Instaurer le socialisme ou divulguer les malversations ?

Instaurer le socialisme ou divulguer les malversations ?

Lénine

   Paru dans la « Pravda » n° 77, 22 (9) juin 1917

   Le socialisme ne peut être instauré en Russie, voilà qui est décidé, classé. M. Milioukov l’a démontré – de façon presque complètement marxiste – à la conférence des ultras du 3 juin, à la suite du journal ministériel menchévique, la Rabotchaïa Gazéta. Le plus grand parti de la Russie en général, et du congrès des Soviets en particulier, le parti socialiste-révolutionnaire, qui n’est pas seulement le plus grand parti, mais aussi celui auquel la continuation de la révolution vers le socialisme inspire la crainte idéologique (désintéressée) la plus grande, est d’accord sur ce point.

   A la vérité, il suffit de consulter la résolution de la conférence bolchévique des 24-29 avril 1917 pour constater que les bolchéviks considèrent, eux aussi, l’« instauration » immédiate du socialisme en Russie comme impossible.

   Mais alors, pourquoi ce débat ? Quelle est la cause de ce vacarme ?

   La cause en est qu’en clamant contre l’« instauration » du socialisme en Russie, on seconde (souvent sans en avoir conscience) les efforts de ceux qui s’opposent à la divulgation des malversations.

   Ne discutons pas sur les mots, citoyens ! C’est indigne non seulement de « démocrates révolutionnaires », mais aussi, plus généralement, d’hommes de bon sens. Ne parlons pas de l’«instauration» du socialisme, qui est repoussée «par tout le monde». Parlons de la divulgation des malversations.

   Quand les capitalistes travaillent pour la défense nationale, c’est-à-dire pour l’Etat, nous sommes – chose évidente – en présence non d’un capitalisme «pur», mais d’une variété particulière d’économie nationale. Le capitalisme pur, c’est la production marchande. La production marchande, c’est le travail pour un marché libre et inconnu. Or le capitaliste qui «travaille» pour la défense nationale ne «travaille» nullement pour le marché, mais sur commande de l’Etat et même, le plus souvent, avec l’argent que l’Etat lui a versé sous forme de crédit.

   A notre avis, la dissimulation de l’importance des bénéfices tirés de cette opération particulière et l’appropriation d’un bénéfice supérieur à ce qu’il faut pour assurer l’existence d’un homme participant réellement à la production, relèvent de la malversation.

   Si vous ne partagez pas cette opinion, vous êtes manifestement en désaccord avec l’écrasante majorité de la population. Il ne fait pas l’ombre d’un doute que les ouvriers et les paysans de Russie partagent, dans leur immense majorité, cette opinion ; ils ne manqueraient pas de l’exprimer avec netteté si la question leur était posée sans ambages, sans échappatoires, sans voiles diplomatiques.

Si vous partagez cette opinion, combattons ensemble les échappatoires et les subterfuges.

   Afin d’être aussi conciliants que possible dans une action commune telle que celle-ci, afin d’y faire preuve de la plus grande modération, nous nous permettons de proposer au congrès des Soviets le projet de résolution que voici :

   « Le premier acte de toute réglementation ou même tout simplement du contrôle de la production et de la répartition » (note étrangère au texte de la résolution : le ministre Péchékhonov a lui-même promis de s’orienter vers une « répartition égalitaire de ce que nous avons »), « le premier acte de toute lutte sérieuse contre le marasme et la catastrophe qui menace le pays doit être la promulgation d’un arrêté supprimant le secret commercial (y compris le secret bancaire) dans tous les cas afférents à des fournitures de l’Etat ou à la défense nationale en général. Cet arrêté doit être complété sans délai par une loi punissant comme un crime la tentative de dissimuler, directement ou indirectement, des faits ou documents tombant sous le coup de la mesure prise, à des personnes ou groupes jouissant de pouvoirs conférés par :

   a) un Soviet de députés ouvriers ou soldats ou paysans ;

   b) un syndicat d’ouvriers ou d’employés, etc. ;

   c) un grand parti politique (la notion de « grand » parti étant nettement définie, par exemple, d’après le nombre des électeurs). »

   Tout le monde reconnaît que l’établissement immédiat du socialisme en Russie est impossible.

   Mais tout le monde est-il d’accord sur la nécessité de la divulgation immédiate des malversations ?

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