7. La tactique de l’élimination des conservateurs du sein du gouvernement

Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique

Lénine

7. La tactique de l’élimination des conservateurs du sein du gouvernement

   Les marxistes sont absolument convaincus du caractère bourgeois de la révolution russe. Qu’est ce à dire ? C’est que les transformations démocratiques du régime politique, et puis les formations sociales et économiques dont la Russie éprouve la nécessité, loin d’impliquer par elles-mêmes l’ébranlement du capitalisme, l’ébranlement de la domination de la bourgeoisie, au contraire déblaieront véritablement, pour la première fois, la voie d’un développement large et rapide, européen et non asiatique, du capitalisme en Russie; pour la première fois elles rendront possible dans ce pays la domination de la bourgeoisie comme classe. Les socialistes révolutionnaires ne peuvent comprendre cette idée, parce qu’ils ignorent l’a b c des lois du développement de la production marchande et capitaliste, et ne voient pas que le triomphe complet de l’insurrection paysanne, même une nouvelle répartition de toutes les terres conformément aux intérêts et selon les désirs de la paysannerie (le « partage noir » ou quelque chose d’analogue), loin de supprimer le capitalisme, donneraient au contraire une nouvelle impulsion à son développement et hâteraient la différenciation de classes au sein de la paysannerie. L’incompréhension de cette vérité fait des socialistes révolutionnaires les idéologues inconscients de la petite bourgeoisie. La social démocratie doit insister sur cette vérité, dont la signification en théorie comme en politique pratique, est inappréciable, car il en découle l’obligation de sauvegarder l’entière indépendance de classe du parti du prolétariat dans le mouvement « démocratique général » d’aujourd’hui.

   Mais il n’en découle nullement que la révolution démocratique (bourgeoise par son caractère économique et social) ne soit pas d’un immense intérêt pour le prolétariat. Il n’en découle nullement que la révolution démocratique ne puisse revêtir aussi bien des formes avantageuses surtout pour le gros capitaliste, le manitou de la finance, le propriétaire foncier « éclairé », que des formes avantageuses pour le paysan et pour l’ouvrier.

   Les gens de la nouvelle Iskra comprennent d’une manière radicalement fausse le sens et la portée de la catégorie : révolution bourgeoise. On voit constamment percer dans leurs réflexions l’idée que la révolution est une révolution qui ne peut donner que ce qui est avantageux à la bourgeoisie. Or, rien de plus faux que cette idée là. La révolution bourgeoise est une révolution qui ne sort pas du cadre du régime économique et social bourgeois, c’est à dire capitaliste. La révolution bourgeoise exprime le besoin, de développement du capitalisme; bien loin de ruiner les bases du capitalisme, elle les élargit et les approfondit. Cette révolution traduit, par conséquent, non seulement les intérêts de la classe ouvrière, mais aussi ceux de toute la bourgeoisie. La domination de la bourgeoisie sur la classe ouvrière étant inévitable en régime capitaliste, on peut dire à bon droit que la révolution bourgeoise traduit moins les intérêts du prolétariat que ceux de la bourgeoisie. Mais l’idée qu’elle ne traduit pas du tout les intérêts du prolétariat est franchement absurde. Cette idée absurde se résume dans l’ancestrale théorie populiste, selon laquelle, la révolution bourgeoise étant contraire aux intérêts du prolétariat, nous n’avons pas besoin d’une liberté politique bourgeoise. Ou bien encore elle se résume dans l’anarchisme, qui condamne toute participation du prolétariat à la politique bourgeoise, à la révolution bourgeoise, au parlementarisme bourgeois. Dans le domaine de la théorie, c’est l’oubli des principes élémentaires du marxisme quant au développement inévitable du capitalisme sur la base de la production marchande. Le marxisme nous enseigne qu’une société fondée sur la production marchande et pratiquant des échanges avec les nations capitalistes civilisées, doit inévitablement s’engager elle-même, à un certain stade de son développement, dans la voie du capitalisme. Le marxisme a rompu sans retour avec les élucubrations des populistes et des anarchistes qui pensaient, par exemple, que la Russie pourrait éviter le développement capitaliste, sortir du capitalisme ou l’enjamber de quelque façon, autrement que par la lutte de classe, sur le terrain et dans les limites de ce même capitalisme.

   Toutes ces thèses du marxisme ont été démontrées et ressassées dans leurs moindres détails, d’une façon générale et plus particulièrement en ce qui concerne la Russie. Ces thèses montrent que l’idée de chercher le salut de la classe ouvrière ailleurs que dans le développement du capitalisme est réactionnaire. Dans des pays tels que la Russie, la classe ouvrière souffre moins du capitalisme que de l’insuffisance de développement du capitalisme. La classe ouvrière est donc absolument intéressée au développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme. Il lui est absolument avantageux d’éliminer tous les vestiges de passé qui s’opposent au développement large, libre et rapide du capitalisme. La révolution bourgeoise est précisément une révolution qui balaye de la façon la plus décidée les vestiges du servage (qui comprennent non seulement l’autocratie, mais encore la monarchie), et assure au mieux le développement le plus large, le plus libre et le plus rapide du capitalisme.

   Aussi la révolution bourgeoise présente-t-elle pour le prolétariat les plus grands avantages. La révolution bourgeoise est absolument indispensable dans l’intérêt du prolétariat. Plus elle sera complète et décisive, plus elle sera conséquente, et plus assuré sera le succès du prolétariat dans sa lutte pour le socialisme, contre la bourgeoisie. Cette conclusion ne peut paraître nouvelle, étrange ou paradoxale qu’à ceux qui ignorent l’a b c du socialisme scientifique. Or de cette conclusion, il ressort notamment que la révolution bourgeoise est, dans un certain sens, plus avantageuse au prolétariat qu’à la bourgeoisie. Voici dans quel sens précis cette affirmation est incontestable : il est avantageux pour la bourgeoisie de s’appuyer sur certains vestiges du passé contre le prolétariat, par exemple sur la monarchie, l’armée permanente, etc. Il est avantageux pour la bourgeoisie que la révolution bourgeoise ne balaye pas trop résolument tous les vestiges du passé qu’elle en laisse subsister quelques-uns, autrement dit que la révolution ne soit pas tout à fait conséquente et complète, ni résolue et implacable. Les social-démocrates expriment souvent cette idée d’une manière un peu différente, en disant que la bourgeoisie trahit sa propre cause, que la bourgeoisie trahit la cause de la liberté, que la bourgeoisie est incapable de démocratisme conséquent. Pour la bourgeoisie, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie bourgeoise s’accomplissent plus lentement, plus graduellement, plus prudemment, moins résolument, par des réformes et non par une révolution; que ces transformations soient aussi précautionneuses que possible à l’égard des institutions « respectables » de la féodalité (la monarchie par exemple); que ces transformations contribuent aussi peu que possible à développer l’initiative révolutionnaire et l’énergie de la plèbe, c’est à dire de la paysannerie et surtout des ouvriers. Car autrement il serait d’autant plus facile aux ouvriers de « changer leur fusil d’épaule », comme disent les Français, c’est à dire de retourner contre la bourgeoisie elle-même les armes que la révolution bourgeoise leur aura fournies, les libertés qu’elle aura introduites, les institutions démocratiques qui auront surgi sur le terrain déblayé du servage.

   Pour la classe ouvrière, au contraire, il est plus avantageux que les transformations nécessaires dans le sens de la démocratie soient acquises précisément par la voie révolutionnaire et non par celle des réformes, car la voie des réformes est celle des atermoiements, des tergiversations et de la mort lente et douloureuse des parties gangrenées de l’organisme national. Les prolétaires et les paysans sont ceux qui souffrent les premiers et cette gangrène. La voie révolutionnaire est celle de l’opération chirurgicale la plus prompte et la moins douloureuse pour le prolétariat, celle qui consiste à amputer résolument les parties gangrenées, celle du minimum de concessions et de précautions à l’égard de la monarchie et de ses institutions infâmes et abjectes, où la gangrène s’est mise et dont la puanteur empoisonne l’atmosphère.

   Ce n’est donc pas uniquement pour des considérations de censure ou par crainte des autorités que notre presse libérale bourgeoise déplore l’éventualité d’une voie révolutionnaire : qu’elle craint la révolution et en agite l’épouvantail devant le tsar; qu’elle se préoccupe d’éviter la révolution; qu’elle s’aplatit et se prosterne dans l’espoir d’obtenir des réformes misérables, premiers pas dans la voie des réformes. Ce n’est pas là seulement le point de vue des Rousskié Viédomosti, du Syn Otétchestva, de Nacha Jizn, de Nachi Dni; aussi celui de l’Osvobojdénié, illégal et libre. La situation même de la bourgeoisie, en tant que classe, dans la société capitaliste, engendre inévitablement son manque d’esprit de suite dans la révolution démocratique. La situation même du prolétariat, en tant que classe, l’oblige à être démocrate avec l’esprit de suite. La bourgeoisie regarde en arrière, redoutant le progrès démocratique qui menace d’augmenter les forces du prolétariat. Le prolétariat n’a rien à perdre que ses chaînes. Il a un monde à gagner au moyen du démocratisme. Aussi, plus la révolution bourgeoise est conséquente dans ses transformations démocratiques, et moins elle se borne à celles qui ne sont avantageuses qu’à la bourgeoisie. Plus la révolution bourgeoise est conséquente et plus elle assure d’avantages au prolétariat et à la paysannerie dans la révolution démocratique.

   Le marxisme apprend au prolétaire, non pas à s’écarter de la révolution bourgeoise, à se montrer indifférent à son égard, à en abandonner la direction à la bourgeoisie, mais au contraire à y participer de la façon la plus énergique, à mener la lutte la plus résolue pour le démocratisme prolétarien conséquent, pour l’achèvement de la révolution. Nous ne pouvons pas nous évader du cadre démocratique bourgeois de la révolution russe, mais nous pouvons l’élargir dans des proportions énormes, nous pouvons et nous devons, dans ce cadre, combattre pour les intérêts du prolétariat, pour ses besoins immédiats et pour les conditions de la préparation de ses forces à la future victoire totale. Il y a démocratie bourgeoise et démocratie bourgeoise. Et ce monarchiste des zemstvos, partisan d’une Chambre haute, qui « renchérit et réclame » le suffrage universel tout en négociant sous main, en sourdine, avec le tsarisme une constitution tronquée, est un démocrate bourgeois. Et ce paysan qui, les armes à la main, marche contre les propriétaires fonciers et les fonctionnaires et propose avec « candeur », à la « mode républicaine », de « chasser le tsar((Voir le n° 71 de l‘Osvobojdénié, p. 337, note 2.)) » est aussi un démocrate bourgeois. La démocratie bourgeoise peut être ce qu’elle est en Allemagne, et aussi ce qu’elle est en Angleterre, ce qu’elle est en Autriche, et aussi ce qu’elle est aux Etats-Unis ou en Suisse. Il serait beau le marxiste qui, à l’époque de la révolution démocratique, ne s’apercevrait pas de cette différence de degrés et de formes du démocratisme et se bornerait à « raffiner » pour démontrer que tout de même il s’agit d’une « révolution bourgeoise », des fruits d’une « révolution bourgeoise ».

   Or tel est précisément le cas de nos néo-iskristes qui se prévalent de leur myopie. Ils se bornent justement à des dissertations sur le caractère bourgeois de la révolution là et au moment où il faudrait savoir discerner entre les deux démocraties bourgeoises : révolutionnaire républicaine et libérale monarchiste, sans parler de la différence entre le démocratisme bourgeois inconséquent et le démocratisme prolétarien conséquent. Ils se contentent, comme si vraiment ils passaient leur vie sous une « cloche de verre », de propos mélancoliques sur le « processus de lutte des classes antagonistes », alors qu’il s’agit de doter d’une direction dérnocratique la révolution actuelle, de souligner les mots d’ordre démocratiques d’avant garde, à la différence des mots d’ordre traîtres de Mr. Strouvé et Cie; de montrer nettement, crûment, les tâches immédiates de la lutte vraiment révolutionnaire du prolétariat et et de la paysannerie, à la différence du maquignonnage libéral des propriétaires fonciers et des fabricants. Tel est maintenant le fond de la question, qui vous a échappé, messieurs : notre révolution s’achèvera t elle par une victoire réellement grandiose ou simplement par un misérable compromis ? Arrivera t elle à une dictature révolutionnaire démocratique du prolétariat et de la paysannerie, ou « se videra t elle de ses forces » dans une Constitution libérale à la Chipov ?

   Il peut paraître à première vue qu’en posant cette question, nous nous écartons tout à fait de notre sujet. Mais cela ne peut paraître qu’à première vue. En réalité c’est là que réside la cause profonde de la divergence de principe qui, dès à présent, s’est nettement dessinée entre la tactique social démocrate du III° congrès du Parti ouvrier social démocrate de Russie, et la tactique établie à la conférence des néo-iskristes. Ces derniers ont fait maintenant non pas deux, mais trois pas en arrière; ils ont ressuscité les erreurs de l’économisme dans les problèmes infiniment plus complexes, plus importants et plus vitaux pour le parti ouvrier, problèmes concernant la tactique de ce parti au moment de la révolution. C’est pourquoi nous devons apporter à l’analyse de ce problème toute l’attention nécessaire.

   Le passage cité de la résolution des néo-iskristes évoque le danger que court la social démocratie de se lier les mains dans la lutte contre la politique inconséquente de la bourgeoisie, et de se laisser absorber par la démocratie bourgeoise. L’idée de ce danger marque comme d’un trait rouge tous les écrits spécifiquement néo-iskristes; cette idée est, en verité, le pivot du débat doctrinal dans la scission de notre Parti (depuis que dans cette scission les dissentiments personnels, s’effaçant devant le retour à l’économisme, sont entièrement passés au second plan). Et nous reconnaissons sans ambages que ce danger est réel et que, maintenant surtout, au plus fort de la révolution russe, il est devenu particulièrement grave. A nous tous, théoriciens, ou – en ce qui me concerne, je préférerais dire   publicistes de la social démocratie, incombe la tâche urgente et grosse de responsabilités, de rechercher de quel côté ce danger menace réellement. Car la source de nos divergences, ce n’est pas la question de savoir si ce danger existe, mais s’il est dû à ce qu’on appelle le suivisme de la « minorité » ou à ce qu’on appelle le révolutionnarisme de la « majorité ».

   Pour écarter toute fausse interprétation et tout malentendu, faisons d’abord remarquer que le danger dont nous parlons est objectif et non subjectif; qu’il n’est pas dans la position formelle que la social démocratie occupera au cours de la lutte, mais dans l’issue matérielle de toute la lutte révolutionnaire d’aujourd’hui. La question n’est pas de savoir si tels ou tels groupes social-démocrates voudront se laisser absorber par la démocratie bourgeoise, et s’ils s’aperçoivent qu’ils se laissent absorber. Il n’en est même pas question. Nous ne soupçonnons aucun social démocrate de nourrir un semblable désir; du reste, ici, il ne s’agit nullement de désirs. Il ne s’agit pas non plus de savoir si, tout au long de la révolution, tels ou tels groupes social démocrates garderont vis-à vis de la démocrate bourgeoise leur indépendance formeIle, leur personnalité, leur caractère particulier. Ils peuvent non seulement proclamer cette « indépendance » mais même la garder formellement; et néanmoins, il peut advenir qu’ils auront les mains liées dans la lutte contre l’inconséquence de la bourgeoisie. Le bilan politique final de la révolution peut être que la social-démocratie, bien qu’ayant gardé son « indépendance » formelle et sa physionomie propre comme organisation, comme parti, apparaîtra en pratique dépendante, incapable de marquer les événements de l’empreinte de son indépendance prolétarienne; elle s’avérera si faible que, d’une façon générale, son « absorption » par la démocratie bourgeoise sera, en dernière analyse, un fait d’histoire.

   Là est le véritable danger. Voyons maintenant de quel côté il nous menace : de la déviation de la social-démocratie à droite sous les espèces de la nouvelle Iskra, comme nous le pensons, ou de sa déviation à gauche sous les espèces de la « majorité », de Vpériod, etc., comme le pensent les néo-iskristes.

   La réponse, nous l’avons déjà indiquée, dépend de l’action objective combinée des diverses forces sociales. Le caractère de ces forces a été déterminé en théorie par l’analyse marxiste de la réalité russe; maintenant, il est déterminé dans la pratique, par l’action ouverte des groupes et des classes, au cours de la révolution. Or toute l’analyse théorique faite par les marxistes longtemps avant l’époque que nous vivons, et toutes les observations pratiques concernant le cours des événements révolutionnaires nous montrent que les conditions objectives rendent possibles deux voies et deux issues de la révolution russe. La transformation démocratique bourgeoise du régime économique et politique de la Russie est certaine, inéluctable. Aucune force au monde ne pourrait empêcher cette transformation. Mais l’action combinée des forces en présence accomplissant cette transformation, peut lui donner deux résultats ou deux formes. De deux choses l’une : 1) ou tout finira par une « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme »; 2) ou les forces manqueront pour une victoire décisive et tout finira par un compromis entre le tsarisme et les éléments les plus « inconséquents », et les plus « intéressés » de la bourgeoisie. La variété infinie des détails et des combinaisons possibles, que nul n’est en mesure de prévoir, se réduit en somme à l’une ou à de ces deux issues.

   Examinons donc ces issues, d’abord au point de vue de leur signification sociale, et puis au point de vue de la situation de la social-démocratie (de son « absorption » ou de ses « mains liées ») dans l’un et l’autre cas.

   Qu’est ce que la « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme » ? Nous avons déjà vu que les néo-iskristes emploient cette expression sans en comprendre même la portée politique immédiate. Ils semblent encore moins pénétrer le contenu social de cette notion. Car enfin nous, marxistes, ne devons en aucun cas nous griser des mots « révolution », ou « grande révolution russe » dont se grisent maintenant de nombreux démocrates révolutionnaires (dans le genre de Gapone). Nous devons nous faire une idée exacte des forces sociales réelles qui se dressent contre le « tsarisme » (force parfaitement réelle et parfaitement compréhensible pour tous), et qui sont capables de remporter sur lui une « victoire décisive ». Ces forces ne peuvent être ni la bourgeoisie, ni les grands propriétaires fonciers, ni les fabricants ni la « société » qui suit l’Osvobojdénié. Nous voyons même qu’ils ne veulent pas de cette victoire décisive. Nous savons qu’ils sont incapables, de par leur situation sociale, de soutenir une lutte décisive contre le tsarisme : la propriété privée, le capital, la terre sont à leurs pieds un trop lourd boulet pour qu’ils puissent engager une lutte décisive. Ils ont trop besoin, contre le prolétariat et la paysannerie, du tsarisme avec son appareil policier et bureaucratique, avec ses forces militaires, pour aspirer à sa destruction. Non, la force capable de remporter une « victoire décisive sur le tsarisme » ne peut être que le peuple, c’est à dire le prolétariat et la paysannerie, si l’on prend les grandes forces essentielles et si l’on répartit entre les uns et les autres la petite bourgeoisie rurale et citadine (du « peuple », elle aussi). La « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme », c’est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Les néo-iskristes seront nécessairement amenés à cette conclusion depuis longtemps indiquée par Vpériod. Il n’y a personne d’autre pour remporter une victoire décisive sur le tsarisme.

   Et cette victoire sera précisément une dictature, c’est à dire qu’elle devra de toute nécessité s’appuyer sur la force armée, sur l’armement des masses, sur l’insurrection, et non sur telles ou telles institutions constituées « légalement », par la « voie pacifique ». Ce ne peut qu’être une dictature, parce que les transformations absolument et immédiatement nécessaires au prolétariat et à la paysannerie provoqueront de la part des propriétaires fonciers, des grands bourgeois et du tsarisme, une résistance désespérée. Sans une dictature, il serait impossible de briser cette résistance, de repousser les attaques de la contre révolution. Cependant ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie; appliquer à fond un démocratisme conséquent jusques et y compris la proclamation de la République; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique; commencer à améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie ; enfin, last but not least, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe. Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois; mais cette victoire n’en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier. Rien n’élèvera davantage l’énergie révolutionnaire du prolétariat mondial, rien n’abrégera autant son chemin vers la victoire complète que cette victoire décisive de la révolution commencée en Russie.

   Dans quelle mesure cette victoire est probable, cela est une autre question. Nous ne sommes pas du tout enclins à un optimisme inconsidéré à cet égard; nous n’oublions nullement les extrêmes difficultés de cette tâche; mais, en allant au combat, nous devons souhaiter la victoire et savoir indiquer le vrai chemin qui y conduit. Les tendances pouvant nous amener à cette victoire se manifestent incontestablement. Il est vrai que notre influence, l’influence social démocrate sur la masse du prolétariat, est encore très, très insuffisante; l’action révolutionnaire exercée sur la masse paysanne est absolument infime : la dispersion, le manque de culture, l’ignorance du prolétariat et surtout de la paysannerie, sont encore effroyables. Mais la révolution fait un rapide d’éducation et de rassemblement. Chacun de ses progrès réveille la masse et l’attire avec une force irrésistible précisément vers le programme révolutionnaire, le seul qui exprime intégralement et de façon conséquente ses intérêts réels et vitaux.

   Une loi de la mécanique dit que la réaction égale l’action. Dans l’histoire, la force destructrice d’une révolution dépend, elle aussi dans une mesure appréciable, de la force et de la durée de la répression qu’ont subie les aspirations à la liberté; elle dépend de la profondeur de l’antagonisme entre la « superstructure » archaïque de la société et les forces vives de l’époque envisagée. De même la situation politique internationale apparaît, à bien des égards, on ne peut plus favorable à là révolution russe. Le soulèvement des ouvriers et des paysans a déjà commencé; il est dispersé, faible, inorganisé, mais il démontre indéniablement et sans contestation possible l’existence de forces capables d’une lutte décidée et qui marchent vers une victoire décisive.

   Que ces forces se révèlent insuffisantes, et le tsarisme aurait le temps de conclure le marché que préparent déjà, de deux côtés, messieurs les Boulyguine et messieurs les Strouvé. Tout se terminerait alors par une Constitution tronquée, ou même   en mettant les choses au pis   par une parodie de Constitution. Ce serait aussi une « révolution bourgeoise », mais une fausse couche, un avorton, une chose bâtarde. La social démocratie ne se fait pas d’illusions, elle connaît la nature perfide de la bourgeoisie; elle ne se découragera pas, elle n’abandonnera pas son travail opiniâtre, patient et soutenu d’éducation du prolétariat dans l’esprit de classe, même aux jours les plus mornes d’une prospérité constitutionnelle bourgeoise à la Chipov. Ce dénouement serait plus ou moins semblable à celui de presque toutes les révolutions démocratiques de l’Europe au XIX° siècle, et le développement de notre Parti suivrait alors un sentier ardu, pénible, long, mais familier et déjà battu.

   Voyons maintenant dans laquelle de ces deux éventualités la social démocratie aurait effectivement les mains liées, en présence d’une bourgeoisie inconséquente et intéressée, serait effectivement « absorbée » ou presque absorbée par la démocratie bourgeoise.

   Il n’est que de poser clairement cette question pour y répondre aussitôt sans la moindre difficulté.

   Si la bourgeoisie réussit à faire échec à la révolution russe par un compromis avec le tsarisme, la social-démocratie aura effectivement les mains liées, en présence d’une bourgeoisie inconséquente; la social-démocratie sera dès lors absorbée par la « démocratie bourgeoise », en ce sens que le prolétariat ne réussira pas à marquer fortement la révolution de son empreinte, et à régler à la manière prolétarienne ou, comme disait autrefois Marx, « à la plébéienne », son compte au tsarisme.

   Si la révolution arrive à une victoire décisive, nous réglerons son compte au tsarisme, à la manière jacobine ou, si vous préférez, à la plébéienne. « La Terreur française tout entière, écrivait Marx en 1848 dans la célèbre Nouvelle Gazette rhénane, ne fut pas autre chose qu’une façon plébéienne d’en finir avec les ennemis de la bourgeoisie, avec l’absolutisme, la féodalité et l’esprit petit bourgeois. » (Voyez Marx, Nachlass édité par Mehring, t. III, p. 211). Ceux qui, à l’époque de la révolution démocratique, agitent aux yeux des ouvriers social-démocrates russes l’épouvantail du jacobinisme, ont ils jamais réfléchi à ces mots de Marx ?

   Les girondins de la social démocratie russe contemporaine, les néo-iskristes, ne fusionnent pas avec les gens de l’Osvobojdénié, mais par les mots d’ordre qu’ils se donnent, ils se mettent en réalité à leur remorque. Et les gens de l’Osvobojdénié c’est à dire les représentants de la bourgeoisie libérale, veulent en finir avec l’autocratie sans rien brusquer, par la voie des réformes,   en faisant des concessions; sans léser l’aristocratie, la noblesse, la cour, – précautionneusement et sans rien casser, aimablement et en toute politesse, en grand seigneur et en mettant des gants blancs (comme ceux que M. Pétrounkévitch, à une réception des « représentants du peuple » (?) par Nicolas le Sanglant, emprunta à un bachi-bouzouk. Voyez le n°5 du Prolétari).

   Les jacobins de la social démocratie contemporaine   les bolchéviks, les partisans de Vpériod, les partisans du Congrès ou du Prolétari … je ne sais plus comment les désigner,   veulent élever par leurs mots d’ordre, la petite bourgeoisie révolutionnaire et républicaine et tout particulièrement la paysannerie à la hauteur du démocratisme conséquent du prolétariat, sans que ce dernier y perde rien de son indépendance de classe. Ils veulent que le peuple, c’est à dire le prolétariat et la paysannerie, règle « à la plébéienne » son compte à la monarchie et à l’aristocratie, en exterminant sans merci les ennemis de la liberté, en réprimant par la force leur résistance, sans faire aucune concession à un passé maudit de servage, d’asiatisme, d’outrage à l’humanité.

   Ce n’est évidemment pas que nous voulions à toute force copier les jacobins de 1793, et faire nôtres leurs idées, leur programme, leurs mots d’ordre, leurs méthodes d’action. Pas du tout. Nous n’avons pas de vieux programme, nous en avons un nouveau, le programme minimum du Parti ouvrier social démocrate de Russie. Nous avons un mot d’ordre nouveau : la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie. Nous aurons aussi si nous vivons assez pour voir la vraie victoire la révolution, de nouvelles méthodes d’action, conformes au caractère et aux objectifs du parti de la classe ouvrière aspirant à une révolution socialiste intégrale. Par cette comparaison, nous voulons simplement expliquer que les représentants de la classe avancée du XX° siècle, ceux du prolétariat, c’est à dire les social démocrates, se divisent en deux ailes (opportuniste et révolutionnaire), tout comme les représentants de la classe avancée du XVIll° siècle, ceux de la bourgeoisie, se divisaient en girondins et jacobins.

   Au cas seulement d’une victoire complète de la révolution démocratique, le prolétariat n’aura pas les mains liées dans sa lutte contre la bourgeoisie inconséquente; dans ce seul cas, il ne sera pas « absorbé » par la démocratie bourgeoise, mais marquera toute la révolution de son empreinte prolétarienne ou, plus exactement, prolétarienne et paysanne.

   En un mot, pour que le prolétariat n’ait pas les mains liées dans la lutte contre la démocratie bourgeoise inconséquente, il faut qu’il soit assez fort et conscient pour élever la paysannerie à la conscience révolutionnaire, pour diriger son offensive et réaliser ainsi, de son propre chef, un démocratisme prolétarien conséquent.

   C’est ainsi que se pose la question   si mal résolue par les néo-iskristes,   du danger d’avoir finalement les mains liées dans la lutte contre la bourgeoisie inconséquente. La bourgeoisie sera toujours inconséquente. Rien de plus naïf et de plus stérile que de vouloir tracer des conditions ou des clauses qui, si elles étaient remplies, permettraient de considérer la démocratie bourgeoise comme un ami sincère du peuple. Seul le prolétariat peut combattre avec esprit de suite pour la démocratie. Mais il ne peut vaincre dans ce combat que si la masse paysanne se rallie à la lutte révolutionnaire du prolétariat. Si, pour ce faire le prolétariat manque de forces, la bourgeoisie se trouvera à la tête de la révolution démocratique et lui conférera un caractère inconséquent et intéressé. Rien ne peut empêcher ce dénouement, si ce n’est la dictature démocratique révolutionnaire du prolétariat et de la paysannerie.

   Nous arriverons ainsi à cette conclusion indéniable : c’est précisément la tactique de la nouvelle Iskra qui, par sa signification objective, fait le jeu de la démocratie bourgeoise. La propagande de formes d’organisation diffuses   allant jusqu’au plébiscite, jusqu’au principe des ententes, jusqu’au détachement des publications se réclamant du Parti, vis à vis de ce dernier, l’amoindrissement des tâches de l’insurrection armée, la confusion des mots d’ordre politiques généraux du prolétariat révolutionnaire et de la bourgeoisie monarchiste, les conditions de la « victoire décisive de la révolution sur le tsarisme » étant faussées : tous ces faits pris ensemble donnent précisément la politique du suivisme qui, à l’heure de la révolution, désoriente le prolétariat, le désorganise et sème la confusion dans son esprit; qui rabaisse la tactique de la social démocratie, au lieu de montrer le seul chemin conduisant à la victoire et de rallier au mot d’ordre du prolétariat tous les éléments révolutionnaires et républicains du peuple.

   Afin de confirmer cette conclusion à laquelle nous amène l’analyse de la résolution, abordons la même question sous d’autres angles. Voyons d’abord la manière dont illustre la tactique de la nouvelle Iskra, dans le Social-Démocrate géorgien, un menchévik plutôt simple mais franc. Voyons ensuite qui profite en réalité, dans là situation politique actuelle, des mots d’ordre de la nouvelle Iskra.

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