sanction de la Douma d’Etat » ne fut pas trahie pendant cette période. Donc, la constitution existait sur papier et attendrissait en permanence toutes les âmes serviles des cadets russes. Et Doubassov et Stolypine mettaient à l’épreuve durant cette période la constitution russe, en faisaient l’« essai », s’efforçant de l’accorder et de l’adapter à l’ancienne autocratie. Ils étaient, semblait-il, les gens les plus puissants de cette époque, MM. Doubassov et Stolypine, ils œuvraient de leur mieux à transformer l’« illusion » en réalité. Mais l’illusion se révéla illusion. La justesse du mot d’ordre de la social-démocratie révolutionnaire a été totalement confirmée par l’histoire. Mais il n’y a pas que les Doubassov et les Stolypine qui aient essayé de réaliser la « constitution », il n’y a pas que les valets cadets qui l’aient vantée et qui se soient servilement mis en quatre (tel M. Roditchev à la Iere Douma) en montrant que le monarque est irresponsable, et qu’il serait insolent de le considérer responsable des pogroms. Non. Les larges masses populaires aussi, assurément, croyaient encore à un degré plus ou moins grand, à la « constitution » pendant cette période, croyaient à la Douma, en dépit des mises en garde de la social-démocratie.

   On peut dire que la période des illusions constitutionnelles dans la révolution russe fut une période d’engouement national pour le fétiche bourgeois, tout comme des nations occidentales entières s’engouent parfois pour le fétiche du nationalisme bourgeois, de l’antisémitisme, du chauvinisme, etc. Et le mérite de la social-démocratie est d’avoir été la seule à ne pas s’être laissé berner par la bourgeoisie, la seule à l’époque des illusions constitutionnelles à avoir constamment déployé le drapeau de la lutte contre ces illusions.


   Mais pourquoi, se demande-t-on à présent, le boycottage s’est-il révélé le moyen spécifique de lutte contre les illusions constitutionnelles ?

   Il y a dans le boycottage un trait qui d’emblée rebute involontairement tout marxiste. Boycotter les élections c’est s’écarter du parlementarisme, cela signifie refus, passivité, abstention. Tel était le point de vue de Parvus, qui n’avait étudié que des exemples allemands, quand il se déchaînait aussi furieusement que sans succès à l’automne 1905, et tentait de montrer que le boycottage actif est une mauvaise chose lui aussi, puisqu’il s’agit encore de boycottage… C’est jusqu’à maintenant le point de vue de Martov, qui n’a rien appris de la révolution et qui, de plus en plus, se transforme en libéral : il montre avec son dernier article du Tovarichtch(( Tovarichtch » [Le Camarade], quotidien bourgeois publié à Pétersbourg entre le 15 (28) mars 1906 et le 30 décembre 1907 (12 janvier 1908). Officiellement, ce journal n’était l’organe d’aucun parti. En fait, il était celui des cadets de gauche. S. Prokopovitch et E. Kouskova collaborèrent activement au journal, Des mencheviks écrivirent aussi dans le Tovarichtch.)) son incapacité à seulement poser le problème comme il convient à un social-démocrate révolutionnaire.

   Ce trait du boycottage particulièrement antipathique, dirons-nous, pour les marxistes s’explique parfaitement par les circonstances de l’époque qui a engendré un tel moyen de lutte. La Iere Douma monarchique, la Douma de Boulyguine, était un appât qui devait détourner le peuple de la révolution. L’appât était un mannequin revêtu du manteau constitutionnaliste. Chacun était enclin à mordre à l’hameçon. Celui-ci de par ses intérêts égoïstes de classe, celui-là par bêtise, tous étaient portés à s’accrocher au mannequin de la Douma de Boulyguine, puis de celle de Witte. Tous étaient charmés, tous avaient une foi sincère. La participation aux élections n’était pas le simple accomplissement usuel des devoirs habituels des citoyens. C’était la consécration de la constitution monarchique. C’était le passage de la vole révolutionnaire directe à la voie monarcho-constitutionnelle.

   La social-démocratie devait à un tel moment déployer sa protestation et sa mise en garde de la façon la plus énergique et démonstrative possible. Et cela signifiait justement qu’on renonçait à participer, qu’on n’allait pas voter soi-même et qu’on en dissuadait le peuple, qu’on lançait un appel à partir à l’assaut de l’ancien régime au lieu de travailler sur le terrain de l’institution créée par ce régime. L’engouement national pour le fétiche policier bourgeois de la monarchie « constitutionnelle » exigeait de la part de la social-démocratie, comme parti du prolétariat, une « démonstration » aux yeux de tout le peuple de ses points de vue qui s’opposaient à ce fétiche et le démasquaient; cet engouement exigeait qu’on luttât de toutes ses forces contre la réalisation des institutions qui incarnaient ce fétichisme.

   Voilà la pleine justification historique, non seulement du boycottage de la Douma de Boulyguine qui fut couronné d’un succès immédiat, mais aussi du boycottage de la Douma de Witte qui s’est apparemment soldé par un échec,. On voit maintenant pourquoi ce ne fut qu’un semblant d’échec, pourquoi la social-démocratie devait jusqu’à la fin maintenir sa protestation contre une orientation monarcho-constitutionnelle de notre révolution. Cette orientation a abouti en fait à une impasse. Les illusions sur la constitution monarchique n’ont été qu’un ornement pour donner le change, un prélude permettant de préparer la suppression de la « constitution » par l’ancien régime…

   Nous avons dit que la social-démocratie avait dû jusqu’à la fin maintenir sa protestation contre la suppression de la liberté au moyen de la « constitution ». Que signifie ce « jusqu’à la fin » ? Cela signifie : tant que l’institution contre laquelle les social-démocrates se battaient ne fut pas effective en dépit des social-démocrates; tant que l’orientation de la révolution russe vers la monarchie constitutionnelle marquant inévitablement le déclin, la défaite de la révolution (pour un certain temps) ne fut pas effective en dépit des social-démocrates. La période des illusions constitutionnelles fut une tentative de compromis. Nous avons lutté et devions lutter de toutes nos forces contre lui. Il nous a fallu aller à la IIe Douma, il nous a fallu compter avec le compromis, une fois que les circonstances nous l’eurent Imposé contre notre volonté, en dépit de nos efforts, au prix de l’échec de notre lutte. Pour combien de temps, c’est, bien sûr, une autre question.

   Quelle conclusion ressort de tout cela pour le boycottage de la IIIe Douma ? Celle, peut-être, que le boycottage, indispensable au début de la période des illusions constitutionnelles, l’est aussi à la fin de cette période ? Ce serait un « jeu de l’esprit » dans le ton de la « sociologie analogique », et non une conclusion sérieuse. Le contenu du boycottage au début de la révolution russe ne peut plus s’y trouver maintenant. On ne peut aujourd’hui ni prévenir le peuple contre les illusions constitutionnelles ni lutter contre l’orientation de la révolution vers l’impasse de la monarchie constitutionnelle. Il ne peut y avoir dans le boycottage la force vive qui s’y trouvait avant. S’il y a boycottage, il aura en tout état de cause une autre signification, il aura un autre contenu politique.

   Il y a plus. L’originalité historique du boycottage que nous avons examinée fournit un argument contre le boycottage de la IIIe Douma. A l’époque du début du tournant constitutionnel, l’attention de la nation entière était fixée inévitablement sur la Douma. Avec le boycottage nous luttions et devions lutter contre cette attention fixée dans la direction d’une impasse, contre l’engouement qui était le résultat de l’ignorance, de l’inculture, de la faiblesse ou du calcul intéressé contre-révolutionnaire. Il ne peut être question maintenant d’aucun engouement non seulement national, mais même tant soit peu large pour la Douma en général ou pour la IIIe Douma. De ce point de vue le boycottage n’est pas nécessaire.

IV

   Il faut donc chercher les conditions d’application du boycottage dans la situation objective du moment donné. En comparant, de ce point de vue, l’automne 1907 et l’automne 1905, on ne peut qu’aboutir à la conclusion qu’il ne serait pas fondé de proclamer le boycottage actuellement. Du point de vue du rapport entre la voie révolutionnaire directe et les « zigzags » de la monarchie constitutionnelle, du point de vue de l’élan des masses, du point de vue de la tâche spécifique qui est de lutter contre les illusions constitutionnelles, la situation actuelle se distingue de façon radicale de ce qu’elle était il y a deux ans.

   Alors, l’orientation de l’histoire vers une monarchie constitutionnelle n’était rien de plus qu’une promesse policière. Aujourd’hui, cette orientation est un fait. Refuser de le reconnaître franchement serait faire preuve d’une peur ridicule de la vérité. Et ce serait une erreur que de déduire de l’admission de ce fait que la révolution russe est terminée. Non. Il n’est pas encore fondé d’arriver à cette dernière conclusion. Le marxiste doit lutter pour que la révolution évolue en ligne droite, quand cette lutte est dictée par la situation objective, mais cela ne signifie pas, nous le répétons, qu’il ne faille pas tenir compte de l’orientation en zigzags qui existe déjà en fait. Sous cet aspect, la marche de la révolution russe est tout à fait nette. Au début de la révolution nous voyons une montée courte mais inhabituellement large, et rapide à donner le vertige. Ensuite nous voyons un déclin extrêmement lent mais inexorable, à partir de l’insurrection de décembre 1905. D’abord une période de lutte révolutionnaire directe des masses, ensuite une période d’orientation monarcho-constitutionnelle.

   Cela signifie-t-il que cette dernière orientation sera définitive ? Que la révolution est terminée et qu’une période « constitutionnelle » s’est établie ? Qu’il n’est pas fondé d’attendre une nouvelle montée révolutionnaire ni d’en préparer une ? Qu’il faut jeter par-dessus bord le caractère républicain de notre programme ?

   Il n’en est rien. Seuls de vulgaires libéraux dans le genre de nos cadets sont capables de faire de telles conclusions, sont prêts à justifier leur servilisme et leur obséquiosité avec les premiers arguments qui leur tombent sous la main. Non, cela signifie seulement qu’en défendant tout notre programme, et toutes nos conceptions révolutionnaires, nous devons conformer nos appels directs à la situation objective du moment. En prônant que la révolution est inévitable, en préparant systématiquement et de manière incessante un stock de matière inflammable dans tous les domaines, en sauvegardant dans ce but avec soin les traditions de la meilleure époque de notre révolution, en les cultivant, en les débarrassant des parasites libéraux, nous ne renonçons pas en même temps à travailler prosaïquement sur la prosaïque voie de la monarchie constitutionnelle. Un point c’est tout. Nous devons préparer une nouvelle et ample montée révolutionnaire, mais il n’y a aucune raison pour nous fourrer dans un boycottage sans y regarder à deux fois.

   Le boycottage, comme nous l’avons déjà dit, ne peut avoir de sens en Russie en ce moment que s’il est actif. Cela signifie non pas un refus passif de participer aux élections, mais le mépris des élections au profit d’un assaut direct. Le boycottage dans ce sens équivaut inévitablement à l’appel à l’offensive la plus énergique et la plus résolue. Est-on en présence, à l’heure actuelle, d’une montée révolutionnaire ample et générale sans laquelle un appel semblable n’aurait pas de sens ? Evidemment non.

   En général, en ce qui concerne les « appels », la différence sous ce rapport entre la situation actuelle et l’automne 1905 est particulièrement nette. Comme nous l’avons déjà montré, il n’y a pas eu alors, pour toute l’année qui précéda, un seul mot d’ordre que la masse eût accueilli en silence. L’énergie de l’offensive des masses était en avance sur les appels des organisations. Nous nous trouvons actuellement dans une période de pause de la révolution, où toute une série d’appels est restée systématiquement sans écho dans les masses. Il en fut ainsi avec l’appel à balayer la Douma de Witte (début 1906), avec l’appel à l’insurrection après la dissolution de la Iere Douma (été 1906), avec l’appel à la lutte en réponse à la dissolution de la IIe Douma et au coup d’Etat du 3 juin 1907. Voyez le feuillet de notre Comité central au sujet de ces derniers événements((Feuille du Comité central, « Lettre aux organisations du Parti » n° 1, écrite à l’occasion du coup d’Etat du 3 juin. « Le prolétariat et la social-démocratie révolutionnaire, porte-parole de ses intérêts, lisait-on dans la lettre, ne peuvent laisser sans réponse, sans protestation, cet acte de violence. La social-démocratie ne renonce pas à poursuivre et à développer la révolution. » Sans annoncer une intervention immédiate, le Comité central du P.O.S.D.R. appelait les organisations du parti « à soutenir et à développer jusqu’au bout le mouvement en train de naître, et, là où on peut compter à coup sûr sur un soutien actif et décisif de masses importantes, à prendre immédiatement l’initiative du mouvement, sans oublier d’en informer en même temps le Comité central. »)). Vous y trouverez un appel direct à la lutte sous la forme applicable selon les conditions locales (manifestations, grèves, lutte déclarée contre la force armée de l’absolutisme). C’était un appel verbal. Les insurrections armées de juin 1907 à Kiev et dans la flotte de la mer Noire furent des appels par l’action. Ni l’un ni l’autre appel n’a eu d’écho dans les masses. Si les manifestations les plus drues et les plus directes de l’assaut réactionnaire contre la révolution – la dissolution de deux Doumas et un coup d’Etat – n’ont provoqué en leur temps aucune réplique, sur quoi serait fondé dans l’immédiat un nouvel appel sous la forme d’un mot d’ordre de boycottage ? N’est-il pas clair que la situation objective est telle que le « mot d’ordre » ainsi 1ancé risque de faire son creux ? Quand la lutte bat son plein, qu’elle s’étend, grandit, s élève de partout, alors le « mot d’ordre » est juste et nécessaire, alors l’appel à la lutte est le devoir du prolétariat révolutionnaire. Mais on ne peut ni inventer cette lutte ni la provoquer par un seul appel. Et quand une série d’appels à la lutte qui avaient porté en des circonstances plus immédiates sont restés sans résultats, nous devons naturellement chercher des bases sérieuses pour « lancer » un mot d’ordre qui serait dénué de sens en dehors de conditions d’application des appels à la lutte.

   Celui qui veut convaincre le prolétariat social-démocrate de la justesse du mot d’ordre de boycottage ne doit pas se laisser attirer par la seule résonance de mots qui ont joué en leur temps un rôle révolutionnaire insigne. Il doit réfléchir aux conditions objectives d’application d’un tel mot d’ordre et comprendre que le lancer signifie déjà que l’on suppose de manière indirecte la présence des conditions d’un élan révolutionnaire ample, général, puissant et rapide. Mais dans des périodes comme celle que nous vivons, dans une période de pause révolutionnaire momentanée, on ne peut en aucun cas supposer, fût-ce indirectement, de telles conditions. Il faut en avoir nettement conscience et que cela soit clair pour chacun et pour toute la classe ouvrière. Autrement on risque de tomber dans la situation de quelqu’un qui emploie les grands mots, sans avoir conscience de leur véritable signification ou qui ne se résout pas à nommer les choses par leur nom sans ambages.

V

   Le boycottage appartient à une des meilleures traditions révolutionnaires de la période la plus riche en événements, la plus héroïque de la révolution russe. Nous avons dit plus haut que l’un de nos objectifs est de garder avec soin ces traditions, de les cultiver, de les débarrasser des parasites libéraux (et opportunistes). Il nous faut analyser quelque peu cet objectif, pour en déterminer la nature et éviter les malentendus et fausses interprétations possibles.

   Le marxisme diffère de toutes les autres théories socialistes en ce qu’il allie de façon remarquable la pleine lucidité scientifique dans l’analyse de la situation objective et de l’évolution objective, à la reconnaissance on ne peut plus catégorique du rôle de l’énergie, de la création et de l’initiative révolutionnaires des masses, et aussi, naturellement, des individus, groupements, organisations ou partis qui savent découvrir et réaliser la liaison avec telles ou telles classes. La haute appréciation donnée aux périodes révolutionnaires dans le développement de l’humanité découle de l’ensemble des conceptions historiques de Marx c’est dans ces périodes que se résolvent les multiples contradictions qui s’accumulent lentement dans les périodes dites d’évolution pacifique. C’est dans ces périodes qu’apparaît avec le plus de force le rôle direct des différentes classes dans la détermination des formes de la vie sociale, que se créent les fondements de la « superstructure » politique, laquelle se maintient longtemps ensuite sur la base de rapports de production rénovés. A la différence des théoriciens de la bourgeoisie libérale, c’est justement dans ces périodes que Marx voyait non pas clés déviations par rapport à la marche « normale », des symptômes de « maladie sociale », de tristes résultats d’excès et d’erreurs, mais les moments les plus vitaux, les plus importants, essentiels et décisifs de l’histoire des sociétés humaines. Dans l’activité même de Marx et d’Engels, la période de leur participation à la lutte révolutionnaire des masses de 1848-1849 se détache comme un point central. C’est de là qu’ils partent pour définir les destinées du mouvement ouvrier et de la démocratie des différents pays. C’est là qu’ils reviennent constamment pour définir la nature interne des différentes classes et de leurs tendances sous l’aspect le plus manifeste et le plus net. C’est toujours en partant de cette époque-là, de l’époque révolutionnaire, qu’ils jugent les formations politiques ultérieures, moins importantes, les organisations, les objectifs et les conflits politiques. Ce n’est pas sans raison que les chefs intellectuels du libéralisme, tel Sombart, détestent de toute leur âme ce trait de la vie et de l’œuvre de Marx, en le mettant sur le compte du « caractère aigri de l’émigrant ». Voilà qui est bien des pions de la science universitaire bourgeoise et policière, que de réduire à une aigreur personnelle, aux ennuis personnels de leur situation d’émigrants, ce qui est chez Marx et chez Engels la partie la plus indissociable de toute leur philosophie révolutionnaire !

   Dans une de ses lettres à Kugelmann, je crois, Marx jette en passant une remarque bien caractéristique et intéressante pour le sujet qui nous occupe. Il note que la réaction a réussi en Allemagne à éliminer presque complètement de la conscience populaire le souvenir et les traditions de l’époque révolutionnaire de 1848((Voir la lettre de K, Marx à L. Kugelmann en date du 3 mars 1869.)). Il met en relief les buts opposés de la réaction et du parti du prolétariat en ce qui concerne les traditions révolutionnaires d’un pays. Le but de la réaction est d’extirper ces traditions et de représenter la révolution comme « un vent de folie », expression de Strouvé pour traduire Das tolle Jahr (l’année folle, expression utilisée par les historiens allemands à mentalité bourgeoise et policière, et que l’on trouve même dans l’historiographie universitaire allemande en général pour parler de 1848). Le but de la réaction est de faire oublier à la population les formes de lutte, les formes d’organisation, les idées, les mots d’ordre engendrés en si grand nombre et avec une si grande variété par l’époque révolutionnaire. De même que les Webb, ces louangeurs obtus de la bourgeoisie anglaise, s’appliquent à représenter le chartisme((Chartisme, mouvement révolutionnaire de masse des ouvriers anglais provoqué par leur pénible situation économique et l’absence de droits politiques. Le mouvement débuta vers 1840 par d’imposants meetings et manifestations et dura, avec des interruptions, jusqu’au début des années 50.)), époque révolutionnaire du mouvement ouvrier anglais, comme un simple enfantillage, un « péché de jeunesse », une naïveté qui ne mérite pas une attention sérieuse, une déviation anormale et accidentelle, de même les historiens bourgeois allemands traitent l’année 1848 en Allemagne. La réaction se comporte pareillement envers la Révolution française, qui montre sa vitalité et la force de son influence sur l’humanité par la haine farouche qu’elle provoque jusqu’à nos jours. De la même manière nos héros de la contre-révolution, en particulier les « démocrates » d’hier dans le genre de Strouvé, Milioukov, Kizevetter et tutti quanti rivalisent entre eux pour bafouer les traditions révolutionnaires de la révolution russe. Deux ans à peine se sont écoulés depuis que la lutte directe des masses prolétariennes conquérait cette parcelle de liberté qui enthousiasme les serfs libéraux de l’ancien régime et, parmi nos publicistes, il s’est déjà créé un grand courant s’intitulant libéral ( !! ), cultivé dans la presse cadette et consacré uniquement à ce but : présenter notre révolution, les méthodes de lutte révolutionnaires, les mots d’ordre révolutionnaires, les traditions révolutionnaires comme quelque chose de bas, de primitif, de naïf, de spontané, d’insensé, etc… et même de criminel… De Milioukov à Kamychanski, il n’y a qu’un pas ! Au contraire, les succès de la réaction, qui a commencé par chasser le peuple des Soviets des députés ouvriers et paysans pour le pousser dans les Doumas de Doubassov et Stolypine, et qui maintenant le pousse dans la Douma des octobristes, apparaissent aux héros du libéralisme russe comme un « processus de croissance de la conscience constitutionnelle en Russie ».

   La social-démocratie russe a incontestablement le devoir d’étudier avec un soin extrême et sous tous ses aspects notre révolution, de faire connaître aux masses tous ses procédés de lutte, ses formes d’organisation, etc. ; de consolider ses traditions révolutionnaires dans le peuple ; d’enraciner dans les esprits cette conviction que la lutte révolutionnaire est le seul et unique moyen d’obtenir des améliorations tant soit peu sérieuses et durables ; de démasquer sans répit toute la bassesse de ces présomptueux libéraux qui corrompent l’atmosphère sociale par les miasmes de la servilité « constitutionnelle », de la trahison et de la lâcheté à la Moltchaline. Une seule journée de la grève d’octobre ou de l’insurrection de décembre compte cent fois plus dans l’histoire de la lutte pour la liberté que des mois de discours serviles de cadets à la Douma sur le monarque irresponsable et le régime de la monarchie constitutionnelle. Nous devons veiller et, sauf nous, il n’y aura personne pour le faire, à ce que le peuple connaisse ces journées pleines de vie, riches de contenu et grandes par leur signification et par leurs effets, d’une façon bien plus détaillée et plus approfondie que ces mois d’asphyxie « constitutionnelle » et de prospérité à la Balalaïkine-Moltchaline((Balalaïkine, personnage du roman de Saltykov-Chtchedrine intitulé Une idylle de notre temps ; il s’agit d’un bavard libéral, aventurier et menteur de surcroît, qui fait passer ses intérêts égoïstes avant toute chose.
Moltchaline, personnage de la pièce de A. Griboédov Le malheur d’avoir trop d’esprit, arriviste et flagorneur.)), sur lesquels, avec la complicité bienveillante de Stolypine et de sa suite de gendarmes et de censeurs, se répandent en louanges notre presse de parti libérale et les journaux « démocratiques » (oh ! oh ! ) sans-parti.

   Il est hors de doute que chez beaucoup de gens les sympathies pour le boycottage proviennent précisément du désir très louable des révolutionnaires de maintenir la tradition du meilleur passé révolutionnaire, et d’animer le triste marais de la grisaille journalière par la flamme d’une lutte courageuse, déclarée et décisive. Mais c’est justement par souci des traditions révolutionnaires qui nous sont chères, que nous devons protester énergiquement contre l’idée que l’application d’un mot d’ordre d’une certaine époque historique puisse bel et bien susciter les conditions majeures de cette époque. Une chose est de conserver les traditions de la révolution, de savoir les mettre à profit pour une propagande et une agitation continuelles, pour faire connaître à la masse les conditions de la lutte directe et offensive contre la vieille société ; mais répéter un mot d’ordre arraché à l’ensemble des conditions qui lui donnèrent naissance et assurèrent son succès, pour l’appliquer à des conditions essentiellement différentes, en est une autre.

   Marx, qui appréciait hautement les traditions révolutionnaires et flagellait sans pitié ceux qui les traitaient en renégats ou en philistins, demandait en même temps aux révolutionnaires de savoir penser, de savoir analyser les conditions d’application des vieilles méthodes de lutte au leu de répéter tout simplement les mots d’ordre connus. Les traditions « nationales » de 1792 en France resteront peut-être a jamais le modèle de certaines méthodes de lutte révolutionnaires, mais cela n’a pas empêché Marx en 1870, dans la fameuse Adresse de l’Internationale, de mettre en garde le prolétariat français contre une transposition erronée de ces traditions dans une époque différente((Voir K. Marx et F. Engels, Œuvres choisies en deux volumes, tome I, Editions du Progrès, Moscou, 1964, p. 528.)).

   Chez nous, il en va de même. Nous devons étudier les conditions de l’application du boycottage, enraciner dans les masses cette idée que le boycottage est une tactique tout à fait légitime, quelquefois même indispensable, aux moments d’essor révolutionnaire (quoi qu’en disent les pédants qui se réclament en vain de Marx). Mais sommes-nous en présence de cet essor, condition essentielle de la proclamation du boycottage, voilà une question qu’il faut savoir poser indépendamment et résoudre par une sérieuse analyse des faits. Notre devoir est de préparer autant que nous le pouvons l’avènement à cet essor, de ne pas nous interdire d’avance un boycottage à un moment opportun ; mais, considérer le mot d’ordre du boycottage comme applicable en général à toute assemblée représentative mauvaise ou très mauvaise serait, sans contestation possible, une erreur.

   Rappelez-vous les motifs par lesquels on défendait et prouvait la nécessité du boycottage pendant les « journées de liberté », et vous verrez du coup l’impossibilité de transporter purement et simplement ces arguments dans la situation actuelle.

   La participation aux élections abaisse le moral, livre une position à l’ennemi, déroute le peuple révolutionnaire, facilite l’entente entre le tsarisme et la bourgeoisie contre-révolutionnaire, etc., disions-nous en défendant le boycottage en 1905 et au commencement de la prémisse essentielle de 1906. Quelle est la prémisse essentielle de ces arguments ? Si elle n’a pas toujours été exprimée, elle était toujours sous-entendue, comme une chose qui dans ce temps allait de soi. Cette prémisse, c’est la riche énergie révolutionnaire des masses, se cherchant et se trouvant des issues directes en dehors de tous les canaux « constitutionnels ». Cette prémisse, c’est l’offensive ininterrompue de la révolution contre la réaction, offensive qu’il aurait été criminel d’affaiblir en occupant et en défendant une position livrée exprès par l’ennemi pour ralentir la poussée générale. Essayez de répéter ces arguments en dehors de cette prémisse essentielle, et vous sentirez immédiatement la fausse note de toute votre « musique », la fausseté du ton fondamental.

   Il serait non moins vain de vouloir justifier le boycottage par la différence entre la IIe et la IIIe Douma. Trouver une différence sérieuse, fondamentale entre les cadets (qui à la IIe Douma ont définitivement livré le peuple aux Cent-Noirs((« Cent-Noirs », bandes monarchistes créées par la police du tsar pour lutter contre lé mouvement révolutionnaire. Les Cent-Noirs tuaient des révolutionnaires, attaquaient les intellectuels progressistes, organisaient des pogromes antijuifs.))) et les octobristes((Octobristes, membres du parti des octobristes (ou « Union du 17 octobre »), créé en Russie après la publication du manifeste du tsar du 17 (30) octobre 1905. C’était un parti contre-révolutionnaire, qui représentait et défendait les intérêts de la grosse bourgeoisie et des propriétaires fonciers qui appliquaient des méthodes de gestion capitalistes. Il avait à sa tête A. Goutchkov, industriel connu et propriétaire d’immeubles à Moscou, et M. Rodzianko, gros propriétaire foncier. Les octobristes soutenaient sans réserve la politique intérieure et extérieure du gouvernement tsariste.)), attacher une importance quelque peu réelle à la fameuse « constitution », déchirée par le coup d’Etat du 3 juin, cela relève bien plus d’un démocratisme vulgaire que de la social-démocratie révolutionnaire. Nous avons toujours dit, affirmé, répété que la « constitution » de la Iere et de la IIe Douma n’était qu’un mirage que le bavardage des cadets ne servait qu’à masquer leur « octobrisme », que la Douma était absolument inapte à satisfaire les revendications du prolétariat et des paysans. Pour nous, le 3 juin 1907 est le résultat naturel et inévitable de la défaite de décembre 1905. Nous n’avons jamais été « enchantés » par les charmes de la constitution des Doumas, nous ne pouvons donc pas être désenchantés outre mesure par la transition d’une réaction maquillée, assaisonnée de la phraséologie des Roditchev, à une réaction déclarée, brutale, sans voile. Peut-être même cette dernière est-elle un moyen bien plus efficace de dégriser tous ces stupides libéraux débridés ou les groupes de la population qu’ils ont désorientés.

   Comparez la résolution menchevique de Stockholm et la résolution bolchevique de Londres sur la Douma d’Etat. Vous verrez que la première est emphatique, bourrée de phrases et de mots sonores sur le rôle de la Douma et la portée de son œuvre. La seconde est simple, sèche, lucide, modeste. La première résolution est imprégnée d’un enthousiasme petit-bourgeois pour le mariage de la social-démocratie avec le constitutionnalisme (« un nouveau pouvoir sorti du sein de la nation », etc., toujours dans cette même veine d’hypocrisie officielle) ; la deuxième dit en substance : puisque cette damnée contre-révolution nous a relégués dans cette maudite porcherie, nous travaillerons encore pour le bien de la révolution, sans pleurnicherie, et aussi sans vantardise.

   En défendant la Douma contre le boycottage dans la période de lutte révolutionnaire directe, les mencheviks se sont pour ainsi dire engagés devant le peuple à ce que la Douma soit une sorte d’instrument de révolution. Et ils ont solennellement failli à cet engagement. Nous, bolcheviks si nous nous sommes engagés, c’est seulement à prouver que la Douma est une engeance infernale de la contre-révolution et qu’on ne peut en attendre aucun avantage sérieux. Jusqu’ici les évènements ont parfaitement confirmé notre point de vue, et l’on peut être sûr qu’ils continueront à le faire. Sans « corriger » la stratégie d’octobre-décembre, sans la renouveler sur la base de faits nouveaux il ne saurait être question de liberté en Russie.

   C’est pourquoi, lorsqu’on me dit : « On ne peut pas se servir de la IIIe Douma comme de la seconde, on ne peut pas expliquer aux masses la nécessité d’y prendre part », j’ai envie de répondre : si l’on entend le terme « se servir » à la manière grandiloquente des mencheviks, c’est-à-dire si l’on considère la Douma comme un « instrument » de la révolution, etc., alors évidemment c’est impossible. Mais les deux premières Doumas ont été en réalité de simples échelons conduisant à la Douma octobriste et cependant nous nous en sommes servis pour le but simple et modeste((Cf. dans le Prolétari (de Genève), 1905, l’article sur le boycottage de la Douma de Boulyguine (voir Œuvres, t. 9, pp. 181-189, N.R.) où il est dit que nous ne nous interdisons pas son utilisation en général, mais que nous avons pour le moment un autre objectif en vue : la lutte pour la voie révolutionnaire directe. Cf, également dans le numéro 1 de 1906 du Prolétari (de Russie) l’article « À propos du boycottage » (voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 11, pp. 139-147, N.R.) où sont soulignées les modestes dimensions des services rendus par le travail opéré au sein de la Douma. (Note de Lénine))) (propagande et agitation critique et explication de la situation aux masses) en vue duquel nous saurons toujours exploiter même les pires institutions représentatives. Un discours à la Douma ne provoquera aucune « révolution » et la propagande à propos de la Douma ne se distingue par aucune qualité spéciale, mais la social-démocratie tirera de l’un et de l’autre autant et parfois même plus de bénéfice que d’un discours imprimé ou prononcé dans une autre assemblée.

   Nous devons tout aussi simplement expliquer aux masses notre participation à la Douma octobriste. A la suite de la défaite de décembre 1905 et de l’échec des tentatives de 1906-1907 pour « réparer » cette défaite, la réaction nous a relégués et continuera à nous reléguer dans des institutions pseudo-constitutionnelles de plus en plus mauvaises. Toujours et partout nous défendrons nos convictions et appliquerons notre point de vue en répétant : tant que durera l’ancien pouvoir, tant qu’il ne sera pas extirpé, il n’y aura à attendre rien de bon. Nous préparerons le terrain pour un nouvel essor, et jusqu’à son avènement et pour son avènement il faut travailler avec plus d’acharnement, sans lancer de mots d’ordre qui n’ont de sens que dans les conditions d’un essor.

   Il serait non moins inexact de considérer le boycottage comme une ligne tactique opposant le prolétariat et une partie de la démocratie bourgeoise révolutionnaire au libéralisme et à la réaction. Le boycottage, ce n’est pas une ligne tactique, mais un procédé de combat particulier, applicable dans des conditions spéciales. Confondre le bolchevisme avec le « boycottisme », c’est faire la même erreur que de le confondre avec la « combattisme ». La différence entre la ligne tactique des mencheviks et celle des bolcheviks est déjà nette, elle s’est cristallisée dans les résolutions différentes dans leurs principes adoptées au IIIe Congrès bolchevique de Londres et à la conférence menchevique de Genève, au printemps de 1905. On ne parlait et on ne pouvait parler alors ni de boycottisme ni de « combattisme ». Aux élections à la IIe Douma, alors que nous n’étions pas boycottistes, et dans cette Douma même, notre ligne tactique a été radicalement distincte de la ligne menchevique, tout le monde le sait. Les lignes tactiques divergent sur tous les procédés et moyens de lutte, sur tous les théâtres de lutte, sans qu’il y ait pour cela des méthodes de lutte spéciales propres à telle ou telle ligne. Et si le boycottage de la IIIe Douma pouvait se justifier ou être déterminé par l’effondrement des espoirs révolutionnaires fondés sur la première ou la seconde Douma, par l’effondrement d’une constitution, « légale », « forte », « solide », et « véritable », c’eut été du menchevisme de la pire espèce.

VI

   Nous avons réservé pour la fin l’examen des arguments 1es plus forts et uniquement marxistes en faveur du boycottage. Le boycottage actif n’a pas de sens en dehors d’une ample montée révolutionnaire. Soit. Mais une large montée révolutionnaire se développe à partir de quelque chose de moindre. Les signes d’une montée révolutionnaire sont évidents. Nous devons lancer le mot d’ordre de boycottage, car ce mot d’ordre soutient, développe et élargit la montée naissante.

   Tels sont, à mon avis, les principaux arguments qui définissent sous une forme plus ou moins claire l’inclination au boycottage dans les milieux social-démocrates. Et les camarades qui se trouvent le plus près du travail directement prolétarien ne partent pas d’une argumentation « construite » selon un mode donné, mais d’une certaine somme d’impressions qu’ils ont acquises au contact des masses ouvrières.

   L’un des problèmes, peu nombreux, sur lesquels il n’y a pas ou il n’y a pas eu jusqu’à maintenant de désaccords, semble-t-il, entre les fractions social-démocrates, est celui de la cause de l’arrêt prolongé qui a eu lieu dans l’évolution de notre révolution. Cette cause est que « le prolétariat ne s’est pas remis ». Et en effet, la lutte d’octobre-décembre a presque entièrement reposé sur le seul prolétariat. Seul le prolétariat organisé s’est battu systématiquement et sans relâche pour toute la nation. Rien d’étonnant à ce que dans un pays où le pourcentage de population prolétaire est le plus faible (à l’échelle européenne), le prolétariat se trouve incroyablement épuisé par une telle lutte. De plus, les forces réunies de la réaction gouvernementale et bourgeoise ont constamment assailli, après décembre et depuis, ce même prolétariat. Les poursuites policières exécutions ont décimé le prolétariat pendant une année et demie, quant aux lock-out systématiques, à. commencer par la fermeture « répressive » des usines d’Etat, pour finir par les machinations des capitalistes contre les ouvriers, ils ont jeté les masses ouvrières dans une misère sans précédent. Et voilà que maintenant, certains travailleurs social-démocrates le soulignent, on remarque parmi les masses les signes d’une montée de l’état d’esprit révolutionnaire et d’une accumulation de forces dans le prolétariat. Cette impression peu définie et difficilement perceptible est renforcée par un argument de poids : dans quelques secteurs de l’industrie on constate une reprise certaine des affaires. La demande accrue d’ouvriers doit inévitablement renforcer le mouvement de grèves. Les ouvriers devront essayer de compenser au moins une partie des énormes pertes qu’ils ont subies au moment des répressions et des lock-out. Enfin, le troisième argument, le plus important, consiste non pas à porter son attention sur un mouvement de grève problématique et généralement attendu, mais sur une grève très importante déjà fixée par les organisations ouvrières. Les représentants de 10 000 ouvriers du textile ont, dès le début de 1907, examiné leur situation et fixé les étapes du renforcement des syndicats de ce secteur d’industrie. Les représentants des ouvriers, déjà 20 000, se sont réunis une seconde fois et ont décidé de proclamer en juin 1907 une grève générale des ouvriers du textile. Ce mouvement peut englober directement jusqu’à 400 000 ouvriers. Il provient de la région de Moscou, c’est-à-dire du plus important centre du mouvement ouvrier de Russie et du plus important centre industriel et commercial. C’est justement à Moscou et seulement à Moscou que le mouvement ouvrier de masse petit acquérir au plus vite le caractère d’un large mouvement populaire ayant une signification politique décisive. Et les ouvriers du textile représentent, dans l’ensemble des masses ouvrières, l’élément le plus mal payé, le moins évolué, qui a le plus faiblement participé aux mouvements antérieurs, qui est le plus étroitement lié à la paysannerie. L’initiative de ces ouvriers peut indiquer que le mouvement englobera des couches du prolétariat incomparablement plus larges que précédemment. Or, le lien entre le mouvement de grève et la montée révolutionnaire dans les masses a déjà été démontré plus d’une fois dans l’histoire de la révolution russe.

   C’est un véritable devoir pour la social-démocratie de bien concentrer toute son attention sur ce mouvement et consacrer, sans tarder, un effort spécial. C’est le travail ce secteur qui doit avoir une importance absolument prépondérante par rapport aux élections à la Douma octobriste. Il faut pénétrer les masses de la conviction qu’il est nécessaire de transformer ce mouvement de grève en un assaut large et général contre. l’autocratie. Le mot d’ordre boycottage marque justement le transfert de l’attention qu’on portait à la Douma sur la lutte directe des masses. Lancer le mot d’ordre de boycottage, c’est insuffler au nouveau mouvement un contenu politique et révolutionnaire.

   Telle est approximativement la démarche qui conduit certains social-démocrates à la certitude qu’il est nécessaire boycotter la IIIe Douma. Cette argumentation en faveur du boycottage est sans nul doute marxiste et n’a rien de commun avec la répétition pure et simple d’un mot d’ordre arraché de son contexte historique particulier.

   Mais aussi convaincante que soit cette argumentation, elle est encore malgré tout insuffisante à mon avis pour faire adopter dans l’immédiat le mot d’ordre de boycottage. Elle ne fait que souligner ce qui ne doit constituer aucun doute pour un social-démocrate russe qui réfléchit aux leçons enseignées par notre révolution, à savoir que nous ne pouvons nous interdire le boycottage, que nous devons être prêts à lancer ce mot d’ordre au moment voulu, que la façon dont nous posons le problème du boycottage n’a rien de commun avec celle dépourvue de tout contenu révolutionnaire des libéraux et des philistins médiocres : s’abstenir ou ne pas s’abstenir((Cf. dans le Tovarichtch l’exemple de réflexions libérales chez un ancien collaborateur des publications social-démocrates, aujourd’hui collaborateur des journaux libéraux, L. Martov.)) ?

   Considérons comme démontré et correspondant totalelement à la réalité tout ce que disent les partisans social-démocrates du boycottage sur le changement d’état d’esprit des ouvriers, le regain d’activité de l’industrie et la grève de juillet des ouvriers du textile.

   Que ressort-il de tout cela ? Nous sommes en présence à certain mouvement partiel ayant une signification révolutionnaire((Il existe une opinion selon laquelle la grève du textile est un mouvement d’un type nouveau, qui isole le mouvement professionnel du mouvement révolutionnaire. Nous passerons outre à ce point de vue, premièrement parce qu’interpréter tous les symptômes d’un phénomène, de type compliqué dans un sens pessimiste est une méthode eu principe dangereuse qui a souvent égaré de nombreux social-démocrates pas très bien « en selle ». Deuxièmement, si la grève du textile avait comporté les traits précités, nous aurions dû, nous autres social-démocrates, les combattre de la façon la plus énergique. En cas de succès de notre lutte le problème serait, par conséquent, posé exactement comme nous le faisons.)). Devons-nous appliquer tous nos efforts à le soutenir et à le développer, en s’efforçant de le transformer en une action révolutionnaire généralisée, puis en mouvement d’offensive ? Absolument. Parmi les social-démocrates (excepté peut-être les collaborateurs du Tovarichtch) il ne peut y avoir deux avis là-dessus. Mais est-il besoin à la minute même, au début de cette action partielle, avant qu’elle soit devenue générale, est-il besoin du mot d’ordre de boycottage pour développer le mouvement ? Ce mot d’ordre est-il capable d’aider le mouvement actuel à se développer ? C’est une autre question, à laquelle, à mon avis, il faudra répondre négativement.

   On peut et l’on doit développer une action générale à partir d’une action partielle avec des arguments et des mots d’ordre francs et directs, sans rapport avec la IIIe Douma. Toute la marche des événements après décembre est une totale confirmation du point de vue social-démocrate sur le rôle de la constitution monarchique, sur la nécessité d’une lutte directe. Citoyens ! dirons-nous, si vous ne voulez pas que la cause de la démocratie en Russie régresse toujours aussi inéluctablement et de plus en plus vite, comme elle l’a fait après décembre 1905, pendant l’hégémonie de messieurs les cadets sur le mouvement démocratique, si vous ne le voulez pas, appuyez l’action naissante du mouvement ouvrier, soutenez la lutte directe des masses. En dehors d’elle, il n’y a et ne peut y avoir de garanties de liberté en Russie.

   Une agitation de ce genre sera, sans aucun doute, une agitation social-démocrate révolutionnaire et conséquente. Est-il nécessaire d’ajouter : ne croyez pas, citoyens, en la IIIe Douma, et regardez-nous, les social-démocrates, la boycotter à l’appui de notre protestation !

   Ajouter cela dans les conditions que nous vivons n’est pas seulement superflu, mais sonne même étrange, presque une dérision. Même sans cela personne ne croit en la IIIe Douma; dans les couches de la population susceptibles d’alimenter le mouvement démocratique, il n’y a peut y avoir d’engouement pour l’institution constitutionnelle de la IIIe Douma comme il y en a eu, sans conteste, pour la Iere Douma, pour les premières tentatives de créer en Russie n’importe quelles institutions pourvu qu’elles fussent constitutionnelles.

   L’attention de larges couches de la population a été 1905 et au début de 1906 polarisée par la première institution représentative, bien que cette institution fût fondée sur une constitution monarchique. C’est un fait. Les social-démocrates devaient se battre contre cela et manifester de la manière la plus démonstrative.

   Il n’en est plus ainsi maintenant. Ce n’est pas l’engouement pour le premier « parlement » qui constitue le trait caractéristique du moment, ce n’est pas la foi dans la Douma, c’est le manque de foi dans la montée du mouvement.

   Dans ces conditions, en lançant prématurément le mot d’ordre de boycottage, nous ne renforçons aucunement le mouvement, nous ne levons pas les véritables obstacles à ce mouvement. Il y a plus : nous risquons même, ce faisant, d’affaiblir la force de notre agitation, car le boycottage est un mot d’ordre accompagnant un mouvement engagé, et le malheur est qu’en ce moment les larges couches de la population ne croient pas en la montée du mouvement, ne voient pas sa force.

   Il faut faire en sorte d’abord que la force de cet élan prouvée en pratique : ensuite nous réussirons toujours un mot d’ordre pour exprimer indirectement cette force. Mais on peut se demander si un mot d’ordre particulier détournant l’attention de… la IIIe Douma sera nécessaire pour un mouvement révolutionnaire offensif ? Il possible que non. Pour passer à côté de quelque chose d’important, réellement susceptible d’attirer la masse inexpérimentée et qui n’a jamais vu le parlement, peut-être est-il indispensable de boycotter ce à côté de quoi on doit passer. Mais pour passer à côté d’une institution absolument incapable d’attirer la masse démocratique ou semi-démocratique actuelle, il n’est pas nécessaire de déclarer le boycottage. L’essentiel n’est pas maintenant dans le boycottage, mais dans les efforts francs et directs pour transformer l’action partielle en action généralisée, le mouvement professionnel en mouvement révolutionnaire, la défense contre les lock-out en offensive contre la réaction.

VII

   Résumons. Le mot d’ordre de boycottage est dû à une période historique particulière. En 1905 et au début de 1906, la situation objective exigeait des forces sociales en lutte de décider de la voie à suivre dans l’immédiat : la voie révolutionnaire directe ou le tournant vers une monarchie constitutionnelle. Dès lors, la propagande boycottiste avait surtout pour objet la lutte contre les illusions constitutionnelles. Un élan révolutionnaire, ample, général, puissant et rapide, était la condition du succès du boycottage.

   A tous ces égards, la situation vers l’automne 1901 n’impose pas le moins du monde la nécessité d’un tel mot d’ordre et ne le justifie point.

   En poursuivant notre travail quotidien en vue de préparer les élections, et sans renoncer d’avance à participer aux institutions représentatives les plus réactionnaires, nous devons consacrer tout notre travail de propagande et d’agitation à expliquer au peuple le lien qui existe entre la défaite de décembre et le déclin qu’allait subir la liberté, ainsi que le décri de la Constitution. Nous devons faire pénétrer dans les masses la ferme conviction que, sans une lutte de masse directe, ce décri continuera et se renforcera inévitablement.

   Sans nous interdire l’application du mot d’ordre de boycottage dans les périodes d’essor, où la nécessité de ce mot d’ordre pourra s’affirmer impérieuse, rions devons à l’heure actuelle tendre tous nos efforts pour transformer, en exerçant une action directe et immédiate, tel ou tel essor du mouvement ouvrier eu un mouvement d’offensive d’envergure, large et révolutionnaire, contre la réaction dans son ensemble et contre ses étais.

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