1. Qu’est-ce que la libre disposition des nations ?

Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes

Lénine

   Le paragraphe 9 du programme des marxistes russes, qui traite du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, a provoqué ces derniers temps (ainsi que nous l’avions déjà indiqué dans le Prosviéchtchénié((Prosviéchtchénié [l’Instruction] — revue théorique bolchevique, publiée légalement à Pétersbourg (décembre 1911 — juillet 1914). Un numéro double parut en automne 1917. Il contenait un article de Lénine : « Les bolcheviks conserveront-ils le pouvoir ? ».))) toute une campagne des opportunistes. Le liquidateur russe Semkovski, dans la feuille liquidatrice de Péters-bourg, le bundiste Liebmann et le socialiste nationaliste ukrainien Iourkévitch, dans leurs organes respectifs, ont attaqué véhémentement ce paragraphe pour lequel ils affectent le plus profond dédain. Nul doute que cette « invasion d’éléments multinationaux » de l’opportunisme contre notre programme marxiste ne soit étroitement liée aux actuels flottements nationalistes en général. Aussi estimons-nous opportun de procéder à une analyse minutieuse de la question soulevée. Notons seulement qu’aucun des opportunistes mentionnés n’a produit un seul argument qui lui soit propre : tous ils se bornent à répéter ce que Rosa Luxembourg((Rosa Luxembourg (1871-1919) — militante de la social-démocratie polonaise et allemande, une des fondatrices du parti communiste d’Allemagne. Révolutionnaire ardente, lutta infatigablement pour la cause de la classe ouvrière. Tout en appréciant hautement les mérites de Rosa Luxembourg devant le mouvement ouvrier international, Lénine critiqua vivement sa position semi-menchévique dans une série de questions essentielles du marxisme révolutionnaire, notamment dans la question nationale.)) avait dit en 1908-1909 dans son long article en langue polonaise : « La question nationale et l’autonomie. » Ce sont aussi les arguments « originaux » de cet auteur que nous aurons le plus souvent à considérer dans le cours de notre exposé

1. Qu’est-ce que la libre disposition des nations ?

   Cette question se pose tout naturellement d’abord, lorsqu’on essaye d’envisager en marxiste ce qu’on appelle la libre disposition. Que faut-il entendre par là ? Chercherons-nous la réponse dans les définitions juridiques tirées de toutes sortes de « notions générales » de droit ? Ou faut-il la chercher dans l’étude historico-économique des mouvements nationaux ?

   Rien d’étonnant que les Semkovski, Liebmann et Iourkévitch ne se soient pas même avisés de poser cette question ; ils s’en tiennent quittes pour dénigrer simplement le « manque de clarté » du programme marxiste, et ils ignorent même apparemment, dans leur simplicité, que le programme russe de 1903 comme aussi la résolution du congrès international tenu à Londres en 1896 (nous reviendrons là-dessus en détail) traitent de la libre disposition des nations. Ce qui est bien plus étonnant, c’est que Rosa Luxembourg, qui a tant déclamé sur le caractère prétendument abstrait et métaphysique de ce paragraphe, soit elle même tombée dans ce péché d’abstraction et de métaphysique. Elle se perd constamment dans des considérations générales sur la libre disposition (jusqu’à spéculer de façon tout à fait plaisante sur la manière dont il faut reconnaître la volonté d’une nation), sans nulle part poser explicitement cette question : le fond du problème est-il dans les définitions juridiques ou dans l’expérience des mouvements nationaux du monde entier ?

   Poser d’une façon précise cette question, qu’un marxiste ne peut éluder, ruinerait d’emblée les neuf dixièmes des arguments de Rosa Luxembourg Ce n’est pas la première fois que des mouvements nationaux apparaissent en Russie, et ils ne sont pas propres à ce pays seul Dans le monde entier, l’époque de la victoire définitive du capitalisme sur le féodalisme s’est accompagnée de mouvements nationaux. La base économique de ces mouvements, c’est que, pour une victoire complète de la production marchande, il fallait que la bourgeoisie conquît le marché intérieur ; il fallait que s’unissent en Etat les territoires dont la population parle la même langue, et que soit écarté tout obstacle de nature à entraver le développement de cette langue et sa consécration par une littérature. La langue est un grand moyen de communication entre les hommes. L’unité de la langue, le libre développement de cette dernière sont une des conditions les plus importantes d’échanges commerciaux vraiment libres, vraiment larges et correspondant au capitalisme moderne, du groupement libre et large de la population dans chaque classe prise en particulier ; la condition, enfin, d’une étroite liaison du marché avec tout patron, grand ou petit, avec tout vendeur et tout acheteur.

   La formation d’Etats nationaux qui satisfont le mieux à ces exigences du capitalisme moderne est donc une tendance propre à tout mouvement national. Les facteurs économiques les plus profonds y contribuent ; et pour toute l’Europe occidentale — bien mieux, pour le monde civilisé tout entier, — ce qui est typique, normal en période capitaliste, c’est donc l’Etat national.

   Par conséquent, si nous voulons, sans jouer sur les définitions juridiques, sans « inventer » de notions abstraites, mais en analysant les conditions historico-économiques des mouvements nationaux, comprendre ce qu’est la libre disposition des nations, nous ne pouvons manquer d’aboutir à cette conclusion : par libre disposition des nations, on entend leur séparation en tant qu’Etat d’avec des collectivités nationales étrangères, on entend la formation d’Etats nationaux indépendants.

   Nous verrons par la suite pour quelles autres raisons encore il serait faux d’entendre par droit de libre disposition autre chose que le droit d’exister comme Etat distinct. Maintenant, nous devons nous arrêter sur ceci : comment Rosa Luxembourg a tenté d’«esquiver» l’inévitable conclusion touchant les causes économiques profondes de la tendance à constituer un Etat national ? Rosa Luxembourg connaît fort bien la brochure de Kautsky : Nationnlität und Internationalität (supplément de la Neue Zeit, n° 1, 1907-8, traduite en russe dans la revue Naoutchnaïa Mysl, Riga 1910). Elle sait que Kautsky, après avoir minutieusement analysé au § 4 de cette brochure la question de l’Etat national, est arrivé à la conclusion qu’Otto Bauer « sous-estime la force de la tendance à constituer un Etat national » (p. 23 de la brochure citée). Rosa Luxembourg cite elle-même ces mots de Kautsky : « L’Etat national est la forme d’Etat qui correspond le mieux aux conditions modernes » (c’est-àdire du capitalisme, de la civilisation, du progrès économique, à la différence des conditions moyenâgeuses, d’avant le capitalisme, etc.) ; « il est la forme dans laquelle il peut le plus aisément accomplir ses tâches » (c’està-dire assurer le développement le plus libre, le plus large et le plus rapide du capitalisme). A cela il faut ajouter cette remarque finale de Kautsky, plus précise encore, que les Etats à composition nationale hétérogène (Etats dits de nationalités, à la différence des Etats nationaux) sont « toujours des Etats dont la formation interne est restée, pour une raison ou pour une autre, anormale ou peu développée » (arriérée). Il va sans dire que Kautsky emploie le terme d’anormal exclusivement dans le sens d’incompatibilité avec ce qui est le mieux adapté aux exigences du capitalisme en développement.

   Et maintenant, demandera-t-on, quelle est la position de Rosa Luxembourg à l’égard de ces conclusions historico-économiques de Kautsky ? Sont-elles justes ou erronées ? Qui a raison : Kautsky avec sa théorie historico-économique ou Bauer, dont la théorie, en son essence, est psychologique ? Quel lien rattache « l’opportunisme national » incontestable de Bauer, sa défense de l’autonomie culturelle-nationale, ses entraînements nationalistes (« il y a çà et là une accentuation du facteur national », ainsi que s’est exprimé Kautsky), sa «forte exagération du facteur national et son oubli total du facteur international» (Kautsky), à sa sous-estimation de la force de la tendance à la constitution d’un Etat national ?

   Rosa Luxembourg n’a pas même posé cette question. Elle n’a pas remarqué ce lien. Elle n’a pas médité l’ensemble des conceptions théoriques de Bauer. Elle n’a pas même confronté du tout les théories historicoéconomique et psychologique dans la question nationale. Elle s’est bornée aux remarques suivantes contre Kautsky :

   … Cet Etat national « le meilleur » n’est qu’une abstraction qu’il est facile de développer en théorie, de défendre en théorie, mais qui ne correspond point à la réalité (Przeglad Socjal-Demokratyczny((Przeglqd Socjal-Demokratyczny [Chroniqueur social-démocrate] — organe théorique de la social-démocratie polonaise et lituanienne ; parut à Cracovie de 1902 à 1911.)), 1908, n° 6, p. 499).

   Et à l’appui de cette déclaration péremptoire, suivent des raisonnements qui prétendent que le développement des grandes puissances capitalistes et l’impérialisme rendent illusoire pour les petits peuples « le droit de disposer d’eux-mêmes ». « Peut-on parler sérieusement, — s’écrie Rosa Luxemburg, — de la « libre disposition » des Monténégrins, des Bulgares, des Roumains, des Serbes, des Grecs, en partie même des Suisses, formellement indépendants, mais dont l’indépendance elle-même est le produit de la lutte politique et du jeu diplomatique du concert européen » ?! (p. 500). Ce qui correspond le mieux aux conditions, « ce n’est pas l’Etat national, comme le pense Kautsky, mais l’Etat de proie ». Et de citer quelques dizaines de chiffres sur la grandeur des colonies appartenant à l’Angleterre, à la France, etc.

   Lorsqu’on lit de semblables raisonnements, on ne peut que s’étonner de la capacité de l’auteur à ne pas comprendre le pourquoi de la chose. Enseigner à Kautsky d’un air sentencieux que les petits États dépendent économiquement des grands ; qu’entre les Etats bourgeois la lutte se poursuit pour écraser et spolier les autres nations ; qu’il existe un impérialisme et des colonies, c’est raffiner ridiculement et d’une façon puérile, car tout cela n’a pas le moindre rapport avec la question. Non seulement les petits Etats, mais aussi la Russie par exemple, dépendent entièrement, au point de vue économique, de la puissance du capital financier impérialiste des « riches » pays bourgeois. Non seulement les Etats-miniatures des Balkans, mais aussi l’Amérique du XIXe siècle était économiquement une colonie de l’Europe, ainsi que Marx le disait déjà dans le Capital. Tout cela, bien entendu, Kautsky et chaque marxiste le savent parfaitement, mais cela est décidément hors de propos dans la question des mouvements nationaux et de l’Etat national.

   Au problème de la libre disposition politique des nations dans la société bourgeoise, de leur indépendance en tant qu’Etat, Rosa Luxembourg a substitué la question de leur autonomie et de leur indépendance économiques. Cela est aussi intelligent que si, lors de la discussion de la revendication-programme sur la suprématie du Parlement, c’est-à-dire de l’Assemblée des représentants du peuple dans l’Etat bourgeois, on entreprenait d’exposer sa conviction absolument juste de la suprématie du gros capital, quel que soit le régime, dans un pays bourgeois.

   Nul doute qu’une portion considérable de l’Asie, la partie du monde la plus peuplée, ne se trouve dans la situation soit de colonies des « grandes puissances », soit d’Etats extrêmement dépendants et nationalement opprimés. Cette circonstance universellement connue infirme-t-elle en quoi que ce soit ce fait incontestable qu’en Asie même, les conditions du développement le plus complet de la production marchande, de l’essor le plus libre, le plus large et le plus rapide du capitalisme n’existent qu’au Japon, c’est-à-dire uniquement dans un Etat national indépendant ? Cet Etat est bourgeois ; aussi a-t-il lui-même commencé à opprimer d’autres nations et à asservir des colonies ; nous ignorons si l’Asie parviendra, avant la faillite du capitalisme, à constituer un système d’Etats nationaux indépendants, à l’instar de l’Europe. Mais une chose est incontestable, c’est qu’en éveillant l’Asie, le capitalisme a suscité, là aussi, partout des mouvements nationaux ; que ces mouvements tendent à constituer des Etats nationaux en Asie ; que précisément de tels Etats assurent au capitalisme les meilleures conditions de développement. L’exemple de l’Asie témoigne en faveur de Kautsky, contre Rosa Luxembourg.

   L’exemple des Etats balkaniques, lui aussi, témoigne contre elle, car chacun voit aujourd’hui que les meilleures conditions de développement du capitalisme dans les Balkans se créent précisément dans la mesure où des Etats nationaux indépendants se constituent dans cette péninsule.

   Ainsi l’exemple de toute l’humanité civilisée la plus avancée, celui des Balkans et celui de l’Asie démontrent, en dépit de Rosa Luxembourg, l’absolue justesse de la thèse de Kautsky : l’Etat national est la règle et la « norme » du capitalisme ; l’Etat à composition nationale hétérogène n’est qu’un stade arriéré ou une exception. Du point de vue des rapports entre nationalités, l’Etat national offre incontestablement les meilleures conditions pour le développement du capitalisme. Cela ne signifie évidemment pas qu’un tel Etat, sur le terrain des rapports bourgeois, exclut l’exploitation et l’oppression de nations. Cela veut dire seulement que des marxistes ne peuvent perdre de vue les puissants facteurs économiques qui engendrent les tendances à la création d’Etats nationaux. Cela veut dire que dans le programme des marxistes, la « libre disposition des nations » ne peut avoir, du point de vue historico-économique, d’autre signification que la libre disposition politique, l’indépendance en tant qu’Etat, la formation d’un Etat national.

   Quant aux conditions qui, du point de vue marxiste, c’est-à-dire du point de vue de classe du prolétariat, président au soutien de la revendication démocratique bourgeoise d’un « Etat national », nous y reviendrons tout à l’heure. Nous nous bornons pour l’instant à définir la notion de « libre disposition », et il nous faut seulement noter encore que Rosa Luxembourg sait ce que renferme cette notion (« Etat national »), alors que ses partisans opportunistes, les Liebmann, les Semkovski, les Iourkévitch ignorent même cela !

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