7. La décision du congrès international de Londres de 1896

Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes

Lénine

7. La décision du congrès international de Londres de 1896

   Cette décision porte :

   Le congrès proclame qu’il s’affirme pour le droit complet de libre disposition (Selbstbestimmungsrecht) de toutes les nations ; et il exprime sa sympathie aux ouvriers de tout pays qui souffre à l’heure actuelle sous le joug de l’absolutisme militaire, national ou autre : le congrès appelle les ouvriers de tous ces pays à rejoindre les rangs des ouvriers conscients (Klassenbewusste = conscients des intérêts de leur classe) du monde entier, afin de lutter avec eux pour vaincre le capitalisme international et réaliser les objectifs de la social-démocratie internationale.

   [Cf. le compte rendu officiel allemand du congrès de Londres : Verhand-lungen und Beschlüsse des international en sozialistischen Arbeiter und Gewerkschafts-Kongresses zu London, vota 27. Juli bis 1. August 1896. Berlin 1897, S. 18 (« Procès-verbaux et décisions du congrès international des partis ouvriers socialistes et des syndicats, tenu à Londres du 27 juillet au 1er août 1896 ». Berlin 1.897, p. 18, N.R.). Il existe une brochure russe contenant les décisions des congrès internationaux où « libre disposition » est traduit à tort par « autonomie ».]

   Comme nous l’avons déjà dit, nos opportunistes, MM. Semkovski, Liebmann et Iourkévitch, ignorent tout simplement cette décision. Mais Rosa Luxembourg en connaît et cite le texte complet, où figure la même expression que dans notre programme : « libre disposition ».

   On se demande comment Rosa Luxembourg s’y prend pour écarter cet obstacle qui barre la route à son « originale » théorie ?

   Oh ! très simplement : … le centre de gravité est ici dans la seconde partie de la résolution… son caractère déclaratif … ce n’est que par un malentendu que l’on peut s’y référer !!

   L’impuissance et le désarroi de notre auteur sont tout simplement frappants D’ordinaire, les opportunistes qui se dérobent peureusement à toute franche polémique contre les points démocratiques et socialistes conséquents du programme, sont seuls à invoquer leur caractère déclaratif. Ce n’est visiblement pas sans raison que cette fois-ci Rosa Luxembourg s’est trouvée en la triste compagnie des Semkovski, des Liebmann et des Iourkévitch. Rosa Luxembourg n’ose pas dire franchement si elle tient cette résolution pour juste ou erronée. Elle louvoie et se dérobe, comme si elle comptait sur l’inattention et l’ignorance d’un lecteur qui, parvenu à la seconde partie de la résolution, aurait oublié la première, ou qui n’aurait jamais entendu parler des débats dans la presse socialiste avant le congrès de Londres.

   Mais Rosa Luxembourg se trompe fort si elle croit pouvoir, devant les ouvriers conscients de Russie, fouler aux pieds aussi facilement fa résolution de l’Internationale sur une importante question de principe, sans daigner même l’analyser avec esprit critique.

   Au cours des débats qui précédèrent le congrès de Londres, principalement dans les colonnes de la revue des marxistes allemands Die Neue Zeit, fut exprimé le point de vue de Rosa Luxembourg, et ce point de vue subit en fait un échec devant l’Internationale ! Voilà la vérité que le lecteur russe surtout ne doit pas perdre de vue.

   Les débats portèrent sur la question de l’indépendance de la Pologne. Trois points de vue avaient été formulés :

  1. Le point de vue des « Fraks », au nom desquels intervint Hecker. Ils voulaient que par son programme l’Internationale reconnût la revendication de l’indépendance de la Pologne. Cette proposition ne fut pas adoptée. Ce point de vue subit un échec devant l’Internationale.
  2. Le point de vue de Rosa Luxembourg : les socialistes polonais ne doivent pas revendiquer l’indépendance de la Pologne. Quant à la proclamation du droit des nations à disposer d’elles-mêmes, il n’en pouvait être question de ce point de vue. Celui-ci subit également un échec devant l’Internationale.
  3. Le point de vue que K. Kautsky, intervenant contre Rosa Luxembourg pour démontrer le caractère extrêmement « unilatéral » dé son matérialisme, développa alors le plus à fond. De ce point de vue, l’Internationale ne peut, à l’heure actuelle, s’assigner comme programme l’indépendance de la Pologne. Mais les socialistes polonais — disait Kautsky — sont pleinement en droit de formuler celte revendication. Du point de vue des socialistes, on aurait tort, incontestablement, de méconnaître les tâches de la libération nationale dans le cadre de l’oppression nationale.

   La résolution de l’Internationale reproduit les thèses essentielles, fondamentales, de ce point de vue : d’une part, reconnaissance absolue et n’admettant aucune fausse interprétation du droit entier, pour toutes les nations, à disposer d’elles-mêmes ; d’autre part, appel non moins explicite aux ouvriers à réaliser l’unité internationale de leur lutte de classe.

   Nous pensons que cette résolution est tout à fait juste, et que pour les pays d’Europe orientale et d’Asie au début du XXe siècle, cette résolution précisément, et précisément en ses deux parties soudées sans solution de continuité, fournit la seule directive juste de la politique de classe prolétarienne dans la question nationale.

   Arrêtons-nous un peu plus en détail sur les trois points de vue indiqués plus haut.

   On sait que K. Marx et Fr. Engels considéraient comme un devoir absolu pour toute la démocratie d’Europe occidentale, et à plus forte raison pour la social-démocratie, de soutenir activement la revendication de l’indépendance de la Pologne. Pour les années 40 et 60, époque de la révolution bourgeoise en Autriche et en Allemagne, époque de la « réforme paysanne » en Russie, ce point de vue était parfaitement juste et le seul point de vue démocratique conséquent et prolétarien. Alors que les masses populaires de Russie et de la plupart des pays slaves dormaient encore d’un sommeil profond ; alors que dans ces pays il n’existait pas de mouvements démocratiques de masse, indépendants, le mouvement libérateur seigneurial en Pologne acquérait une importance gigantesque, de premier plan, du point de vue de la démocratie non seulement de la Russie entière, non seulement de tous les pays slaves, mais encore de toute l’Europe. [Ce serait un très intéressant travail historique que de rapprocher la position du gentilhomme polonais insurgé de 1863, la position du révolutionnaire démocrate de Russie, Tchernychevski qui lui aussi (à l’instar de Marx), sut apprécier l’importance du mouvement polonais, et la position du petit bourgeois ukrainien Dragomanov, intervenu beaucoup plus tard et qui exprimait le point de vue du paysan, encore si barbare, si assoupi, si attaché à son tas de fumier, que la haine légitime qu’il nourrissait à l’égard du seigneur polonais l’empêchait de comprendre l’importance que la lutte de ces seigneurs avait pour la démocratie de toute la Russie. (Cf La Pologne historique et la démocratie de Russie, par Dragomanov.) Dragomanov a pleinement mérité les embrassades enthousiastes dont le gratifia par la suite monsieur P. B. Strouvé, devenu alors natîonal-libéral.]

   Mais si ce point de vue de Marx était entièrement juste pour le deuxième tiers ou le troisième quart du XIXe siècle, il a cessé de l’être au XXe Des mouvements démocratiques indépendants, voire un mouvement prolétarien indépendant a pris naissance dans la plupart des pays slaves, et même dans un des pays slaves les plus arriérés, la Russie La Pologne seigneuriale a disparu pour faire place à une Pologne capitaliste Dans ces conditions, la Pologne ne pouvait manquer de perdre son importance révolutionnaire exceptionnelle.

   Lorsque le P.P.S. (« Parti socialiste polonais », les « Fraks » d’aujourd’hui) tenta en 1896 de « fixer » le point de vue de Marx d’une autre époque, cela signifia exploiter la lettre du marxisme contre l’esprit du marxisme. Aussi les social-démocrates polonais avaient-ils parfaitement raison de s’élever contre les entraînements nationalistes de la petite bourgeoisie polonaise, de montrer l’importance secondaire de la question nationale pour les ouvriers polonais, de créer pour la première fois un parti purement prolétarien en Pologne, de proclamer ce principe éminemment important de l’alliance la plus étroite de l’ouvrier polonais et de l’ouvrier russe dans leur lutte de classe.

   Cela signifiait-il cependant qu’au début du XXe siècle l’Internationale pouvait reconnaître comme superflu, pour l’Europe orientale et pour l’Asie, le principe de la libre disposition politique des nations, leur droit de séparation ? C’eût été la plus grande absurdité, qui aurait signifié (en théorie) reconnaître pour terminée la transformation démocratique bourgeoise des Etais turc, russe, chinois ; qui aurait été (en pratique) de l’opportunisme par rapport à l’absolutisme.

   Non, en Europe orientale et en Asie, à l’époque des révolutions démocratiques bourgeoises déjà commencées, à l’époque de l’éveil et de l’aggravation des mouvements nationaux, à l’époque de l’apparition de partis prolétariens indépendants, la tâche de ces partis dans la politique nationale doit être double : reconnaissance du droit de libre disposition pour toutes les nations, car la refonte démocratique bourgeoise n’est pas encore terminée, car la démocratie ouvrière sauvegarde avec esprit de suite, sérieusement et sincèrement, non pas à la manière des libéraux ni des Kokochkine, l’égalité en droits des nations et l’union la plus étroite, indissoluble, de la lutte de classe des prolétaires de toutes les nations d’un Etat donné pendant toutes les péripéties de son histoire, pendant tous les remaniements des frontières des Etats par la bourgeoisie.

   C’est précisément cette double tâche du prolétariat que formule la résolution de l’Internationale en 1896. Tels sont précisément les principes qui sont à la base de la résolution de la conférence des marxistes russes en été 1913. Il est des gens qui trouvent « contradictoire » que dans son point 4 cette résolution reconnaisse le droit de libre disposition, de séparation, et « accorde », semble-t-il, le maximum au nationalisme (en fait, dans la reconnaissance du droit de toutes les nations à disposer d’elles-mêmes, il y a un maximum de démocratisme et un minimum de nationalisme), — tandis qu’au point 5, elle met les ouvriers en garde contre les mots d’ordre nationalistes de toute bourgeoisie et réclame l’unité et le groupement des ouvriers de toutes les nations dans des organisations prolétariennes internationalement unies. Mais seuls des esprits tout à fait plats peuvent voir ici une « contradiction », des esprits incapables, par exemple, de comprendre pourquoi l’unité et la solidarité de classe du prolétariat suédois et norvégien ont gagné à ce que les ouvriers suédois aient su défendre la liberté pour la Norvège de se séparer et de former un Etat indépendant.

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