La correspondance de Marx et d’Engels

La correspondance de Marx et d’Engels

Lénine

   Paru dans le numéro 41/42 du Bulletin communiste (première année), 11 novembre 1920.

   La correspondance depuis longtemps promise des fameux fondateurs du socialisme scientifique a enfin vue le jour. Engels en avait confié l’édition à Bebel et Bernstein, et Bebel a eu le temps de terminer peu avant sa mort sa part de rédaction.

   La correspondance de Marx et d’Engels, qui vient de paraître il y a quelques semaines chez Dietz à Stuttgart, comprend 4 grands volumes. Elle se compose de 1 386 lettres de Marx et d’Engels, échelonnées entre 1844 et 1883.

   Le travail de rédaction, c’est-à-dire la composition de préfaces pour chaque période, a été exécuté par Eduard Bernstein. Comme il fallait s’y attendre, il ne satisfait ni du point de vue technique, ni du point de vue des idées. Bernstein, après sa triste et remarquable « évolution » dans le camp ultra-opportuniste, était moins désigné que tout autre pour éditer des lettres toutes pénétrées d’esprit révolutionnaire. Les préfaces de Bernstein sont ou vides de contenu, ou entièrement falsifiées, par exemple quand au lieu de caractériser exactement, clairement et franchement les erreurs opportunistes de Lassalle et de Schweitzer dénoncées par Marx et Engels, il se borne à des phrases éclectiques et des sorties dans le genre de celle-ci : « Marx et Engels n’ont pas toujours eu raison contre Lassalle » (Tome III, page 18), ou bien quand il prétend que Marx et Engels « étaient plus près » par leur tactique de Schweitzer que de Liebknecht (Tome IV, page 10). Ces sorties ne contiennent aucun autre contenu qu’une tentative pour déguiser et dissimuler l’opportunisme. Par malheur, cet éclectisme appliqué à la lutte menée par Marx contre de nombreux adversaires ne fait que s’étendre rapidement parmi la social-démocratie allemande contemporaine.

   Du point de vue technique l’index, unique pour les 4 tomes, est défectueux : les noms de Kautsky et Stirling((James Hutchinson Stirling (1820-1909), philosophe écossais, auteur de The secret of Hegel.)) sont omis : l’annotation des diverses lettres est trop pauvre et se perd dans les préfaces du rédacteur, au lieu d’être placée à côté des lettres correspondantes comme l’a fait Sorge, etc.

   Le prix d’environ 20 roubles pour tout l’ouvrage, est trop élevé. Il est certain qu’on pouvait et qu’on devait publier cette correspondance moins luxueusement, à un prix plus accessible, et qu’il fallait, outre la collection complète, éditer pour la répandre largement parmi les ouvriers, une publication contenant les passages les plus importants au point de vue des principes.

   Tous ces défauts rendent bien sûr difficile la lecture de la correspondance. Le fait est regrettable, vu son énorme valeur scientifique et politique. Non seulement Marx et Engels se présentent ici devant le lecteur avec un relief particulier, mais encore la richesse de contenu théorique du marxisme prend une évidence extrême, car Marx et Engels reviennent fréquemment dans leurs lettres sur les aspects les plus variés de leur doctrine, soulignant et expliquant, examinant ensemble ou bien discutant entre eux les points les plus nouveaux par rapport à leurs points de vues précédents, les plus importants, les plus difficiles.

   Le lecteur voit se dérouler devant lui avec une étonnante vivacité l’histoire du mouvement ouvrier universel, aux époques les plus décisives, et dans les endroits les plus importants. Encore plus précieuse est l’histoire de la politique de la classe ouvrière. Aux propos les plus divers, dans les différents pays de l’Ancien et du Nouveau Monde, à différentes périodes historiques, Marx et Engels examinent les principes les plus fondamentaux qui doivent déterminer la position des questions concernant le rôle politique de la classe ouvrière. Or, l’époque embrassée par la correspondance est justement celle ou la classe ouvrière se sépare de la démocratie bourgeoise, où surgit un mouvement ouvrier indépendant où se précisent les bases de la tactique et de la politique du prolétariat. Plus fréquentes sont aujourd’hui les occasions où nous voyons le mouvement ouvrier des différents pays souffrir du mal opportuniste par suite du marasme et de la pourriture de la bourgeoisie, par suite de l’absorption des chefs ouvriers par les mesquineries quotidiennes, etc., plus ont de prix pour nous les richissimes matériaux fournis par cette correspondance, qui montre une profonde compréhension des buts révolutionnaires essentiels du prolétariat, et qui définit avec une incroyable souplesse le rôle de la tactique au service de ces buts révolutionnaires, sans faire la moindre concession à l’opportunisme ni à la phrase révolutionnaire.

   Si on essaye de définir d’un mot le foyer, pour ainsi dire, de toute cette correspondance, le point central auquel se rattache tout ce réseau d’idées énoncées et examinées, ce mot sera la dialectique. L’application de la dialectique matérialiste à la réforme de toute l’économie politique reprise par la base, à l’histoire, aux sciences naturelles, à la philosophie, à la politique et à la tactique de la classe ouvrière, voilà ce qui intéresse surtout Marx et Engels, voilà en quoi ils apportent quelque chose d’essentiel et de nouveau, voilà où se trouve le progrès génial qu’ils ont fait faire à la pensée révolutionnaire.

   Nous comptons donner plus bas, après une revue d’ensemble de la correspondance, un aperçu des remarques et des jugements les plus intéressants de Marx et d’Engels, sans prétendre à épuiser d’ailleurs tout le contenu des lettres.

1. Revue d’ensemble

   Le recueil est ouvert par les lettres d’Engels, âgé de 24 ans, à Marx en 1844. L’Allemagne d’alors y est dépeinte avec un relief remarquable. La première lettre est datée de la fin septembre 1844, et expédiée de Barmen, où vivait la famille d’Engels et où il est né. Engels n’avait pas encore 24 ans. Il s’ennuie dans l’atmosphère familiale et brûle de s’échapper. Son père est un despote, industriel pieux, indigné des courses de son fils à travers les réunions politiques, et de ses convictions communistes. « Sans ma mère, que j’aime beaucoup, écrit Engels, je n’aurais pas patienté même les quelques jours qui restaient jusqu’à mon départ » « Tu ne peux te représenter, se plaint-il à Marx les mesquineries et les craintes superstitieuses qu’on oppose ici, dans ma famille, à mon départ. »

   Alors qu’Engels est à Barmen (où il fut retenu encore quelques temps par une histoire d’amour), il capitule devant son père, et travaille une quinzaine de jours au bureau de l’usine (son père était industriel). « Le commerce est une ignoble chose, écrit-il à Marx ; la ville de Barmen est ignoble ; passer du temps ici est ignoble, et en particulier, il est ignoble de demeurer non seulement bourgeois, mais fabricant, c’est-à-dire bourgeois agissant activement contre le prolétariat. » Je me console, continua-t-il, en travaillant à mon ouvrage sur la situation de la classe ouvrière (ce livre parut, comme on sait, en 1845, et est une des œuvres les meilleures de toute la littérature socialiste). « On peut encore, tout en étant communiste, demeurer par l’extérieur un bourgeois, une bête de somme du mercantilisme, si on ne s’occupe pas de littérature,— mais faire en même temps une vaste propagande communiste et s’occuper de commerce, d’affaires industrielles, c’est impossible. Je m’en vais. En outre, cette vie endormante d’une famille pénétrée de christianisme à la prussienne, je ne puis plus la supporter, je risquerais de devenir finalement un de ces philistins allemands et d’introduire le philistinisme dans le communisme. » Ainsi écrivait le jeune Engels. Après la Révolution de 1848, la vie l’obligea à réintégrer le comptoir de son père et à devenir, pour de longues années, la « bête de somme du mercantilisme », mais il sut tenir bon et se créer une atmosphère pénétrée non plus de christianisme à la prussienne, mais d’une camaraderie toute différente il sut devenir pour toute son existence l’implacable ennemi de cette « introduction du philistinisme dans le communisme ».

   La vie sociale des provinces allemandes de 1844 ressemble à la vie russe du début du XXe siècle, à la veille de la Révolution de 1905. Tout se porte vers la politique, tout le monde est rempli d’indignation contre le gouvernement. Les pasteurs fulminent contre l’athéisme de la jeunesse, les enfants des familles bourgeoises font des scènes à leurs parents pour leur « façon aristocratique de traiter les domestiques ou les ouvriers ».

   Cet esprit général d’opposition se manifeste en ceci que tout le monde se déclara communiste. « À Barmen, le commissaire de police est communiste », écrit Engels à Marx. J’ai été à Cologne, à Düsseldorf, à Elberfeld, partout à chaque pas, on rencontre des communistes ! « Un fougueux communiste, un artiste qui dessine des caricatures, nommé Seele, part dans deux mois pour Paris. Je lui donnerai un rendez-vous pour vous. Il vous plaira par tous les côtés, c’est un enthousiaste, il aime la musique, il vous sera utile comme caricaturiste. »

   « Ici, à Elberfeld, on fait des miracles. Hier (écrit le 22 février 1846), dans la plus grande salle, dans le meilleur restaurant de la ville, nous avons eu notre troisième réunion communiste. La première comptait 40 membres, la seconde 130, la troisième au moins 200. Tout Elberferd et tout Barmen, en commençant par l’aristocratie de l’argent, pour finir par les petits boutiquiers, étaient représentés, il ne manquait que le prolétariat. »

   Voilà littéralement comment écrit Engels. En Allemagne, tout le monde était alors communiste, sauf le prolétariat. Le communisme était la façon dont s’exprimait l’esprit général d’opposition répandu, surtout dans la bourgeoisie. « Le public le plus borné, le plus paresseux, le plus pharisien, qui ne s’est jamais intéressé à rien, commence à s’enthousiasmer pour le communisme. » Les principaux prophètes du communisme étaient alors des gens dans le genre de nos populistes, socialistes-révolutionnaires, socialistes populaires, etc., etc., en réalité c’étaient des bourgeois bien intentionnés, plus ou moins enragés contre le gouvernement.

   C’est dans ce cadre, c’est le milieu de ce nombre infini de tendances et de fractions soi-disant socialistes, qu’Engels sut se frayer sa route vers le socialisme prolétarien, sans craindre de rompre avec cette masse de bonnes gens, de chauds révolutionnaires, mais de mauvais communistes.

   1846, Engels est à Paris. Paris est en pleine crise politique, en pleine fermentation de toutes sortes de théories socialistes. Engels étudie avidement le socialisme, fait la connaissance de Cabet, de Louis Blanc et autres socialistes en vue, court les rédactions et les cercles.

   Son attention se porte surtout sur la doctrine socialiste la plus sérieuse et la plus répandue alors, celle de Proudhon. Dès avant la publication de la « Philosophie de la misère » (Octobre 1847 ; la réponse de Marx, la fameuse « Misère de la Philosophie », parut en 1847), Engels critique avec une âpreté implacable et une remarquable profondeur les idées fondamentales de Proudhon, reprises alors par le socialiste allemand Grün. Une bonne connaissance de la langue anglaise (que Marx ne s’assimila que bien plus tard) et de la littérature anglaise permet à Engels de montrer tout de suite (lettre du 19 septembre 1846) en Angleterre les exemples de banqueroute des fameux « (Bazars du Travail » proudhoniens. Proudhon déshonore le socialisme, déclare avec indignation Engels, d’après lui ce sont les ouvriers qui doivent racheter le capital !

   A 26 ans, Engels anéantit carrément ce « socialisme enfantin », — cette expression se rencontre dans une lettre de lui du 23 octobre 1846, longtemps ayant le Manifeste Communiste, et son principal représentant est dénoncé en la personne de Grün. « Doctrine anti-prolétarienne, petite-bourgeoise, doctrine de philistin, phrases vides, tendances humanitaires, craintes superstitieuses du communisme grossier (LoeffeL-Kommunismus — littéralement : « communiste de la cuillère », ou bien communisme de la gueule) plans pacifiques pour faire le bonheur de l’humanité — voilà les jugements d’Engels sur tous les aspects du socialisme pré-marxiste.

   « Trois soirs, écrit Engels, nous avons discuté sur le proudhonisme. Presque tous, Grün en tète, étaient contre moi. La chose principale que je fus obligé de prouver, c’est la nécessité d’une révolution violente » (23 octobre 1846). Finalement, je devins enragé, j’obligeai mes adversaires à se prononcer nettement contre le commu1nisme. Je réclamai le vote sur la question : sommes-nous communistes, oui ou non ? Grande indignation des partisans de Grün, qui se mirent à assurer qu’ils étaient rassemblés pour examiner « le bien de l’humanité » et qu’il fallait savoir ce qu’est proprement le communisme. Je leur donnai alors une définition bien simple, pour les empêcher de se dérober au fond de la question. Je définis l’état d’âme du communiste de la façon suivante : 1° Détendre les intérêts du prolétaire contre ceux du bourgeois ; 2° pour cela supprimer la propriété privée et la remplacer par la communauté des biens ; 3° reconnaître comme seul moyen d’arriver à ces buts la révolution démocratique violente (écrit un an et demi avant la révolution de 1848).

   Après discussion, 13 voix contre 2 acceptèrent la définition d’Engels. Le public de ces réunions était composé d’environ 20 menuisiers. C’est ainsi que furent posés à Paris, il y a 67 ans, les fondements du parti social-démocrate ouvrier d’Allemagne.

   Un an plus, tard, dans une lettre du 24 novembre 1847, Engels annonce à Marx la composition en brouillon du Manifeste Communiste, et se prononce entre autres contre la forme de catéchisme précédemment projetée. « Je commence, écrit Engels, par la question de la nature du communisme, et je passe ensuite directement au prolétariat : histoire de sa provenance, différence entre lui et les anciens travailleurs, développement de l’antagonisme entre lui et la bourgeoisie, crises, conclusions. » « A la fin, la politique du Parti Communiste. »

   Cette lettre historique d’Engels sur la première esquisse d’une œuvre qui a parcouru l’univers et qui reste aujourd’hui vraie dans tout l’essentiel, vivante et actuelle comme si elle était écrite d’hier, montre avec évidence combien il est juste de placer côte à côte les noms de Marx et d’Engels, comme ceux des fondateurs du socialisme contemporain.

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