Le socialisme

Karl Marx

Lénine

Le socialisme

   On voit par ce qui précède que si Marx conclut à la transformation inévitable de la société capitaliste en société socialiste, c’est entièrement et exclusivement à partir des lois économiques du mouvement de la société moderne. La socialisation du travail qui progresse toujours plus rapidement sous mille formes diverses et qui, pendant le demi-siècle écoulé depuis la mort de Marx, s’est surtout manifestée par l’extension de la grande production, des cartels, des syndicats et des trusts capitalistes, ainsi que par l’accroissement immense des proportions et de la puissance du capital financier; et c’est là que réside la principale base matérielle de l’avènement inéluctable du socialisme. Le moteur intellectuel et moral, l’agent physique de cette transformation, c’est le prolétariat éduqué par le capitalisme lui-même. La lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, revêtant des formes diverses et de plus en plus riches de contenu, devient inévitablement une lutte politique tendant à la conquête du pouvoir politique (« dictature du prolétariat »). La socialisation de la production ne peut manquer d’aboutit à la transformation des moyens de production en propriété sociale, à « l’expropriation des expropriateurs ». L’augmentation énorme de la productivité du travail, la réduction de la journée de travail, la substitution du travail collectif perfectionné aux vestiges, aux ruines de la petite production primitive et disséminée, telles sont les conséquences directes de cette transformation. Le capitalisme rompt définitivement la liaison de l’agriculture avec l’industrie, mais il prépare en même temps, par son développement à un niveau supérieur, des éléments nouveaux de cette liaison: l’union de l’industrie avec l’agriculture sur la base d’une application consciente de la science, d’une coordination du travail collectif, d’une nouvelle répartition de la population (mettant un terme à l’isolement de la campagne, à son état d’abandon et d’inculture, de même qu’à l’agglomération contre nature d’une population énorme dans les grandes villes). Les formes supérieures du capitalisme moderne préparent une nouvelle forme de la famille, de nouvelles conditions quant à la situation de la femme et à l’éducation des nouvelles générations; le travail des femmes et des enfants et la dissolution de la famille patriarcale par le capitalisme prennent inévitablement, dans la société moderne, les formes les plus terribles, les plus désastreuses et les plus répugnantes. Toutefois, « la grande industrie, par le rôle décisif qu’elle assigne aux femmes, aux adolescents et aux enfants des deux sexes, dans les procès de production socialement organisés en dehors de la sphère familiale, crée une nouvelle base économique sur laquelle s’élèvera une forme supérieure de la famille et des relations entre les deux sexes. Il est naturellement aussi absurde de considérer comme absolue tant la forme germano-chrétienne de la famille que les anciennes formes romaine, grecque, orientale, qui constituent, d’ailleurs, une série de développements historiques successifs. Il est également évident que la composition du personnel ouvrier, regroupant des individus de tout âge des deux sexes, constitue, dans sa forme capitaliste primitive et brutale pour laquelle l’ouvrier n’existe que pour le procès du travail et non pas ce dernier pour l’ouvrier, une source pestilentielle de corruption et d’esclavage qui doit inversement se transformer, dans des conditions adéquates, en une source de développement humain » (Le Capital, livre I, fin du 13e chapitre). Le système de fabrique nous montre « le germe de l’éducation de l’avenir, éducation où le travail productif s’unira, pour tous les enfants au-dessus d’un certain âge, à l’instruction et à la gymnastique, et cela non seulement comme méthode destinée à accroître la production sociale, mais comme la seule et unique méthode pour produire des hommes complets » (Ibidem). C’est sur la même base historique que le socialisme de Marx pose les problèmes de la nationalité et de l’Etat, non seulement pour expliquer le passé, mais aussi pour prévoir hardiment l’avenir et entreprendre une action audacieuse en vue de sa réalisation. Les nations sont un produit et une forme inévitables de l’époque bourgeoise de l’évolution des sociétés. La classe ouvrière n’aurait pu se fortifier, s’aguerrir, se former, sans « s’organiser dans le cadre de la nation », sans être « nationale » (« quoique nullement au sens bourgeois du mot »). Mais le développement du capitalisme brise sans cesse les barrières nationales, détruit l’isolement national, substitue les antagonismes de classes aux antagonismes nationaux. C’est pourquoi, dans les pays capitalistes développés, il est parfaitement vrai que « les ouvriers n’ont pas de patrie » et que, tout au moins dans les pays civilisés, leur « action commune » « est une des premières conditions de l’émancipation du prolétariat » (Manifeste du Parti communiste) ». L’Etat, cette violence organisée, a surgi inévitablement à un certain degré d’évolution de la société lorsque celle-ci, divisée en classes inconciliables, n’aurait pu subsister sans un « pouvoir » placé prétendument au-dessus de la société et séparé d’elle jusqu’à un certain point. Né des antagonismes de classes, l’Etat devient « l’Etat de la classe la plus puissante, de celle qui domine au point de vue économique et qui, grâce à lui, devient aussi classe politiquement dominante et acquiert ainsi de nouveaux moyens pour mater et exploiter la classe opprimée. C’est ainsi que l’Etat antique était avant tout l’Etat des propriétaires d’esclaves pour mater les esclaves, comme l’Etat féodal fut l’organe de la noblesse pour mater les paysans serfs et corvéables, et comme l’Etat représentatif moderne est l’instrument de l’exploitation du travail salarié par le capital » (F. Engels: L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat, où il expose ses vues et celles de Marx). La forme même la plus libre et la plus progressive de l’Etat bourgeois, la république démocratique, n’élimine nullement ce fait, mais en modifie seulement l’aspect (liaison du gouvernement avec la Bourse, corruption directe et indirecte des fonctionnaires et de la presse, etc.). Le socialisme, en menant à la suppression des classes, conduit par là même à la suppression de l’Etat. « Le premier acte dans lequel l’Etat apparaît réellement comme représentant de toute la société, ó la prise de possession des moyens de production au nom de la société, ó est en même temps son dernier acte propre en tant qu’Etat. D’un domaine à l’autre, l’intervention d’un pouvoir d’Etat dans les rapports sociaux devient superflue et entre alors naturellement en sommeil. Le gouvernement des personnes fait place à l’administration des choses et à la direction des opérations de production. L’Etat n’est pas <aboli>, il s’éteint » (F. Engels: Anti-Dühring). « La société, qui réorganisera la production sur la base d’une association libre et égalitaire des producteurs reléguera toute la machine de l’Etat là où sera dorénavant sa place: au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze » (F.Engels: L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat).

   Enfin, en ce qui concerne la position du socialisme de Marx à l’égard de la petite paysannerie, qui existera encore à l’époque où les expropriateurs seront expropriés, il importe de mentionner cette déclaration d’Engels, qui exprime la pensée de Marx: « …lorsque nous serons au pouvoir, nous ne pourrons songer à exproprier par la force les petits paysans (que ce soit avec ou sans indemnité), comme nous serons obligés de le faire pour les grands propriétaires fonciers. Notre devoir envers le petit paysan est, en premier lieu, de faire passer sa propriété et son exploitation individuelles à l’exploitation coopérative, non en l’y contraignant, mais en l’y amenant par des exemples et en mettant à sa disposition le concours de la société. Et ici les moyens ne nous manquent pas pour faire entrevoir au petit paysan des avantages qui lui sauteront aux yeux dès aujourd’hui » (F. Engels: La Question paysanne en France et en Allemagne, édit. Alexéïéva, p. 17. La traduction russe contient des erreurs. Voir l’original dans la Neue Zeit).

La tactique de la lutte de classe du prolétariat

   Ayant discerné, dès 1844-1845, l’une des principales lacunes de l’ancien matérialisme, qui n’avait pas su comprendre les conditions, ni apprécier la portée de l’activité pratique révolutionnaire, Marx accorda durant toute sa vie, parallèlement à ses travaux théoriques, une attention soutenue aux questions de tactique de la lutte de classe du prolétariat. Toutes les oeuvres de Marx fournissent à cet égard une riche documentation, en particulier sa correspondance avec Engels, publiée en 1913, en quatre volumes. Cette documentation est encore loin d’être entièrement recueillie, classée, étudiée et analysée. C’est pourquoi nous devrons nous borner, ici, aux observations les plus générales et les plus brèves, en soulignant que, sans cet aspect, Marx considérait avec raison le matérialisme comme incomplet, unilatéral et sclérosé. La tâche essentielle de la tactique du prolétariat était définie par Marx en accord rigoureux avec sa conception matérialiste-dialectique du monde. Seule l’étude objective de l’ensemble des rapports de toutes les classes, sans exception, d’une société donnée, et, par conséquent, la connaissance du degré objectif du développement de cette dernière et des corrélations entre elle et les autres sociétés, peut servir de base à une tactique juste de la classe d’avant-garde. En outre, toutes les classes et tous les pays sont considérés, sous un aspect non pas statique, mais dynamique, c’est-à-dire non à l’état d’immobilité, mais dans leur mouvement (mouvement dont les lois dérivent des conditions économiques de l’existence de chaque classe). A son tour, le mouvement est envisagé du point de vue non seulement du passé, mais aussi de l’avenir, et non selon la conception vulgaire des « évolutionnistes » qui n’aperçoivent que les changements lents, mais d’une façon dialectique: « Dans les grands développements historiques, écrivait Marx à Engels, vingt années ne sont pas plus qu’un jour, bien que, par la suite, puissent venir des journées qui concentrent en elles vingt années » (Correspondance, tome III, p. 127). A chaque étape de l’évolution, à chaque moment, la tactique du prolétariat doit tenir compte de cette dialectique objectivement inévitable de l’histoire de l’humanité: d’une part, en mettant à profit les époques de stagnation politique, c’est-à-dire de développement dit « paisible », pour avancer à pas de tortue, afin d’accroître la conscience, la force et la combativité de la classe d’avant-garde d’autre part, en orientant tout ce travail vers le « but final » de cette classe pour la rendre capable de remplir pratiquement de grandes tâches dans les grandes journées « qui concentrent en elles vingt années ». Deux thèses de Marx sont particulièrement importantes à cet égard. L’une, dans la Misère de la philosophie, concerne la lutte économique et les organisations économiques du prolétariat; l’autre, dans le Manifeste du Parti communiste, est relative aux tâches politiques du prolétariat. La première est ainsi énoncée: « La grande industrie concentre dans un seul endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La concurrence divise leurs intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt commun qu’ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de résistance ó coalition… les coalitions, d’abord isolées, se regroupent, et, face au capital toujours réuni, le maintien de l’association devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire… Dans cette lutte ó véritable guerre civile ó se réunissent et se développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivée à ce point-là, l’association prend un caractère politique. » Nous avons ici le programme et la tactique de la lutte économique et du mouvement syndical pour des dizaines d’années, pour toute la longue période de préparation des forces du prolétariat « à une bataille à venir ». Il faut rapprocher de cela les nombreuses indications de Marx et Engels, fondées sur l’expérience du mouvement ouvrier anglais, qui montrent comment la « prospérité » industrielle suscite des tentatives d' »acheter le prolétariat » (Correspondance, tome I, p. 136) pour le détourner de la lutte; comment cette prospérité en général « démoralise les ouvriers » (tome II, p. 218); comment le prolétariat anglais « s’embourgeoise » ó « la nation la plus bourgeoise entre toutes [la nation anglaise] semble vouloir finalement posséder à côté de la bourgeoisie une aristocratie bourgeoise et un prolétariat bourgeois » (tome II, p.290); comment son « énergie révolutionnaire » disparaît (tome III, p. 124); comment il faudra attendre plus ou moins longtemps « que les ouvriers anglais se débarrassent de leur apparente contamination bourgeoise » (tome III, p. 127); comment l' »ardeur des chartistes » fait défaut au mouvement ouvrier anglais (1866, tome 111, p. 305); comment les leaders ouvriers anglais deviennent une sorte de type intermédiaire « entre le bourgeois radical et l’ouvrier » (allusion à Holyoake, tome IV, p. 209); comment, en raison du monopole de l’Angleterre et tant que celui-ci subsistera, « il n’y aura rien à faire avec les ouvriers anglais » (tome IV, p. 433). La tactique de la lutte économique, en rapport avec la marche générale (et avec l’issue) du mouvement ouvrier, est examinée ici d’un point de vue remarquablement vaste, universel, dialectique et authentiquement révolutionnaire.

   Le Manifeste du Parti communiste a énoncé le principe fondamental du marxisme en ce qui concerne la tactique de la lutte politique: « Ils [les communistes] combattent pour les intérêts et les buts immédiats de la classe ouvrière; mais… défendent… en même temps l’avenir du mouvements. » Partant de là, Marx soutint, en 1848, le parti de la « révolution agraire » de Pologne, « c’est-à-dire le parti qui fit en 1846 l’insurrection de Cracovie ». En 1848-1849, Marx soutint la démocratie révolutionnaire extrême en Allemagne et ne revint jamais sur ce qu’il avait dit alors à propos de la tactique. Il considérait la bourgeoisie allemande comme un élément « enclin depuis le début à trahir le peuple [seule l’alliance avec la paysannerie aurait pu permettre à la bourgeoisie d’arriver entièrement à ses fins] et à passer un compromis avec le représentant couronné de la vieille société ». Voici l’analyse finale donnée par Marx de la situation de classe de la bourgeoisie allemande à l’époque de la révolution démocratique bourgeoise. Cette analyse est, d’ailleurs, un modèle d’analyse matérialiste qui considère la société dans son mouvement, sans se borner au mouvement tourné vers le passé: « … se méfiant d’elle-même, se méfiant du peuple, grommelant contre les couches supérieures et redoutant les couches inférieures, ….craignant l’ouragan mondial; …dénuée de toute énergie, ne représentant qu’un pur plagiat, sans initiative; …vieillard sur qui pèse la malédiction, condamné qu’il est à pervertir les premiers élans de jeunesse d’un peuple débordant de vie pour les plier à ses intérêts séniles… » (Neue Rheinische Zeitung, 1848, V. Literarischer Nachlaß, tome III, p. 212). Environ vingt ans après, dans une lettre à Engels (tome III, p. 224), Marx écrivait que la Révolution de 1848 avait échoué parce que la bourgeoisie avait préféré la paix dans l’esclavage à la seule perspective de combattre pour la liberté. Lorsque l’époque des révolutions de 1848-1849 fut close, Marx se dressa contre toute tentative de jouer à la révolution (lutte contre Shapper-Willich), exigeant que l’on sût travailler dans la nouvelle époque qui préparait, sous une « paix » apparente, de nouvelles révolutions. Le jugement suivant de Marx sur la situation en Allemagne en 1856, à l’époque de la réaction la plus noire, montre dans quel esprit il entendait que ce travail fût accompli: « En Allemagne, tout dépendra de la possibilité de faire appuyer la révolution prolétarienne par une réédition de la guerre des paysans. » (Correspondance, tome II, p. 108.) Tant que la révolution démocratique (bourgeoise) ne fut pas achevée en Allemagne, Marx porta toute son attention, en ce qui concernait la tactique du prolétariat socialiste, sur le développement de l’énergie démocratique de la paysannerie. Il estimait que l’attitude de Lassalle était « objectivement… une trahison à l’égard de tout le mouvement ouvrier au profit de la Prusse » (tome III p. 210), notamment parce qu’il favorisait les junkers et le nationalisme prussien. « Dans un pays essentiellement agricole, c’est une bassesse ó écrivait Engels à Marx en 1865, à propos d’un projet de déclaration commune dans la presse ó que d’attaquer, au nom du prolétariat industriel, uniquement la bourgeoisie, sans même faire allusion à l’exploitation patriarcale, <exploitation à coups de bâton>, du prolétariat rural par la grande noblesse féodale. » (tome III, p. 217) Dans la période de 1864 à 1870, alors qu’en Allemagne l’époque de la révolution démocratique bourgeoise tirait à sa fin, époque où les classes exploiteuses de Prusse et d’Autriche se disputaient sur les moyens d’achever cette révolution par en haut, Marx ne se bornait pas à condamner Lassalle pour ses complaisances envers Bismarck, mais corrigeait aussi Liebknecht, qui versait dans l' »austrophilie » et défendait le particularisme; Marx exigeait une tactique révolutionnaire combattant aussi implacablement Bismarck que les austrophiles, une tactique ne s’adaptant pas au « vainqueur », le hobereau prussien, mais renouvelant immédiatement la lutte révolutionnaire contre lui, également sur le terrain créé par les victoires militaires de la Prusse (Correspondance, tome III, pp. 134, 136, 147, 179, 204, 210, 215, 418, 437, 440-441). Dans la célèbre « Adresse » de l’Internationale en date du 9 septembre 1870, Marx mettait en garde le prolétariat français contre une insurrection prématurée, mais lorsqu’elle survint néanmoins (1871), il salua avec enthousiasme l’initiative révolutionnaire des masses « montant à l’assaut du ciel » (lettre de Marx à Kugelmann). Dans cette situation comme dans nombre d’autres, la défaite du mouvement révolutionnaire, à la lumière du matérialisme dialectique de Marx, fut un moindre mal du point de vue de la marche générale et de l’issue de la lutte prolétarienne que ne l’eût été l’abandon de la position occupée, la capitulation sans combat: une telle capitulation aurait démoralisé le prolétariat, miné sa combativité. Appréciant à sa juste valeur l’emploi des moyens légaux de lutte en période de stagnation politique et de domination de la légalité bourgeoise, Marx condamna très vigoureusement en 1877-1878, après la promulgation de la loi d’exception contre les socialistes, la « phrase révolutionnaire » d’un Most, mais il blâma avec autant d’énergie, sinon davantage, l’opportunisme qui s’était alors emparé momentanément du Parti social-démocrate officiel, lequel n’avait pas su faire aussitôt preuve de fermeté, de ténacité, d’esprit révolutionnaire et de la volonté, en réponse à la loi d’exception, de passer à la lutte illégale (Correspondance, tome IV, pp. 397, 404, 418, 422, 424. Voir également les lettres de Marx à Sorge).

Fait de juillet à novembre 1914
Paru pour la première fois en 1915 dans le « Dictionnaire encyclopédique Granat ».
7e édition, tome 28
Signé: V. Iline

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