Deux utopies

Deux utopies

Lénine

   Écrit en octobre 1912. Publié en 1924, dans le n° 1 de la revue Jizn.

   Utopie est un mot grec : u en grec signifie non, et topos, lieu. L’utopie est un lieu inexistant, une fantaisie, une invention, un conte.

   L’utopie en politique est un genre de souhait que l’on ne saurait aucunement réaliser, ni maintenant, ni plus tard, — un souhait qui ne prend pas appui sur les forces sociales, ni ne s’étaye de la croissance, du développement des forces politiques, des forces de classe.

   Moins il y a de liberté dans un pays, plus pauvrement se manifeste la lutte ouverte des classes, plus bas est le niveau d’instruction des masses, — plus facilement surgissent d’ordinaire les utopies politiques, et plus longtemps elles se maintiennent.

   Dans la Russie de nos jours, deux genres d’utopies politiques se maintiennent le plus solidement et exercent, par leur attrait, une certaine influence sur les masses. C’est l’utopie libérale et l’utopie populiste.

   L’utopie libérale prétend que l’on pourrait par la paix et la bonne entente, sans léser personne, sans destituer les Pourichkévitch, sans une lutte de classe acharnée et poussée jusqu’au bout, obtenir des améliorations tant soit peu sérieuses en Russie, dans sa liberté politique, dans la situation des masses du peuple travailleur. C’est l’utopie de la paix entre une Russie libre et les Pourichkévitch.

   L’utopie populiste est une rêverie d’intellectuel-populiste et de paysan-troudovik, prétendant que l’on pourrait, par un nouvel et juste partage de toutes les terres, supprimer le pouvoir et la domination du capital, supprimer l’esclavage salarié, — ou que l’on pourrait maintenir un partage « équitable », « égalitaire » du sol, sous la domination du capital, sous le pouvoir de l’argent, sous le régime de la production marchande.

   Qu’est-ce qui a engendré ces utopies ? Pourquoi se maintiennent elles assez solidement dans la Russie de nos jours ?

   Elles ont été engendrées par les intérêts des classes qui mènent la lutte contre le vieil ordre de choses, contre la féodalité, l’arbitraire, en un mot « contre les Pourichkévitch », — et qui, dans cette lutte, n’occupent pas une position indépendante L’utopie, les rêveries sont les fruits de cette dépendance, de cette faiblesse. La rêverie est la part des faibles.

   La bourgeoisie libérale dans son ensemble, les intellectuels bourgeois libéraux surtout, ne peuvent pas ne pas aspirer à la liberté et à la légalité ; car sans cela, la domination de la bourgeoisie n’est pas complète, n’est pas absolue, n’est pas assurée. Mais la bourgeoisie craint le mouvement des masses plus que la réaction. D’où la faiblesse surprenante, incroyable, du libéralisme en politique, son impuissance totale. D’où une succession interminable d’équivoques, de mensonges, d’hypocrisies, de peureuses dérobades dans toute la politique des libéraux, qui doivent jouer au démocratisme pour gagner à soi les masses et qui, en même temps, sont profondément antidémocratiques, profondément hostiles au mouvement des masses, à leurs initiatives, à leur manière de « faire l’assaut du ciel((Marx a écrit cela à propos des Communards dans sa lettre à Kugelmann du 12 avril 1871.)) », comme l’a dit un jour Marx, en parlant d’un des mouvements de masse européens du siècle passé.

   L’utopie du libéralisme est celle de l’impuissance dans l’œuvre d’émancipation politique de la Russie ; l’utopie du cupide gros-sac, qui entend partager « pacifiquement » les privilèges avec les Pourichkévitch et présente ce noble désir comme une théorie de la victoire « pacifique » de la démocratie russe. L’utopie libérale rêve de vaincre les Pourichkévitch sans leur infliger de défaite, de les briser sans leur faire de mal. Il est clair que cette utopie est nuisible, non seulement parce que c’est une utopie, mais aussi parce qu’elle pervertit la conscience démocratique des masses. Les masses qui croient à cette utopie ne conquerront jamais la liberté ; de telles masses sont indignes de la liberté ; de telles masses ont parfaitement mérité d’être bafouées par les Pourichkévitch.

   L’utopie des populistes et des troudoviks est la rêverie du petit patron qui tient le milieu entre le capitaliste et l’ouvrier salarié, et pense qu’il est possible de supprimer l’esclavage salarié sans lutte de classes Lorsque la libération économique deviendra pour la Russie une question actuelle, aussi immédiate, aussi directe que l’est aujourd’hui celle de la libération politique, l’utopie des populistes s’avérera non moins nuisible que l’utopie des libéraux.

   Mais aujourd’hui la Russie en est encore à l’époque de sa transformation bourgeoise, et non prolétarienne : ce qui est venu à complète maturité, ce n’est pas la question de l’affranchissement économique du prolétariat, mais celle de la liberté politique, c’est-à-dire (au fond) la question de la liberté bourgeoise complète.

   Et dans cette dernière question, l’utopie des populistes joue un rôle historique d’un genre particulier Utopie en ce qui touche la question de savoir ce que doivent être (et seront) les conséquences économiques du nouveau partage des terres, elle est le compagnon de route et le symptôme du grand essor démocratique des masses paysannes, c’est-à-dire des masses qui composent la majorité de la population de la Russie bourgeoise-féodale d’aujourd’hui (Dans la Russie purement bourgeoise, comme dans l’Europe purement bourgeoise, la paysannerie ne formera pas la majorité de la population.)

   L’utopie des libéraux pervertit la conscience démocratique des masses. L’utopie des populistes, en pervertissant leur conscience socialiste, est le compagnon de route, le symptôme, voire en partie l’expression de leur essor démocratique.

   La dialectique de l’histoire est que les populistes et les troudoviks proposent et réalisent, comme remède anticapitaliste, une mesure capitaliste éminemment conséquente et énergique dans la question agraire en Russie. L’« égalitarisme » du nouveau partage des terres est une utopie ; mais la rupture complète, indispensable pour le nouveau partage, avec toutes les vieilles formes de propriété terrienne — seigneuriale, par lots concédés et « de l’Etat », — est, pour un pays comme la Russie, la mesure économique progressive, la plus nécessaire, la plus impérieuse dans le sens démocratique bourgeois.

   Il ne faut pas oublier le mot remarquable d’Engels :

   Ce qui est faux dans un sens économique formel peut être vrai dans le sens historique universel((Voir la préface de F. Engels à l’ouvrage de K. Marx : Misère de la philosophie. (Ed. allemande, Moscou 1939, p. IX.))).

   Engels a formulé cette thèse profonde au sujet du socialisme utopique : ce socialisme était « faux » dans le sens économique formel. Ce socialisme était « faux » lorsqu’il proclamait que la plus-value était une injustice du point de vue des lois de l’échange.

   Contre ce socialisme, les théoriciens de l’économie politique bourgeoise avaient raison dans ce sens économique formel, car la plus-value dérive des lois de l’échange d’une façon parfaitement « naturelle », d’une façon parfaitement « juste ».

   Mais le socialisme utopique avait raison dans le sens historique universel, car il était le symptôme, l’interprète, le précurseur de la classe qui, engendrée par le capitalisme, s’est développée dès lors vers le début du XXe siècle, en une force imposante, capable de mettre fin au capitalisme, et qui s’achemine de façon irrésistible vers ce dénouement.

   Il importe de se rappeler la thèse profonde d’Engels lorsqu’on veut apprécier l’utopie contemporaine, populiste ou troudovique en Russie (peut-être pas seulement en Russie, mais dans toute une série d’Etats asiatiques qui traversent, au XXe siècle, des révolutions bourgeoises).

   Le démocratisme populiste, faux dans un sens économique formel, est une vérité dans le sens historique ; faux comme utopie socialiste, ce démocratisme est une vérité de cette lutte démocratique originale historiquement déterminée des masses paysannes, qui constitue un élément inséparable de la transformation bourgeoise et la condition de sa victoire complète.

   L’utopie libérale désapprend la lutte aux masses paysannes. L’utopie populiste traduit leur volonté de lutte, leur promettant en cas de victoire un million de bienfaits, alors qu’en réalité cette victoire ne leur en donnera qu’une centaine. Mais n’est-il pas naturel que les millions d’hommes qui marchent à la lutte et qui, depuis des siècles vivent dans d’incroyables ténèbres, dans le besoin, la misère, la crasse, l’abandon, la dépression s’exagèrent au décuple les fruits de la victoire éventuelle ?

   L’utopie libérale masque la cupidité des nouveaux exploiteurs, désireux de partager les privilèges avec les anciens exploiteurs. L’utopie populiste traduit la volonté qu’ont les millions de travailleurs de la petite bourgeoisie, d’en finir une fois pour toutes avec les anciens exploiteurs, les exploiteurs féodaux ; elle est l’espoir trompeur de pouvoir supprimer « du même coup » les exploiteurs nouveaux, capitalistes.

   Il est clair que les marxistes, hostiles à toute utopie, doivent défendre l’indépendance de la classe qui peut lutter avec abnégation contre le féodalisme, justement parce qu’elle n’a pas « trempé l’ongle » même d’un centième, dans la propriété qui fait de la bourgeoisie un adversaire hésitant et souvent un allié des féodaux. Les paysans ont « trempé l’ongle » dans la petite production marchande ; ils peuvent, avec un concours favorable de circonstances historiques, obtenir la suppression la plus complète du féodalisme ; mais ils manifesteront toujours, non par hasard, mais inévitablement, certains flottements entre la bourgeoisie et le prolétariat, entre le libéralisme et le marxisme.

   Il est clair que les marxistes doivent dégager avec soin de la coquille des utopies populistes, le noyau sain et précieux du démocratisme de combat, sincère et résolu, des masses paysannes.

   Dans la vieille littérature marxiste de 1880-1890, on découvre une tendance constante à dégager ce précieux noyau démocratique. Un jour les historiens étudieront avec méthode cette tendance et découvriront sa liaison avec ce qui a reçu le nom de « bolchévisme », dans la première décade du XXe siècle.

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