Peut-on aller de l’avant si l’on craint de marcher au socialisme

La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer

Lénine

Peut-on aller de l’avant si l’on craint de marcher au socialisme

   Ce qui précède peut aisément susciter chez le lecteur nourri des idées opportunistes qui ont cours parmi les socialistes-révolutionnaires et les menchéviks, l’objection que voici : au fond, la plupart des mesures décrites ici ne sont pas démocratiques ; ce sont déjà des mesures socialistes !

   Cette objection courante, familière (sous une forme ou sous une autre) dans la presse bourgeoise, socialiste-révolutionnaire et menchévique, est un moyen de défense réactionnaire du capitalisme arriéré, une défense habillée à la Strouvé. Nous ne sommes pas encore mûrs, dit-on, pour le socialisme : il est trop tôt pour l’« instaurer », notre révolution est bourgeoise ; c’est pourquoi il faut se faire les valets de la bourgeoisie (bien que les grands révolutionnaires bourgeois de France aient assuré la grandeur de leur révolution, il y a de cela 125 ans, en exerçant la terreur contre tous les oppresseurs, seigneurs terriens aussi bien que capitalistes !).

   Les mauvais marxistes, serviteurs de la bourgeoisie — auxquels se sont joints les socialistes-révolutionnaires, — qui raisonnent ainsi ne comprennent pas (si l’on considère les bases théoriques de leur conception) ce qu’est l’impérialisme, ce que sont les monopoles capitalistes, ce qu’est l’Etat, ce qu’est la démocratie révolutionnaire. Car, si on a compris cela, on est obligé de reconnaître que l’on ne saurait aller de l’avant sans marcher au socialisme.

   Tout le monde parle de l’impérialisme. Mais l’impérialisme n’est pas autre chose que le capitalisme monopoleur.

   Que le capitalisme, en Russie également, soit devenu monopoleur, voilà ce qu’attestent avec assez de force le « Prodougol », le « Prodamet »((« Prodougol », « Société russe pour le commerce des charbons du bassin du Donetz », fondée en 1906. « Prodamét », « Société pour la vente des articles des usines métallurgiques russes », fondée en 1901.)) ainsi que le syndicat du sucre, etc. Ce même syndicat du sucre nous fournit un exemple saisissant de la transformation du capitalisme des monopoles en capitalisme monopoleur d’Etat.

   Or, qu’est-ce que l’Etat ? C’est l’organisation de la classe dominante ; en Allemagne, par exemple, celle des hobereaux et des capitalistes. Aussi, ce que les Plékhanov allemands (Scheidemann, Lensch et autres) appellent le « socialisme de guerre » n’est en réalité que le capitalisme de guerre — capitalisme monopoleur d’Etat ou, pour être plus clair et plus simple, un bagne militaire pour les ouvriers, la protection militaire des profits capitalistes. Eh bien, essayez un peu de substituer à l’Etat des hobereaux et des capitalistes, à l’Etat des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, l’Etat démocratique révolutionnaire, c’est-à-dire un Etat qui détruise révolutionnairement tous les privilèges quels qu’ils soient, qui ne craigne pas d’appliquer révolutionnairement le démocratisme le plus complet. Et vous verrez que le capitalisme monopoleur d’Etat signifie inévitablement, infailliblement, dans un Etat démocratique révolutionnaire véritable, la marche vers le socialisme !

   Car, si une grande entreprise capitaliste devient monopole, c’est qu’elle dessert le peuple entier. Si elle est devenue monopole d’Etat, c’est que l’Etat (c’est-à-dire l’organisation armée de la population et, en premier lieu, des ouvriers et des paysans, en régime démocratique révolutionnaire) dirige toute l’entreprise. Dans l’intérêt de qui ?

   Ou bien dans l’intérêt des grands propriétaires fonciers et des capitalistes ; et nous avons alors un Etat non pas démocratique révolutionnaire, mais bureaucratique réactionnaire, une république impérialiste ;

   Ou bien dans l’intérêt de la démocratie révolutionnaire ; et alors c’est une étape vers le socialisme.

   Car le socialisme n’est autre chose que l’étape immédiatement consécutive au monopole capitaliste d’Etat. Ou encore : le socialisme n’est autre chose que le monopole capitaliste d’Etat mis au service du peuple entier et qui, pour autant, a cessé d’être un monopole capitaliste.

   Ici, pas de milieu. Le cours objectif du développement est tel qu’on ne saurait avancer, après les monopoles (dont la guerre a décuplé le nombre, le rôle et l’importance), sans marcher au socialisme.

   Ou bien l’on est un démocrate révolutionnaire en fait. Alors, on ne saurait craindre de s’acheminer vers le socialisme.

   Ou bien l’on craint de s’acheminer vers le socialisme, et on condamne les pas faits dans cette direction, en alléguant, comme les Plékhanov, les Dan, les Tchernov, que notre révolution est bourgeoise, qu’on ne peut pas « introduire » le socialisme, etc. En ce cas, l’on glisse fatalement vers Kérenski, Milioukov et Kornilov, c’est-à-dire vers la répression bureaucratique réactionnaire des aspirations « démocratiques révolutionnaires » des masses ouvrières et paysannes.

   Pas de milieu.

   Et c’est là la contradiction fondamentale de notre révolution Dans l’histoire en général et pendant la guerre en particulier il est impossible de piétiner sur place. Il faut ou avancer, ou reculer. Il est impossible d’avancer dans la Russie du XXe siècle, qui a conquis la République et la démocratie par la voie révolutionnaire, sans marcher au socialisme, sans prendre des mesures tendant au socialisme (mesures conditionnées et déterminées par le niveau de la technique et de la culture ; il est impossible d’« introduire » le machinisme dans les exploitations paysannes ; il est impossible de le supprimer dans la production du sucre).

   Or, craindre d’avancer, c’est reculer. Et c’est ce que font messieurs les Kérenski, aux applaudissements enthousiastes des Milioukov et des Plékhanov, avec la sotte complicité des Tsérétéli et des Tchernov.

   La dialectique de l’histoire veut précisément que la guerre, qui a extraordinairement accéléré la transformation du capitalisme monopolisateur en capitalisme monopoleur d’Etat, ait par là même considérablement rapproché l’humanité du socialisme.

   La guerre impérialiste marque la veille de la révolution socialiste. Non pas seulement parce que ses horreurs engendrent l’insurrection prolétarienne, — aucune insurrection ne créera le socialisme s’il n’est pas mûr économiquement, — mais encore parce que le capitalisme monopoleur d’Etat est la préparation matérielle la plus complète du socialisme, l’anti-chambre du socialisme, l’échelon historique qu’aucun autre échelon intermédiaire ne sépare de l’échelon appelé socialisme.

   Nos socialistes-révolutionnaires et nos menchéviks envisagent le problème du socialisme en doctrinaires, du point de vue de la doctrine qu’ils ont apprise par cœur, et mal comprise. Ils présentent le socialisme comme un avenir lointain, obscur, inconnu.

   Or, aujourd’hui, le socialisme nous contemple par toutes les fenêtres du capitalisme contemporain, le socialisme apparaît directement et pratiquement dans chaque disposition importante constituant un pas en avant sur la base du capitalisme moderne.

   Qu’est-ce que le service de travail universel ?

   C’est un pas en avant, sur la base du capitalisme monopoleur moderne, un pas vers la réglementation de toute la vie économique sur un plan d’ensemble déterminé, un pas vers l’économie du travail national afin de prévenir son gaspillage insensé par le capitalisme.

   Les junkers (grands propriétaires fonciers) et les capitalistes instituent en Allemagne le service de travail général qui devient fatalement un bagne militaire pour les ouvriers.

   Mais considérez la même institution et réfléchissez à la portée qu’elle aurait dans un Etat démocratique révolutionnaire. Le service de travail général, institué, réglé, dirigé par les Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans, ce n’est pas encore le socialisme, mais ce n’est déjà plus le capitalisme. C’est un pas immense vers le socialisme, un pas après lequel il est impossible, si l’on veut garder la démocratie intégrale, de revenir en arrière vers le capitalisme, à moins d’user des pires violences contre les masses.

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