Données objectives sur la force des diverses tendances du mouvement ouvrier

Données objectives sur la force des diverses tendances du mouvement ouvrier

Lénine

   Publié le 9 juillet (26 juin) 1914 dans le n° 25 de la Troudovaïa Pravda.

   Il n’est point pour des ouvriers conscients de devoir plus important que de connaître le mouvement de leur classe, sa nature, ses objectifs, et ses tâches, ses conditions et ses formes pratiques. Car toute la force du mouvement ouvrier est dans sa conscience et dans son caractère de masse : à chaque pas de son développement, le capitalisme fait augmenter le nombre des prolétaires, des ouvriers salariés ; il les rassemble, les organise, les éclaire, préparant ainsi la force de classe qui doit inéluctablement marcher vers son but. Le programme des marxistes et leurs décisions tactiques, sur lesquels la presse s’étend constamment, contribuent à former la conscience des masses ouvrières quant à la nature, aux objectifs et aux tâches du mouvement.

   La lutte entre les diverses tendances au sein du mouvement ouvrier de Russie a de profondes racines de classe. Les deux « tendances » qui luttent contre le marxisme (contre la tendance de la Pravda) dans le mouvement ouvrier de Russie et qui (par leur caractère de masse et leurs racines dans l’histoire) méritent le nom de « tendances » — le populisme et le courant de liquidation — sont l’expression de l’influence de la bourgeoisie sur le prolétariat. Cela, les marxistes l’ont expliqué maintes fois, ils l’ont reconnu dans nombre de leurs décisions, tant en ce qui concerne les populistes (la lutte contre eux se poursuit depuis trente ans), qu’en ce qui touche les liquidateurs (l’histoire du courant de liquidation compte quelque vingt années, ce courant n’étant que la continuation directe de l’« économisme » et du menchévisme).

   Aujourd’hui, les données objectives sur la force des diverses tendances au sein du mouvement ouvrier de Russie vont s’accumulant. De toutes ses forces il faut rassembler, vérifier et étudier ces données objectives concernant la conduite et l’état d’esprit des masses, et non de tels ou tels individus ou groupes, données tirées de divers journaux hostiles, et pouvant être vérifiées par tout homme si peu cultivé qu’il soit.

   Seules de telles données permettent de connaître et d’étudier le mouvement de sa classe. Un des principaux défauts, sinon le principal défaut (ou crime envers la classe ouvrière) des populistes et des liquidateurs, aussi bien que des divers petits groupes d’intellectuels — les partisans de Vpériod, de Plékhanov, de Trotski — est leur subjectivisme. A tout instant, ils font passer leurs propres désirs, leurs « opinions », leurs appréciations, leurs « vues », pour la volonté des ouvriers, les besoins du mouvement ouvrier. Lorsqu’ils parlent de l’« unité », par exemple, ils dédaignent majestueusement l’expérience tentée depuis deux ans et demi, du début de 1912 au milieu de 1914, par la majorité des ouvriers conscients de Russie, pour créer l’unité véritable.

   Faisons donc un résumé des données objectives dont nous disposons aujourd’hui sur la force des diverses tendances dans le mouvement ouvrier. Que celui qui veut croire aux promesses et aux appréciations subjectives se rallie aux « petits groupes » ; quant à nous, nous nous adressons uniquement à ceux qui veulent étudier les faits objectifs. Ces faits les voici.

Partisans de la Pravda Liquidateurs Pourcentages Populistes de gauche
Partisans de la Pravda Liquidateurs
Elections à la Douma d’Etat :
1. Nombre de députés de la curie ouvrière
IIe Douma, 1907IIIe Douma, 1907-1912

IVe Douma, 1912

 

11

4

6

 

12

4

3

 

47

50

67

 

53

50

33

 

Boycottage

Boycottage

Nombre de groupes ouvriers ayant effectué des versements :
2. Nombre de versements effectués par des groupes ouvriers aux journaux de Pétersbourg

1912

1913

au 13 mai 1914

 

 

 

620

2181

2873

 

 

89

661

671

 

 

76,9

81,1

 

 

23,1

18,9

 

264

524

Elections ouvrières aux Assurances :
3. Nombre de délégués à la Société nationale des assurances sociales 47 10 82,4 17,6 ? 1—2 ?
4. Dito à la Société d’assurances sociales de la capitale 37 7 84,1 15,9 4
Signatures des résolutions pour les fractions de la Douma :
5. Signatures dans les deux journaux pour le groupe de « six » (partisans de la Pravda) et pour le groupe de « sept » (liquidateurs). 6722 2985 69,2 30,8
Liaisons avec les groupes ouvriers :
6. Nombre d’adresses, avec versements effectués par les divers groupes ouvriers a l’une ou l’autre des fractions (d’octobre 1913 au 6 juin 1914) 1295 215 85,7 14,3
Tirage des journaux de Pétersbourg :
7. Nombre  d’exemplaires imprimés (données recueillies et publiées par E. Vandervelde) 40.000 16.000 1.428,6 12.000 (3 fois par semaine)
Presse publiée à l’étranger :
8. Nombre de numéros du journal dirigeant, parus après la conférence d’août (1912) des liquidateurs, jusqu’à fin juillet 1914 5 0 9
9. Nombre de mentions relatives aux organisations non légales indiquées dans ces numéros (chaque endroit compte pour une indication) 44 0 21
Dépendance vis-à-vis de la bourgeoisie :
10. Collectes pour les journaux de Pétersbourg (du 1er janvier au 13 mai 1914) Pourcentage des collectes effectuées parmi les non-ouvriers 13 50 50
11. Nombre des bilans financiers publiés dans la presse pour toute l’époque. 3 1 ? (0?)
12. Dont : pourcentage des bilans avec déficit couvert par des fonds provenant de sources inconnues, c’est-à-dire bourgeoises 0 100 ?
13. Fonds passés par l’une ou l’autre des fractions de la Douma (d’octobre 1913 au 6 juin 1914). Pourcentage des sommes de provenance non ouvrière 6 46
14. Nombre des correspondances attribuées aux ouvriers, mais qui en réalité ont été tirées de journaux bourgeois, sans indication de source 5 (dans les n°s 17 et 19 de la Novaïa Rabolchaïa Gazéta) 0
Syndicats :
15. Nombre des syndicats de Pétersbourg dans lesquels la majorité des adhérents (à en juger par la majorité des membres des comités directeurs) sont sympathiques à l’une ou l’autre des tendances 141/2* 31/2* 2

   * Dans l’un des syndicats, il y avait autant de partisans de la Pravda que de partisans des liquidateurs.

   Donnons d’abord quelques rapides commentaires aux données ci-dessus pour, ensuite, passer aux conclusions.

   Il serait plus aisé de le faire point par point.

   Point 1. Les données sur les électeurs et les mandataires font défaut. Celui qui se plaint de nos données « par curies » est simplement ridicule, car il n’en est point d’autres. Les social-démocrates allemands mesurent leurs succès d’après la loi électorale bismarckienne, qui exclut les femmes et crée une curie « d’hommes » !

   Point 2. Le nombre de groupes ouvriers qui payent, au lieu de se contenter de « parapher des résolutions », est l’indice le plus sûr et le plus certain de la force du courant, et aussi de la force d’organisation et de l’esprit du Parti. C’est pourquoi les liquidateurs et les « petits groupes » vouent une hostilité subjective à cet indice. Les liquidateurs ripostent : nous avons encore un journal juif et un journal géorgien, alors que la Pravda est seule. C’est faux. D’abord, le journal estonien et le journal lituanien sont de la tendance de la Pravda. Ensuite, si l’on prend la province, est-il permis d’oublier Moscou ? Le journal ouvrier de Moscou a semblé, réuni au cours de 1913, 590 groupes ouvriers (le Rabotchi, n° 1, p. 19), tandis que le journal juif Zeit a dès le n° 2 (29 décembre 1912) au 1er juin 1914 réuni 296 groupes ouvriers (dont 190 au 20 mars 1914 et 106, du 20 mars au 1er juin 1914). Ainsi, Moscou à elle seule a amplement « couvert » la référence subjective des liquidateurs à la Zeit ! Nous invitons les camarades géorgiens et arméniens à recueillir des données sur les journaux des liquidateurs caucasiens. Combien de groupes ouvriers ont-ils ? Il importe d’avoir des données étendues et objectives. Des erreurs de calcul sont possibles, mais seulement pour le détail. Nous invitons tout le monde à vérifier et à corriger.

   Les points 3 et 4 se passent de commentaires. Une enquête serait désirable pour réunir de nouvelles données sur la province.

   Point 5. Parmi les 2.985 signatures de liquidateurs, on compte 1.086 signatures de bundistes et 719 de caucasiens. Il serait bon que les camarades vérifient sur place ces données.

   Point 6. Les trésoriers des deux fractions publient les comptes rendus de toutes les sommes versées à chacune d’elles, à des fins diverses. Indice précis, objectif des liaisons avec les ouvriers.

   Point 7. Tirage des journaux. Données recueillies et publiées par E. Vandervelde, mais que dissimulent les liquidateurs et les libéraux (Kievskaïa Mysl). « Subjectivisme ». Il serait désirable que des données plus complètes soient réunies, ne fût-ce que pour un mois.

   Points 8 et 9. Une des illustrations objectives de l’abandon du « travail illégal », c’est-à-dire du Parti, par les liquidateurs. A l’étranger, les partisans de la Pravda ont reçu du 1er janvier au 13 mai 1914, 49 roub. 79 (1/4 %), et les liquidateurs 1.709 roub. 17 (14 %). Ne dis pas : « je ne peux pas », mais dis : « je ne veux pas » !

   Points 10-14. Indices objectifs de la dépendance des liquidateurs et des populistes vis-à-vis de la bourgeoisie : leur bourgeoisisme. Subjectivement, les liquidateurs et les populistes sont des « socialistes » et des « social-démocrates », Objectivement, tant par le contenu de leurs idées que par l’expérience du mouvement de masse, ils forment des groupes d’intellectuels bourgeois, qui détachent du parti ouvrier une minorité d’ouvriers. Nous attirons surtout l’attention des lecteurs sur la falsification des correspondances ouvrières par les liquidateurs. Tromperie inouïe, révoltante ! Que tous les marxistes la dénoncent sur place et recueillent les données objectives (cf. Troudovaïa Pravda, n° 12, 11 juin 1914).

   Point 15. Données particulièrement importantes qu’il serait bon de compléter et de vérifier par une enquête spéciale. Nous avons emprunté les données au Spoutnik Rabotchévo, édition Priboï, St. Pétersbourg, 1914. Parmi les syndicats liquidateurs, nous avons rangé les employés de bureau, les dessinateurs industriels et les pharmaciens (lors des dernières élections à la direction du syndicat du Livre, 27 avril 1914, la moitié des membres de la direction et plus de la moitié des membres suppléants étaient partisans de la Pravda). Aux syndicats populistes appartiennent les boulangers et les boîtiers. Nombre total des syndiqués : 22.000 environ,

   A Moscou sur 13 syndicats, 10 sont partisans de la Pravda, 3 n’ont pas encore pris position, mais sont proches des partisans de la Pravda. Pas un seul syndicat liquidateur ou populiste. De ces données objectives on peut conclure que seul le pravdisme est une tendance vraiment indépendante de la bourgeoisie, une tendance marxiste, prolétarienne, qui organise et groupe plus des 4/5 des ouvriers (81,1 % des groupes ouvriers en 1914, comparativement aux liquidateurs). Le courant de liquidation et le populisme sont incontestablement des tendances démocratiques bourgeoises, et non ouvrières. L’expérience du mouvement de masse en 1912, 1913 et dans la première moitié de 1914, a entièrement et brillamment confirmé le point de vue des partisans de la Pravda en matière de programme, de tactique et d’organisation, la justesse de leurs décisions, de leur ligne. Dans la conviction que nous sommes sur le bon chemin, nous devons puiser de l’énergie pour un travail encore plus intensif.

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