Illusions constitutionnelles

Illusions constitutionnelles

Lénine

  Rédigé le 8 août (26 juillet) 1917. Publié les 4 et 5 août 1917 dans le « Rabotchi i Soldat » n°s 11 et 12((L’article « Illusions constitutionnelles » parut en 1917 dans le journal Rabotchi i Soldat [l’Ouvrier et le Soldat] et fut édité ensuite en brochure sous le titre Au sujet de la situation actuelle. Pour éviter l’interdiction du journal et garder secrète la préparation de l’insurrection armée par le Parti bolchevique, les mots «jusqu’à la lutte armée» furent remplacés dans le texte imprimé, lors de la publication de l’article, par «jusqu’à ses formes les plus énergiques». L’article est publié ici d’après le manuscrit.))

   On appelle illusions constitutionnelles l’erreur politique en vertu de laquelle les gens croient à l’existence d’un régime normal, juridique, régulier, légal, bref «constitutionnel», alors qu’en réalité ce régime n’existe pas. Il peut sembler au premier coup d’œil que, dans la Russie actuelle, en juillet 1917, alors qu’aucune Constitution n’a encore été élaborée, rien ne peut engendrer des illusions constitutionnelles. Mais c’est là une profonde erreur. En réalité, le trait fondamental de toute la situation politique actuelle en Russie est que de très larges masses de la population sont imbues d’illusions constitutionnelles. On ne peut absolument rien comprendre à la situation politique actuelle de la Russie si l’on n’a pas compris cela. On ne peut absolument pas essayer de définir correctement les tâches tactiques qui se posent pour la Russie actuelle si l’on ne commence pas par dénoncer systématiquement et impitoyablement les illusions constitutionnelles, si l’on ne met pas à nu toutes leurs racines, si l’on ne rétablit pas une perspective politique correcte.

   Prenons les trois opinions les plus typiques en ce qui concerne les illusions constitutionnelles actuelles et analysons-les attentivement.

   Première opinion : Notre pays est à la veille de la réunion de l’Assemblée constituante, tout ce qui se passe en ce moment n’a donc qu’un caractère provisoire, transitoire, nullement essentiel, nullement décisif ; tout sera bientôt revu et définitivement fixé par l’Assemblée constituante. Deuxième opinion : certains partis, par exemple les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, ou le bloc de ces partis, ont une majorité manifeste, incontestable, dans le peuple ou dans les organisations «les plus influentes», telles que les Soviets ; aussi la volonté de ces partis ou de ces organismes et, en général, la volonté de la majorité du peuple ne saurait-elle être tournée ni, à plus forte raison, violée dans la Russie républicaine, démocratique, révolutionnaire. Troisième opinion : certaines mesures telles que la suspension de la Pravda n’ont eu ni la sanction du Gouvernement provisoire ni celle des Soviets : elles ne constituent donc qu’un épisode, un événement fortuit, et ne peuvent être considérées comme décisives.

   Passons à l’analyse de chacune de ces opinions.

I

   La convocation de l’Assemblée constituante avait déjà été promise par le premier Gouvernement provisoire, qui considérait comme sa tâche principale de guider le pays jusqu’à l’Assemblée constituante. Le deuxième Gouvernement provisoire fixa au 30 septembre la réunion de l’Assemblée. Le troisième Gouvernement provisoire, formé après le 4 juillet, confirma solennellement cette date.

   Il y a cependant 99 chances sur 100 pour que l’Assemblée constituante ne soit pas réunie à la date prévue. Et, si elle l’était, elle aurait 99 chances sur 100 d’être aussi impuissante et vaine que la première Douma, tant que la deuxième révolution russe n’aura pas vaincu. Il suffit, pour s’en convaincre, de faire abstraction, ne fût-ce qu’un instant, du flot de phrases, de promesses et de futilités quotidiennes qui remplit les cervelles et de considérer le facteur essentiel et décisif de la vie sociale : la lutte des classes.

   Il est évident que la bourgeoisie russe s’est étroitement associée aux grands propriétaires fonciers. Toute la presse, toutes les élections, toute la politique du parti cadet et des partis situés à sa droite, toutes les prises de position des «congrès» des personnalités «intéressées» le démontrent. La bourgeoisie comprend très bien ce que ne comprennent pas les bavards petits-bourgeois, socialistes-révolutionnaires et mencheviques «de gauche», à savoir que l’on ne peut pas abolir la propriété privée de la terre en Russie et surtout l’abolir sans rachat à moins d’une gigantesque révolution économique, à moins de placer les banques sous le contrôle du peuple, de nationaliser les syndicats patronaux, de prendre contre le capital des mesures révolutionnaires implacables. La bourgeoisie s’en rend fort bien compte. En même temps, elle ne peut pas ne pas savoir, ne pas voir, ne pas sentir, que non seulement l’immense majorité des paysans russes se prononcera maintenant pour la confiscation des grandes propriétés foncières, mais qu’elle sera même beaucoup plus à gauche que Tchernov. Car la bourgeoisie sait mieux que nous combien de petites concessions Tchernov lui a faites du 6 mai au 2 juillet, lorsqu’il a retardé et rogné les différentes revendications paysannes, et le mal que les socialistes-révolutionnaires de droite (car Tchernov représente le «centre» de ce parti !) ont dû se donner au congrès paysan, ainsi qu’au Comité exécutif du Soviet des députés paysans de Russie, pour «calmer » les paysans et les combler de promesses en l’air.

   La bourgeoisie se distingue de la petite bourgeoisie en ce que son expérience économique et politique lui a appris les conditions nécessaires au maintien de l’«ordre» (c’est-à-dire de l’asservissement des masses) en régime capitaliste. Les bourgeois sont des gens pratiques, des hommes habitués à brasser de grosses affaires, accoutumés à traiter les questions politiques strictement comme des affaires, à se méfier des mots et à prendre le taureau par les cornes.

   L’Assemblée constituante donnera la majorité, dans la Russie actuelle, à des paysans plus à gauche que les socialistes-révolutionnaires. La bourgeoisie le sait. Le sachant, elle ne peut manquer de s’opposer résolument à la convocation prochaine de l’Assemblée constituante. Continuer la guerre impérialiste en exécution des traités secrets conclus par Nicolas II, défendre la grande propriété foncière ou la thèse du rachat, tout cela sera chose impossible ou incroyablement difficile quand il y aura une Assemblée constituante. La guerre n’attend pas. La lutte des classes non plus. Même le court laps de temps qui s’est écoulé entre le 28 février et le 21 avril l’a bien montré.

   Dès le début de la révolution, on a vu se dessiner deux opinions sur l’Assemblée constituante. Les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, profondément imbus des illusions constitutionnelles, considéraient les choses avec la confiance du petit bourgeois qui ne veut pas entendre parler de la lutte des classes : l’Assemblée constituante est annoncée, l’Assemblée constituante se réunira, voilà tout ! Qui en veut davantage est poussé par le génie du Mal. Les bolcheviks, eux, disaient : « C’est seulement dans la mesure où les Soviets affermiront leurs forces et leur pouvoir que la convocation de l’Assemblée constituante et le succès de ses travaux seront assurés.» Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires reportaient le centre de gravité sur l’acte juridique par lequel la convocation de l’Assemblée constituante était annoncée, promise, proclamée. Les bolcheviks, au contraire, plaçaient le centre de gravité dans la lutte des classes : si les Soviets triomphent, disaient-ils, la réunion de l’Assemblée constituante sera assurée ; sinon, elle ne le sera pas.

   C’est ce qui s’est produit. La bourgeoisie s’est constamment opposée, d’une manière ouverte ou hypocrite, mais inflexiblement, à la convocation de l’Assemblée constituante. Cette résistance s’exprimait dans le désir de différer la convocation jusqu’à la fin de la guerre. Elle s’exprimait par les nombreux atermoiements apportés à la convocation de la Constituante. Et lorsqu’enfin, après le 18 juin, plus d’un mois après la formation du ministère de coalition, on eut fixé la date de la convocation de la Constituante, un journal bourgeois de Moscou déclara que ç’avait été fait sous l’influence de l’agitation bolchevique. La Pravda a publié la citation exacte, extraite de ce journal.

   Après le 4 juillet, lorsque la servilité et la pusillanimité des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks eurent donné la «victoire» à la contre-révolution, la Retch usa par mégarde d’une expression concise, mais absolument remarquable, en parlant de la convocation «impossible parce que trop rapide» de l’Assemblée constituante ! ! Et., le 16 juillet, la Voila Naroda et la Rousskaïa Voila publient une note disant que les cadets réclament le renvoi de la convocation de la Constituante à une date ultérieure sous prétexte qu’il est «impossible» de convoquer cette assemblée en en un laps de temps aussi «court» ; et le menchevik Tsérétéli, dans sa servilité envers la contre-révolution, accepte déjà, d’après cette note, de renvoyer la convocation de l’Assemblée constituante au 20 novembre !

   Il est hors de doute que cette note n’a pu se glisser dans la presse que contre la volonté de la bourgeoisie. Les «révélations» de ce genre ne sont pas à son avantage. Mais la vérité finit toujours par percer. La contre-révolution est de venue impudente depuis le 4 juillet et en dit plus qu’elle ne le voudrait. La première prise du pouvoir par la bourgeoisie contre-révolutionnaire après le 4 juillet fut aussitôt suivie d’un acte (et d’un acte très sérieux) dirigé contre la convocation de 1 ‘Assemblée constituante.

   C’est un fait. Et ce fait révèle toute l’inanité des illusions constitutionnelles. Sans une nouvelle révolution en Russie, sans le renversement du pouvoir de la bourgeoisie contre-révolutionnaire (et des cadets en premier lieu), sans le refus du peuple de garder sa confiance envers les partis socialiste-révolutionnaire et menchevique, partis de l’entente avec la bourgeoisie, l’Assemblée constituante ou ne sera pas convoquée ou sera une «parlote de Francfort((Lénine fait allusion au Parlement de Francfort, assemblée nationale convoquée au mois de mai 1848 en Allemagne après la révolution de mars. La majorité y appartenait à la bourgeoisie libérale qui passait son temps en discussions stériles sur le projet de Constitution, laissant pratiquement le pouvoir aux mains du roi.[)) », c’est-à-dire une assemblée impuissante et vaine de petits bourgeois épouvantés par la guerre et par la perspective de voir la bourgeoisie «boycotter le pouvoir», partagés, dans une agitation impuissante, entre des velléités de gouverner sans la bourgeoisie et la crainte de se passer de celle-ci.

   La question de l’Assemblée constituante est subordonnée à la marche et à l’issue de la lutte des classes qui met la bourgeoisie aux prises avec le prolétariat. Il me souvient d’une formule avancée un jour par la Rabotchaïa Gazéta, disant que l’Assemblée constituante serait une Convention. C’est là un des exemples du verbiage pompeux, ridicule et méprisable, qui caractérise nos valets mencheviques de la bourgeoisie contre-révolutionnaire. Pour n’être ni une «parlote de Francfort» ni une 1re Douma, mais une Convention, il faut oser, savoir et pouvoir porter des coups impitoyables à la contre-révolution, au lieu de composer avec elle. Il faut pour cela que le pouvoir soit exercé par la classe la plus avancée, la plus résolue, la plus révolutionnaire de notre époque. Il faut que cette classe soit soutenue par les masses pauvres des villes et des campagnes (semi-prolétaires). Il faut réprimer implacablement l’activité de la bourgeoisie contre-révolutionnaire, avant tout, des cadets et du haut commandement de l’armée. Telles sont les conditions de classe, les conditions matérielles, sans lesquelles il n’est pas de Convention. Il suffit de les énumérer avec précision et clarté pour se rendre compte du ridicule des fanfaronnades de la Rabotchaïa Gazéta et de la sottise infinie des illusions constitutionnelles que les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks nourrissent sur l’Assemblée constituante dans la Russie actuelle.

II

   Fustigeant les «social-démocrates» petits-bourgeois de 1848, Marx flétrissait avec une dureté particulière leur propension irrésistible à faire des phrases sur le «peuple» et la majorité du peuple en général((Allusion à l’ouvrage de Marx Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte.)). Il convient, de s’en souvenir au moment où on aborde l’examen de la deuxième opinion, l’analyse des illusions constitutionnelles concernant la «majorité».

   Pour que la majorité décide vraiment des affaires publiques, il faut des conditions concrètes déterminées. Il faut d’abord établir solidement dans le pays un régime politique, un pouvoir d’État, qui rend possible la décision des affaires par la majorité et assure la transformation de cette possibilité en réalité. D’autre part, il est nécessaire que cette majorité, par sa composition de classe, par les rapports existant en son sein (ou en dehors d’elle) entre les diverses classes, soit capable de conduire en bonne harmonie et avec succès le char de l’Etat. Pour tout marxiste, il est évident que ces deux conditions concrètes sont d’une importance décisive dans la question de la majorité et de la direction des affaires de l’Etat conformément à la volonté de cette majorité. Or, toute la littérature politique des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks et, plus encore, tout leur comportement politique, dénotent une incompréhension totale de ces conditions.

   Si le pouvoir politique est exercé dans l’Etat par une classe dont les intérêts coïncident avec ceux de la majorité, une direction des affaires publiques effectivement conforme à la volonté de la majorité est possible. Mais si le pouvoir politique est exercé par une classe dont les intérêts diffèrent de ceux de la majorité, la direction des affaires publiques conformément à la volonté de la majorité devient inévitablement une duperie, ou aboutit à l’écrasement de cette majorité. Chaque république bourgeoise nous fournit des centaines et des milliers d’exemples de ce genre. En Russie, la bourgeoisie exerce une domination tant politique qu’économique. Ses intérêts, surtout au cours d’une guerre impérialiste, s’opposent de la façon la plus nette à ceux de la majorité. Voilà pourquoi le nœud de la question, lorsqu’on pose celle-ci d’un point de vue marxiste, matérialiste, et non formel et juridique, consiste à démasquer cette opposition d’intérêts et à lutter contre toute tentative bourgeoise de duper les masses.

   Nos socialistes-révolutionnaires et nos mencheviks ont, par contre, montré et démontré leur rôle réel d’instruments de la bourgeoisie pour tromper les masses (la « majorité »). Leur rôle véritable est celui d’agents et d’auxiliaires de cette duperie. Certains socialistes-révolutionnaires et mencheviks sont peut-être sincères, mais leurs conceptions politiques fondamentales – d’après lesquelles on peut sortir de la guerre impérialiste et arriver à une «paix sans annexions ni contributions» sans la dictature du prolétariat et sans le triomphe du socialisme ; d’après lesquelles on peut remettre la terre au peuple sans indemnité de rachat et établir le « contrôle » de la production au profit du peuple, toujours en se passant de la même condition -, ces conceptions politiques (et, bien entendu, économiques) fondamentales des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks représentent, à les considérer objectivement, une illusion petite-bourgeoise, ou, ce qui revient au même, une duperie des masses (de la « majorité ») par la bourgeoisie.

   Tel est le premier et le principal « amendement » que nous apportons à la façon dont les démocrates petits-bourgeois, les socialistes à la Louis Blanc, les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks posent la question de la majorité : que vaut en réalité la « majorité » quand la majorité est, en soi, quelque chose de formel, et que matériellement, dans la réalité, elle correspond à une majorité de partis qui aident la bourgeoisie à duper la vraie majorité ?

   Evidemment – et nous abordons ici le second «amendement », le second des deux facteurs essentiels mentionnés plus haut -, évidemment, cette duperie ne peut être comprise que si l’on met en lumière ses racines de classe, sa signification de classe. Il ne s’agit pas d’une duperie individuelle, d’une «filouterie» (pour parler vulgairement) ; il s’agit d’une conception trompeuse découlant de la situation économique d’une classe. La situation économique du petit bourgeois est telle, ses conditions d’existence sont telles, qu’il ne peut manquer de se tromper, qu’il penche nécessairement et involontairement, tantôt vers la bourgeoisie, tantôt vers le prolétariat. Sa situation économique ne lui permet pas d’avoir une « ligne » indépendante.

   Son passé le porte vers la bourgeoisie, son avenir vers le prolétariat. La raison le porte vers celui-ci, les préjugés((K. Marx, Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte)) (selon l’expression connue de Marx) vers celle-là. Pour que la majorité du peuple puisse devenir une majorité réelle dans la direction des affaires publiques, pour qu’elle serve réellement les intérêts de la majorité, pour qu’elle défende réellement ses droits et ainsi de suite – pour cela, il faut une condition de classe déterminée. Cette condition, la voici : la majorité de la petite bourgeoisie doit se joindre, tout au moins au moment et à l’endroit décisifs, au prolétariat révolutionnaire.

   Sans cela, la majorité est une fiction qui peut se maintenir un certain temps, briller, scintiller, faire du bruit, cueillir des lauriers, mais qui n’en est pas moins inéluctablement vouée à la faillite. Telle fut, entre autres, la faillite de la majorité dont disposaient les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, faillite qui s’est révélée dans la révolution russe en juillet 1917.

   Continuons. La révolution se distingue précisément de la situation « normale » des affaires de l’Etat en ce que les questions litigieuses de la vie publique sont tranchées directement par la lutte des classes et par une lutte des masses qui va jusqu’au recours aux armes. Il ne peut en être autrement, puisque les masses sont libres et armées. Il résulte de ce fait essentiel qu’il ne suffit pas, en période révolutionnaire, de connaître la « volonté de la majorité » ; non, il faut être le plus fort, au moment décisif et à l’endroit décisif ; il faut vaincre. En commençant par la « guerre des paysans » au moyen âge en Allemagne et continuant par tous les grands mouvements et toutes les grandes époques révolutionnaires, y compris les années 1848 et 1871, y compris 1905, nous voyons d’innombrables exemples qui montrent une minorité mieux organisée, plus consciente, mieux armée, imposer sa volonté à la majorité et la vaincre.

   Friedrich Engels soulignait particulièrement la leçon d’une expérience qui rapproche jusqu’à un certain point le soulèvement des paysans au XVIe siècle et la révolution de 1848 en Allemagne, à savoir la dispersion des efforts et le défaut de centralisation chez les masses opprimées, en raison de leur condition petite-bourgeoise((Voir Engels. La Guerre des paysans en Allemagne.)). Abordant la question de ce point de vue, nous arrivons à la même conclusion : la simple majorité des masses petites-bourgeoises ne décide encore rien et ne saurait rien décider, car les millions de petits propriétaires paysans éparpillés ne peuvent s’organiser, élever leur action à la conscience politique, centraliser cette action (ce qui, pour vaincre, est une nécessité) que s’ils sont dirigés par la bourgeoisie ou par le prolétariat.

   En fin de compte, les questions de la vie sociale sont tranchées, comme on le sait, par la lutte des classes sous sa forme la plus vive, la plus âpre c’est-à-dire sous la forme de la guerre civile. Et, dans cette guerre, comme du reste dans toute guerre, c’est le facteur économique qui décide, vérité également bien connue, que personne ne conteste non plus en principe. Il est extrêmement caractéristique et significatif que ni les socialistes-révolutionnaires ni les mencheviks – bien que reconnaissant tout cela «en principe» et se rendant parfaitement compte du caractère capitaliste de la Russie moderne – ne se décident à regarder la vérité en face. Ils craignent de reconnaître la vérité, à savoir la division fondamentale de tout pays capitaliste, y compris la Russie, en trois forces principales, essentielles : bourgeoisie, petite bourgeoisie et prolétariat. La première et la troisième de ces forces sont reconnues de tout le monde, tout le monde en parle. Mais la deuxième, celle qui précisément constitue la majorité numérique, personne ne consent à en tenir franchement compte, ni du point de vue économique, ni du point de vue politique, ni du point de vue militaire.

   Il n’y a que la vérité qui offense. Voilà à quoi se ramène la crainte qu’ont les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks de prendre conscience de ce qu’ils représentent.

III

   Au moment où nous commencions cet article, la suspension de la Pravda n’était qu’un fait «accidentel» que le pouvoir d’Etat n’avait pas encore sanctionné. Aujourd’hui, après le 16 juillet, ce pouvoir a officiellement interdit la Pravda.

   Cette interdiction, si on l’examine du point de vue historique, dans tout le processus de la préparation et de l’exécution de cette mesure, projette une éclatante lumière sur la «nature de la Constitution» en Russie et sur le danger des illusions constitutionnelles.

   On sait que le parti cadet, Milioukov et le journal Retch en tête, exige, depuis avril, des mesures de répression contre le bolchevisme. Présentée sous les formes les plus variées, à commencer par les articles de «haute politique» de la Retch pour finir par les fréquentes exclamations de Milioukov réclamant l’«arrestation» (de Lénine et des autres bolcheviks), cette revendication a été l’un des principaux points du programme politique des cadets, sinon le principal, depuis le début de la révolution.

   Bien avant l’accusation bassement calomnieuse imaginée et forgée par Alexinski et consorts en juin-juillet, qui nous représentait comme des espions allemands ou des gens à la solde de l’Allemagne, bien avant l’accusation non moins calomnieuse – et d’ailleurs démentie par des faits notoirement connus comme par les documents publiés – de préparation d’une «insurrection armée» ou d’une «émeute», longtemps avant tout cela, le parti cadet réclamait systématiquement, inlassablement, sans trêve ni repos, que l’on mette les bolcheviks à la raison. Cette revendication étant aujourd’hui satisfaite, que devons-nous penser de la probité ou de l’intelligence de ceux qui en oublient ou feignent d’en oublier la véritable origine de classe et de parti ? Comment ne pas traiter de grossiers falsificateurs ou d’hommes politiques exceptionnellement obtus les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks qui s’efforcent aujourd’hui de présenter les choses comme s’ils croyaient au caractère «accidentel», «exceptionnel», de la «raison», qui, le 4 juillet, a «motivé» la répression déclenchée contre les bolcheviks ? La déformation des vérités historiques incontestables a tout de même des limites !

   Il suffit de comparer le mouvement des 20 et 21 avril à celui des 3 et 4 juillet pour se convaincre aussitôt de leur profonde analogie : explosion spontanée du mécontentement des masses, de leur impatience et de leur indignation ; coups de feu tirés de droite par des provocateurs ; des morts sur la Perspective Nevski ; clameurs et calomnies de la bourgeoisie, et plus particulièrement des cadets, affirmant que «les partisans de Lénine ont tiré sur la Perspective Nevski » ; exaspération et aggravation extrême de la lutte entre la masse prolétarienne et la bourgeoisie ; désarroi complet des partis petits-bourgeois, socialiste-révolutionnaire et menchevique, dont les hésitations politiques, dans la question du pouvoir d’Etat notamment, sont de plus en plus grandes : tels sont les faits objectifs qui caractérisent les deux mouvements. Les journées des 9-10 et du 18 juin nous offrent, sous une forme différente, un spectacle tout à fait analogue si on le considère d’un point de vue de classe.

   La marche des événements est aussi claire que possible : le mécontentement, l’impatience et l’indignation des masses ne cessent de grandir, la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie ne cesse de s’exacerber, surtout pour l’influence sur les masses petites-bourgeoises. Par suite de cette situation, deux événements historiques de la plus grande portée préparent la subordination des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks aux cadets contre-révolutionnaires. Ces événements sont : la formation, le 6 mai, du ministère de coalition – dans lequel les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks se sont faits les auxiliaires de la bourgeoisie, s’engageant de plus en plus dans des accommodements et des ententes avec elle, lui rendant quantité de services tels que l’ajournement des mesures révolutionnaires les plus indispensables, et ensuite l’offensive déclenchée sur le front. Cette offensive signifiait forcément la reprise de la guerre impérialiste, un formidable accroissement de l’influence, du poids et du rôle de la bourgeoisie impérialiste, la diffusion la plus large du chauvinisme au sein des masses, et enfin, last but not least (dernier point, mais qui n’est pas le moins important), le passage du pouvoir, militaire d’abord puis aussi politique en général, aux milieux du haut commandement contre-révolutionnaire.

   Telle est la marche des événements historiques qui a accentué et aggravé les contradictions de classe entre les 20-21 avril et les 3-4 juillet et qui a permis à la bourgeoisie contre-révolutionnaire de réaliser après le 4 juillet ce qui se dessinait de la façon la plus claire dès les 20-21 avril comme son programme et sa tactique, son objectif immédiat et les moyens d’une propreté douteuse qui devaient la mener à ses fins.

   Rien n’est plus vain du point de vue historique, rien n’est plus lamentable du point de vue doctrinal, rien n’est plus ridicule du point de vue pratique que les jérémiades petites-bourgeoises prodiguées (par L. Martov, notamment) à l’occasion des événements du 4 juillet : les bolcheviks auraient, dit-on, «trouvé le moyen» de se faire battre, leur défaite ne serait que le résultat de leur «penchant aux aventures», etc., etc. Toutes ces jérémiades, tous ces raisonnements tendent à démontrer que les bolcheviks «n’auraient pas dû» intervenir (en s’efforçant de donner au mécontentement et à l’indignation mille fois légitimes des masses un caractère «pacifique et organisé» ! !). Ils sont simplement le fait de renégats lorsqu’ils émanent de bolcheviks, ou bien la manifestation habituelle de la panique et du désarroi coutumiers du petit bourgeois. A la vérité, le mouvement des 3-4 juillet est la suite de celui des 20-21 avril tout comme l’été suit le printemps. Le devoir impérieux du parti prolétarien était de rester avec les masses, de chercher à donner un caractère aussi pacifique et aussi organisé que possible à leur action légitime, de ne pas rester sur la réserve, de ne pas se laver les mains à la manière de Ponce Pilate sous le prétexte pédantesque que la masse n’est pas organisée jusqu’au dernier homme et que dans son mouvement il se produit des excès (comme s’il n’y en avait pas eu les 20 et 21 avril ! comme s’il n’y avait jamais eu un mouvement de masse sérieux sans excès !).

   La défaite des bolcheviks après le 4 juillet a été la conséquence historique inévitable de tout le cours des événements antérieurs : d’abord parce que, les 20 et 21 avril, la masse petite-bourgeoise et ses chefs socialistes-révolutionnaires et mencheviques n’étaient pas encore liés par l’offensive, n’étaient pas encore captifs du «cabinet de coalition » et des arrangements avec la bourgeoisie, tandis que le 4 juillet, ils étaient déjà liés et si empêtrés qu’il ne leur était plus possible de refuser leur collaboration (dans la répression, les calomnies, les exécutions sommaires) aux cadets contre-révolutionnaires. Socialistes-révolutionnaires et mencheviks sont à jamais tombés le 4 juillet dans la poubelle de la contre-révolution, vers laquelle ils glissaient irrésistiblement dès mai-juin en formant le cabinet de coalition et en approuvant la politique de l’offensive.

   Nous nous sommes, semble-t-il, légèrement écartés de notre sujet, qui est la question de l’interdiction de la Pravda, pour donner une appréciation historique du 4 juillet. La digression n’est qu’apparente : on ne saurait comprendre l’un sans l’autre. Nous avons vu que l’interdiction de la Pravda, l’arrestation et la persécution des bolcheviks représentent, lorsqu’on recherche le sens profond et la liaison des événements, l’application du programme depuis longtemps ébauché de la contre-révolution, et plus particulièrement des cadets.

   Il est très instructif de rechercher à présent par qui et comment ce programme a été réalisé.

   Jetons un coup d’œil sur les faits. Les 2 et 3 juillet, le mouvement s’étend : les masses, indignées par l’inaction du gouvernement, par la cherté de la vie, par la débâcle économique, par l’offensive, sont en effervescence. Les cadets, jouant à qui perd gagne, démissionnent et adressent un ultimatum aux socialistes-révolutionnaires et aux mencheviks attachés à un pouvoir qu’ils ne détiennent pas et qui sont seuls à répondre désormais de la défaite et de l’indignation des masses.

   Les 2 et 3 juillet, les bolcheviks tentent d’empêcher la manifestation. Ce fait a été reconnu même par un témoin appartenant à la rédaction du Diélo Naroda, qui a raconté ce qui s’est passé le 2 au régiment des grenadiers. Dans la soirée du 3, le mouvement devient irrésistible ; les bolcheviks lancent un appel soulignant la nécessité de lui donner un caractère «pacifique et organisé». Le 4, des coups de feu tirés de droite par les provocateurs augmentent des deux côtés le nombre des victimes de la fusillade ; il faut souligner que la promesse d’enquête, de publication deux fois par jour de bulletins d’information, etc., faite par le Comité exécutif est restée lettre morte. Socialistes-révolutionnaires et mencheviks n’ont absolument rien fait dans ce sens ; ils n’ont même pas publié la liste complète des morts des deux côtés ! !

   Le 4, dans la nuit, les bolcheviks rédigent un appel en faveur d’un arrêt des manifestations. Cet appel est publié au cours de la nuit dans la Pravda. Mais cette même nuit des troupes contre-révolutionnaires commencent à arriver à Petrograd (évidemment sur l’invitation ou avec le consentement des socialistes-révolutionnaires, des mencheviks et de leurs Soviets ; notons que ce point « délicat » continue de faire, plus que tout le reste, l’objet du mutisme le plus rigoureux, alors que le secret n’est plus nécessaire le moins du monde !). En second lieu, au cours de cette même nuit, des détachements d’élèves-officiers, etc., agissant manifestement sur l’ordre du commandant de la place Polovtsev et de l’Etat-major général, assaillent les bolcheviks. Dans la nuit du 4 au 5, on saccage les locaux de la Pravda. Les 5 et 6, mise à sac de l’imprimerie Troud, assassinat en plein jour de l’ouvrier Voïnov que l’on a vu sortir de cette imprimerie porteur du Listok Pravdy, perquisitions chez les bolcheviks, arrestations de bolcheviks, désarmement des régiments révolutionnaires.

   Qui a commencé l’application de ce programme d’action ? Ce n’est ni le gouvernement ni les Soviets, c’est la bande contre-révolutionnaire des officiers groupés autour de l’Etat-major général, agissant au nom du «contre-espionnage», mettant en circulation, pour «attiser la fureur» des soldats, les faux de Péréverzev et d’Alexinski, etc.

   Carence du gouvernement, carence des Soviets : avertis à plusieurs reprises que des cosaques peuvent les assaillir et les mettre à mal, ils tremblent pour eux-mêmes. La presse des Cent-Noirs et des cadets, qui a mené contre les bolcheviks une campagne frénétique, commence une campagne contre les Soviets.

   En conséquence de toute leur politique, socialistes-révolutionnaires et mencheviks étaient pieds et poings liés. Ligotés, ils appellent (ou tolèrent que l’on appelle) les troupes contre-révolutionnaires à Petrograd. Ils n’en sont que plus ligotés. Ils roulent jusqu’au fond du bourbier de la contre-révolution. Ils prononcent lâchement la dissolution de la commission d’enquête qu’ils avaient eux-mêmes instituée afin d’instruire le «procès» des bolcheviks. Ils livrent bassement les bolcheviks à la contre-révolution. Ils s’abaissent jusqu’à participer aux obsèques, célébrées en grande pompe, des cosaques tués : ils baisent ainsi la main des contre-révolutionnaires.

   Ils sont ligotés. Ils sont au fond du bourbier.

   Ils font des efforts désespérés pour en sortir, donnent un portefeuille à Kérenski, vont à Canossa s’humilier devant les cadets, organisent une «Assemblée des représentants des zemstvos» ou plutôt le «couronnement» du gouvernement contre-révolutionnaire à Moscou((Il s’agit de la Conférence d’Etat que préparait le Gouvernement provisoire et qui se réunit à Moscou le 12 (25) août 1917. La majorité de ses participants étaient des représentants des grands propriétaires fonciers, de la bourgeoisie, du corps des généraux, des officiers et des cosaques. La délégation des Soviets se composait de mencheviks et de socialistes-révolutionnaires. La conférence se fixait pour objectif de mobiliser les forces contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers afin de mater la révolution. Au cours de la conférence, Kornilov, Alexéiev, Kalédine, etc., présentèrent un programme d’écrasement de la révolution. Dans son discours, Kérenski menaça de réprimer le mouvement révolutionnaire et les tentatives faites par les paysans pour s’emparer des terres des propriétaires fonciers. Le Comité central du Parti bolchevique invita le prolétariat à protester contre la Conférence d’Etat. Le jour de l’ouverture de celle-ci les bolcheviks organisèrent à Moscou une grève générale d’un jour à laquelle prirent part, plus de 400.000 personnes. Des meetings de protestation et des grèves eurent lieu également dans plusieurs autres villes. )). Kérenski destitue Polovtsev.

   Ces efforts désespérés ne changent rien au fond des choses. Kérenski destitue Polovtsev, mais légitime et sanctionne en même temps les mesures prises par Polovtsev, la politique de Polovtsev ; il interdit la Pravda, institue la peine de mort pour les soldats, interdit les meetings sur le front, continue les arrestations de bolcheviks (on va jusqu’à arrêter Kollontaï), conformément au programme d’Alexinski.

   La «nature de la Constitution» est, en Russie, on ne peut plus facile à définir : l’offensive sur le front et la coalition avec les cadets à l’arrière précipitent les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks dans le bourbier de la contre-révolution. Le pouvoir politique passe en fait à cette dernière, à la clique militaire. Kérenski et le gouvernement Tsérétéli-Tchernov ne font que lui servir de paravent ; ils sont contraints de sanctionner après coup ses mesures, ses actes, sa politique.

   Le marchandage de Kérenski, Tsérétéli, Tchernov avec les cadets n’a qu’une importance de second, si ce n’est de dixième ordre. Que les cadets s’en tirent à leur avantage ou que Tsérétéli et Tchernov se maintiennent encore quelque temps «seuls» au pouvoir, cela ne changera rien aux choses ; le tournant des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks vers la contre-révolution (tournant imposé par l’ensemble de leur politique depuis le 6 mai) reste le facteur essentiel, principal et décisif.

   Le cycle d’évolution de ces partis est achevé. Socialistes-révolutionnaires et mencheviks ont dégringolé de degré en degré, de la «confiance» votée le 28 février à Kérenski au 6 mai qui les a enchaînés à la contre-révolution et au 5 juillet qui les a jetés au fond du bourbier.

   Une nouvelle phase s’ouvre. La victoire de la contre-révolution déçoit la masse dans les partis socialiste-révolutionnaire et menchevique et rend possible le passage de cette masse à une politique de soutien du prolétariat révolutionnaire.

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