La crise politique et la faillite de la tactique opportuniste

La crise politique et la faillite de la tactique opportuniste

Lénine

21 août 1906

   « Prolétari » n° 1, 21 août 1906

   La dissolution de la Douma a incontestablement inauguré une grosse crise politique dans la marche de la révolution russe. Comme toute crise, elle a aussitôt aggravé de la façon la plus violente toutes les oppositions politiques, elle a mis à nu les dessous de multiples phénomènes et pose devant le peuple, dans toute leur ampleur, des tâches qui ne faisaient que s’ébaucher jusqu’alors sans pénétrer la conscience des larges masses. Comme toute crise qui résume toute une période de l’évolution antérieure, la dissolution de la Douma devait nécessairement jouer le rôle d’une pierre de touche pour éprouver les diverses conceptions tactique. D’une part, la crise conclut un certain cycle de l’évolution en permettant d’établir avec évidence dans quelle mesure l’appréciation générale de cette évolution est juste ou fausse. De l’autre, la crise oblige à fournir des réponses immédiates à toute une série de questions pressantes, et ces réponses sont souvent vérifiées pour ainsi dire séance tenante, sur place, par suite de la marche rapide des événements. La dissolution de la Douma a été justement la « pierre de touche » des « deux tactiques » qui se sont profilées de longue date dans la social‑démocratie russe. Pendant la « période de la Douma », nous avons discuté plus ou moins tranquillement de ces deux tactiques, car la situation politique n’exigeait pas d’actions politiques importantes sur-le‑champ. La dissolution de la Douma en a fait naître la nécessité aussitôt. Les « deux tactiques » furent mises à l’essai face à la crise politique. Les résultats de cet essai requièrent l’examen le plus attentif.

   Le Comité central de notre Parti se trouve entre les mains de l’aile droite social‑démocrate. Celle‑ci doit trouver dès à présent des solutions rapides, exactes et claires aux nouvelles questions tactiques. Quelles ont été ces solutions ?

   A la question fondamentale, concernant le caractère général de la lutte à entreprendre, le Comité central a répondu par des mots d’ordre tels que celui‑ci : d’abord « Réouverture de la session de la Douma. » Les cadets s’en emparent (cf. la Retch(( « Retch » [La Parole] : organe du parti Constitutionnel-Démocrate (Cadet) publié à Pétersbourg à partir de février 1906 et supprimé par le comité Militaire Révolutionnaire le 26 octobre (8 novembre) 1917.)) et l’interview de M. Kédrine dans le journal (Oko((« Oko » [L’Œ] : quotidien de la bourgeoisie libérale, dans la ligne des cadets ; publié à Saint‑Pétersbourg du 6 (19) août au 31 octobre (13 novembre) 1906, en remplacement des journaux suivants, publiés l’un à la suite de l’autre : Rouss [La Russie], Molva [La Rumeur], Dvadtsaty Viek [Vingtième Siècle].))). Le Parti social‑démocrate le rejette. Les membres bolcheviques du Comité central protestent ; le Comité de Saint‑Pétersbourg proteste lui aussi. Le Comité central abandonne le premier mot d’ordre et en lance un second : « Défense de la Douma contre la camarilla en vue de la convocation de l’Assemblée constituante. » Enfin, de ce deuxième mot d’ordre il en résulte un troisième, le dernier : « Pour la Douma, comme organe du pouvoir qui convoquera l’Assemblée constituante. » Malgré les protestations des social‑démocrates de l’aile gauche, le Comité central s’en tient à ce dernier‑né. Dans la question des mots d’ordre, c’est le désarroi complet.

   Autre question : quelle forme de lutte faut‑il recommander ? Le Comité central penche plutôt pour la grève‑manifestation. Il voudrait appeler à la grève immédiate, mais il est le seul parmi tous les partis et organisations révolutionnaires. C’est alors qu’il signe des appels à l’insurrection (appels : À l’armée et à la flotte et À tous les paysans de Russie). Mais après avoir fait un pas en avant, en passant de la grève‑manifestation à la grève‑insurrection, il s’empresse de faire un pas en arrière et appelle à des « protestations de masse partielles ».

   Troisième question fondamentale : avec qui marcher à la lutte ? Sur quels éléments de la démocratie bourgeoise faut‑il s’appuyer ou bien avec lesquels doit‑on compter de préférence ? Quels sont les partis ou les organisations dont il faut chercher à se rapprocher ? Le Comité central, comme nous l’avons vu, ajuste ses mots d’ordre et les formes de lutte qu’il recommande au niveau de la « Douma prise dans son ensemble », au niveau des cadets. Mais « chassez le naturel, il revient au galop. » Le Comité central est contraint de signer des appels et à l’armée, et aux paysans et « au peuple tout entier », exclusivement avec les organisations révolutionnaires, exclusivement avec les troudoviks (issus des débris de la Douma). Dans ses ratiocinations sur la tactique, le Comité central, comme d’ailleurs tous les mencheviks, fait une distinction entre les cadets et les octobristes((Octobristes  : membres de l’ « Union du 17 octobre », en référence à un manifeste du tsar du 17.10.1905. Défendait les intérêts de la grande bourgeoisie et des propriétaires fonciers.)) ‑ à droite c’est « eux », à gauche c’est « nous » (« nous » avec les cadets). Dans ses appels à l’action, dans ses appels à la lutte, le Comité central fait une distinction entre les cadets et les troudoviks ; les cadets sont rangés soit parmi ceux de la droite, soit parmi les neutres. « Nous », paraît‑il, c’est « nous » avec les troudoviks sans les cadets. « Nous », c’est le bureau d’information et de coordination de toutes les organisations révolutionnaires, y compris le « Comité du groupe du Travail », mais sans les cadets. Pour reprendre notre dicton : « Le désir est grand, mais le résultat est amer. » Les social‑démocrates de droite désirent ardemment marcher en compagnie fraternelle avec les cadets, mais la résultat est triste, car les cadets abandonnent les alliances de combat imposées par la marche des événements.

   Telle est, dans ses grandes lignes, la véritable histoire de la tactique menchevique depuis la dissolution de la Douma. Elle est relatée dans un petit nombre de documents. Lisez les « lettres » (n°4 et n°5) du Comité central aux organisations du Parti et les appels : À l’armée et à la flotte (celui‑ci signé par la fraction social‑démocrate et par le Comité du groupe du Travail),  À tous les paysans de Russie (signé par le Comité du groupe du Travail, la fraction social‑démocrate, l’Union des paysans de Russie, le Comité central du Parti socialiste‑révolutionnaire, le Comité central du Parti social‑démocrate, l’Union des cheminots de Russie, l’Union des instituteurs de Russie), l’appel À tout le peuple (signé par les mêmes organisations moins les trois Unions et par le Parti socialiste polonais – le P.S.P. ‑ et le Bund) ; lisez, enfin, la protestation des trois membres du Comité central (publiée « pour les membres du Parti seulement((Lénine veut parler de la déclaration de la partie bolchevique du Comité central, en date du 20 juillet (2 août) 1906, publiée sous forme de tract séparé sous le titre Déclaration de trois membres du Comité central au Comité central du P.O.S.D.R. dans laquelle étaient énumérés les actes désorganisateurs du C.C. menchevique après la dissolution de la 1° Douma d’État. On y protestait énergiquement contre la tactique opportuniste des mencheviks.)) ») et vous aurez pris connaissance de tous les documents relatifs à la tactique opportuniste de la social‑démocratie depuis la dissolution de la Douma.

   Quel est le résultat général de cette histoire des directives tactiques du menchevisme telle que la reflètent les documents ? Il est clair : ce sont des tergiversations entre la bourgeoisie libérale monarchiste et la démocratie bourgeoise révolutionnaire. En effet, à quoi se résument les hésitations du Comité central dans la question des mots d’ordre ? Le C.C. oscille entre la voie constitutionnelle légale, considérée comme voie unique, exclusive (avec le mot d’ordre « Réouverture de la session de la Douma »), et entre la reconnaissance ou l’admission de la voie révolutionnaire (le mot d’ordre : « Une Assemblée constituante », que vient affaiblir le mot Douma, constamment ajouté). Il hésite entre les cadets (qui acceptent, qui ont entièrement accepté le mot d’ordre : « Réouverture de la session ») et les paysans révolutionnaires (troudoviks, socialistes‑révolutionnaires, Union des paysans, Union des cheminots, Union des instituteurs qui ont signé, avec le C.C. du P.O.S.D.R., l’appel à l’insurrection pour la convocation de l’Assemblée constituante). Notre C.C., ou bien nos social‑démocrates opportunistes, sont un peu plus à gauche que les cadets et considérablement plus à droite que la démocratie bourgeoise révolutionnaire. C’est bien ce qui résulte, en somme, des hésitations du Comité central dans la question des mots d’ordre, dans celle de la forme de lutte à préconiser et dans celle du groupement des divers partis politiques.

   Pendant toute la durée de la Douma, les divergences de tactique entre l’aile droite et l’aile gauche de la social-démocratie se sont de plus en plus précisées pour se ramener plus nettement à la question essentielle qui était de trouver une ligne de démarcation au sein de la démocratie bourgeoise ou de savoir avec qui l’on marcherait. Les social‑démocrates de l’aile droite s’appliquaient à marcher avec les cadets (soutien de la Douma, ainsi que de la revendication d’un ministère parlementaire). Par contre, la tactique des social‑démocrates révolutionnaires était dirigée à détacher la démocratie bourgeoise révolutionnaire des cadets, à la libérer de leur joug et à l’organiser, en vue du combat, côte à côte avec le prolétariat. La dissolution de la Douma permit de faire le point. Et qu’a‑t‑on vu alors ? On a constaté que les social‑démocrates de l’aile droite avaient été obligés d’abandonner les cadets et d’adhérer à la démocratie révolutionnaire. Seules, certaines adjonctions à leurs mots d’ordre avaient conservé un caractère cadet. Les faits ont contraint de faire passer la ligne de démarcation là où les social‑démocrates de l’aile gauche l’avaient toujours indiquée. L’inconséquence des mots d’ordre du Comité central et leur « vanité » se sont révélées en toute évidence.

   Analysons maintenant les raisonnements du Comité central. On trouve leur exposition la plus complète dans la 4° « Lettre aux organisations du Parti » (cette lettre ne porte ni date ni numéro, mais celle qui la suit est dite la cinquième). Cette lettre constitue vraiment un échantillon remarquable de la façon de penser opportuniste : elle mériterait d’être réimprimée en multiples exemplaires, de figurer dans les anthologies, dans les manuels du socialisme pour montrer par un exemple frappant comment il ne convient pas à des social‑démocrates de raisonner sur la tactique.

   Le clou de lettre est l’analyse de la question que les auteurs formulent ainsi : « A qui peut passer maintenant le pouvoir ? »

   « Qui est ou qui peut être à l’heure actuelle aux yeux d’un peuple fort de 140 millions, dit ensuite la lettre, l’héritier naturel d’un pouvoir arraché au gouvernement tsariste ?… Car lorsque s’amorce un mouvement populaire pour la conquête du pouvoir, la conscience populaire doit avoir une idée de ceux qui remplaceront le gouvernement renversé… A chaque période du mouvement, il faut une collectivité ou une organisation donnée pour jouer ce rôle dans la conscience populaire. »

   Dans les raisonnements cités, nous avons souligné les passages qui révèlent d’emblée leur totale inconsistance. Dans la question de la conquête du pouvoir, le Comité central embrasse incontinent un point de vue petit‑bourgeois idéaliste, au lieu d’un point de vue prolétarien et maté­rialiste. D’après lui, la question de savoir à qui revient la  « succession naturelle » du pouvoir doit être déduite de la « conscience » (« aux yeux » du peuple) la plus largement répandue et non des conditions réelles de la lutte. Il ne com­prend pas que le « successeur naturel » sera non celui qui « jouera ce rôle » dans la « conscience » de qui que ce soit, mais celui qui de facto renversera le gouvernement, celui qui de facto s’emparera du pouvoir, celui qui sortira vain­queur de la lutte. Ce n’est pas la « conscience populaire » qui déterminera l’issue de la lutte, mais la force des diffé­rentes classes et éléments de la société.

   Le Comité central, d’emblée, s’écarte donc complète­ment de la question. Au lieu de considérer les conditions de la lutte réelle, telle qu’elle a été et est menée, il commen­ce par spéculer de la pire façon ‑ en idéaliste ‑ sur la « conscience » et la « représentation » que l’on se fait de ceux qui « remplaceront le gouvernement déchu », au lieu de réfléchir à ceux qui renversent et renverseront le gouver­nement. Pour aboutir à des conclusions opportunistes, il a fallu répudier la méthode marxiste, qui requiert d’exami­ner quels sont les intérêts et les classes qui exigent le renversement du régime et quels sont ceux qui aspirent seule­ment à la limitation du pouvoir établi ; quelles conditions matérielles engendrent la lutte révolutionnaire (« le renver­sement du régime ») et quelles sont celles qui ménagent une cohabitation constitutionnelle des classes déchues et de celles qui travaillent à leur déchéance. Si le Comité central n’avait pas oublié l’a b c du marxisme, il aurait examiné, en se basant simplement sur l’expérience de la révolution russe, quelles sont chez nous les classes que la marche même du mouvement oblige, quelquefois indépendamment de leur « conscience » (et même malgré leur conscience monarchis­te), à renverser les institutions politiques qui se trouvent sur leur chemin. L’histoire du mouvement ouvrier et paysan en Russie, au XX° siècle, aurait fourni à notre Comité central assez d’exemples de renversement partiel et local des institutions politiques établies pour lui permettre de juger, en marxiste et non pas à la mode de Ledru‑Rollin, du renversement général et complet du pouvoir central.

   Dans ses raisonnements ultérieurs à ce sujet, le Comité central, qui a fait fausse route, s’embrouille de plus en plus. Il commence à conjecturer sur les combinaisons possibles et probables d’un « gouvernement révolutionnaire provisoire ».

   Il déclare inaptes les Soviets des députés ouvriers ainsi qu’un comité exécutif composé du groupe du Travail et de la fraction social‑démocrate. Les premiers ne seraient pas suivis « par les 100 millions de paysans » ; le second n’aura pas pour lui « une partie considérable de la petite bourgeoisie urbaine, de la bourgeoisie moyenne, des soldats, des cosaques, des officiers, etc. Or, ce serait commettre la plus grave erreur que de croire que le nouveau pouvoir peut être établi contre la volonté de tous ces éléments ».

   Nous proposons au lecteur de comparer la première partie de ce raisonnement au projet de résolution bolchevique sur le gouvernement provisoire (cf. le n° 2 des Partiinyé Izvestia((« Partiinyé Izvestia » [Bulletin du Parti], organe du Comité central unifié du P.O.S.D.R., parut illégalement à Saint‑Pétersbourg à la veille du IV° Congrès d’unification du Parti. Il y eut deux numéros : le 7 (20) février et le 20 mars (2 avril) 1906. La direction des Partiinyé Izvestia était composée à égalité de rédacteurs de l’organe bolchevique (le Prolétari) et de l’organe menchevique (la nouvelle lskra). La rédaction bolchevique comprenait Lénine, Lounatcharski et autres.
Les Partiinyé Izvestia publièrent les articles suivants de Lénine : « La situation actuelle en Russie et la tactique du parti ouvrier », « La révolution russe et les objectifs du prolétariat », sous la signature du « Bolchevik » (voir Œuvres, Paris-Moscou, tome 10, pp.111‑118 et 136‑147). La parution des Partilnyé Izvestia cessa après le Congrès.)) du 20 mars 1906 ; ce projet a été reproduit dans le « Rapport sur le congrès » de Lénine, p. 92((Lénine a en vue le deuxième paragraphe du projet de résolution bolchevique au Congrès d’unification du P.O.S.D.R., résolution sur « Le gouvernement révolutionnaire provisoire et les organes locaux du pouvoir révolutionnaire » (voir Œuvres, Paris‑Moscou, tome 10, pp. 157‑158). ))). Il énumère les organisations qui, pendant l’insurrection de décembre, ont joué en fait le rôle d’organes du pouvoir révolutionnaire. Outre les Soviets des députés ouvriers y figurent, bien entendu, les comités de soldats, de cheminots, de paysans, ainsi que les organes ruraux élus au Caucase et dans les provinces baltiques. Par conséquent, l’histoire a déjà résolu la question que le Comité central tente vainement de résoudre aujourd’hui. L’histoire a déjà montré quels sont les classes et éléments de la population qui prennent part à l’insurrection et créent des organes insurrectionnels. Or les opportunistes de la social‑démocratie non seulement oublient (ou ne savent pas comprendre) le passé récent de la révolution, mais ne comprennent pas en général ce qu’est un gouvernement révolutionnaire provisoire. Un peu de réflexion suffit pour réaliser qu’un tel gouvernement est un organe insurrectionnel (et non pas seulement un résultat de l’insurrection, comme le suppose à tort le projet de résolution menchevique sur le gouvernement provisoire ‑ cf. le même « Rapport », p. 91 ou le n° 2 des Partiinyé Izvestia).

   Continuons. La deuxième partie du raisonnement cité est encore plus erronée. Elle est bâtie suivant un procédé cher aux opportunistes qui est de démontrer que le mot d’ordre le plus modéré est parfaitement pertinent puisqu’il peut rallier le plus grand nombre d’éléments sociaux. Bernstein disait : une partie seulement du prolétariat se prononce pour la révolution sociale, alors que la réforme sociale a les faveurs de nombreux éléments social‑libéraux. Vous vous trompez si vous croyez que l’on peut instituer le socialisme contre leur volonté ! Devenez plutôt un parti de réformes démocratiques et socialistes ! Les mencheviks disent : il n’y a que le prolétariat et la partie révolutionnaire de la petite bourgeoisie (avant tout les paysans) qui soient pour une victoire effective de notre révolution, tandis que pour la limitation de l’ancienne monarchie dans un sens libéral, il y a encore « la bourgeoisie moyenne, et les officiers, etc. » Entendons‑nous donc pour qualifier de victoire de la révolution une transaction des libéraux avec le tsar, et, au lieu de réclamer un gouvernement véritablement révolutionnaire, qui soit un moyen d’insurrection, demandons une Douma !

   Non, camarades. Il y a, en arithmétique politique, des opérations un peu plus compliquées que l’addition de tous les éléments d’« opposition ». Une opposition flottante et prête à trahir, ajoutée à des éléments révolutionnaires véritablement combatifs, ne donne pas toujours un résultat positif ; il est plus souvent négatif. Ceux qui ont intérêt à limiter les prérogatives de la monarchie, tout en redoutant son abolition ne sont certes pas capables de créer un organe insurrectionnel énergique et hardi. Essayer de tailler par avance le futur organe insurrectionnel à la mesure de ces cadets, équivaut à prétendre arriver à la révolution sociale en Europe suivant les conceptions d’un Naumann ou d’un Clemenceau.

   Nos opportunistes se sont jetés d’eux‑mêmes dans une contradiction des plus comiques ! Ils recherchent l’alliance de la bourgeoisie moyenne et des officiers, en un mot des éléments du Parti cadet. Mais alors il faut complètement rejeter le mot d’ordre d’une Assemblée constituante, puisque les cadets le rejettent ! Lancer ce mot d’ordre d’une Assemblée constituante, inacceptable pour la bourgeoisie moyenne et les officiers, et essayer en même temps de gagner leur appui en imposant un rôle des plus révolutionnaires (celui de renverser le gouvernement et de devenir un gouvernement provisoire révolutionnaire !) à la Douma modérée et loyaliste, voilà l’extrême absurdité à laquelle est arrivé notre Comité central.

   D’ailleurs, en fait d’absurdités, la lettre du Comité central a d’autres perles à faire valoir. Prenez ceci : « Si, à l’heure actuelle, on ne pouvait réellement pas trouver d’autre successeur au pouvoir que les Soviets des députés ouvriers, on pourrait dire d’avance que la victoire sur le gouvernement dans la lutte pour la prise du pouvoir (mais cette victoire suppose nécessairement la participation de l’armée) n’aboutirait à rien d’autre qu’à la dictature militaire de l’armée passée « du côté du peuple ». (Italiques dans l’original.)

   Réfléchissez un peu à cette tirade monstrueuse, si les Soviets des députés ouvriers triomphaient du gouvernement avec l’aide d’une partie de l’armée, ce passage de l’armée « au côté du peuple »((Il faut croire que les guillemets indiquent l’ironie de notre Comité central !(Note de Lénine)) amènerait une dictature militaire ! Je me demande si l’on peut trouver même dans la littérature publiée par les cadets pareilles tentatives d’intimider les esprits en leur montrant les conséquences d’une victoire révolutionnaire. Je doute que Strouvé lui‑même soit allé si loin, lui qui dans l’Osvobojdnié((« Osvobojdénié » [Libération], journal bimensuel de la bourgeoisie libérale, publié à l’étranger de 1902 à 1905, sous la direction de P. Strouvé. A partir de janvier 1904, fut l’organe de l’« Union de libération » monarchiste libérale. Plus tard, les « osvobojdentsy » (gens de l’Osvobojdénié) formèrent le noyau du parti des cadets, principal parti bourgeois en Russie.)), durant l’été de 1905, et dans la Poliarnaïa Zvezda((« Poliarnaïa Zvezda » [L’Etoile Polaire], revue hebdomadaire, organe de l’aile droite du parti cadet ; publié à Saint‑Pétersbourg en 1905‑1906 sous la direction de P. Strouvé.)), au printemps de 1906, attaquait violemment l’idée d’une insurrection armée parce que, selon lui, elle se rapprochait trop de celle d’une dictature militaire. Si le Comité central s’était renseigné sur les revendications courantes émises par les soldats et les matelots lors de leurs innombrables « mutineries » de l’année en cours, il aurait vu que ces revendications se ramenaient, en réalité, à exiger la transformation de l’armée de caste en une armée populaire, c’est‑à‑dire en une milice. Les soldats et les matelots ne savaient pas toujours formuler l’objet de leurs revendications, ils étaient même dans la plupart des cas incapables de le faire ; mais n’est‑il pas évident qu’on réclamant à faire leur service au pays natal, en même temps que la liberté des meetings ces hommes visaient à la constitution d’une milice ? Le Comité central aurait‑il perdu l’instinct révolutionnaire élémentaire au point de ne plus voir la différence entre l’esprit révolutionnaire des décembristes((Les décembristes : révolutionnaires russes, membres de la noblesse, qui combattirent le servage et l’autocratie et déclenchèrent une insurrection armée en décembre 1825.)) qui étaient des nobles, entre l’esprit révolutionnaire d’officiers roturiers et intellectuels, membres de la « Narodnaïa Volia » et l’esprit révolutionnaire profondément démocratique, prolétarien et paysan des soldats et des matelots dans la Russie du XX° siècle ? N’a‑t‑il jamais été frappé par la différence radicale qui existe entre l’esprit révolutionnaire des officiers de l’époque de la « Narodnaïa Volia », où la masse des soldats gardait une indifférence presque complète, et l’esprit réactionnaire des officiers d’aujourd’hui alors que la masse inculte des soldats est secouée par un puissant mouvement ? Il faut ou bien avoir perdu tout sens de la réalité, ou bien être allé plus à droite que MM. Strouvé et consorts pour prétendre que l’adhésion du soldat ou du matelot russe d’aujourd’hui à la cause des Soviets des députés ouvriers, dans la lutte contre le gouvernement, peut mener à une dictature militaire et que celle‑ci ne peut être combattue qu’en gagnant les officiers par le mot d’ordre modéré « pour la Douma » ! Le Comité central du Parti social‑démocrate se propose de combattre l’aspiration du soldat russe à la dictature militaire en gagnant les officiers à ses côtés : voilà bien l’absurdité à laquelle nous ont amenés les opportunistes.

   Le Comité central essaie de défendre sa position désespérée en disant qu’il ne faut pas chercher à créer artificiellement un nouveau gouvernement, car la Douma, ou ce qui en reste, est là ; elle « peut se proclamer Douma d’État ». « Quant à la pensée populaire, elle ne connaît pas les subtilités de la Constitution écrite et considère toujours la Douma d’État comme un organe du pouvoir… Si les troupes qui ont refusé d’obéir au gouvernement tsariste se mettent au service d’un nouveau gouvernement, celui‑ci ne peut être que la Douma d’État. »

   C’est admirable ! Si demain la « pensée populaire » confère le titre de « pouvoir » à toute autre institution légale, nous nous verrons obligés de répandre ce préjugé ! Belle façon de comprendre les tâches d’un parti révolutionnaire ! Il est grand temps de comprendre, chers camarades, que le pouvoir doit être conquis par la force, par la lutte, par l’insurrection ! Les cadets sont‑ils prêts à agir en ce sens ? Si oui, ils seront les bienvenus, nous ne répudierons aucun allié dans la lutte. Mais s’ils ne le sont pas, s’ils craignent même de lancer un appel direct à l’insurrection (un appel de ce genre, si ses auteurs sont sincères, constitue certainement un acte qui inaugure l’action ; or de tous les députés de la Douma, seuls les social‑démocrates et les troudoviks l’ont accompli), tout ce que l’on dit de la Douma en tant qu’« organe du pouvoir qui convoquera l’Assemblée constituante » n’est que rêvasseries à la Manilov((Manilov : nom d’un propriétaire, dans les Ames mortes de Gogol, qui personnifie l’esprit petit‑bourgeois, la mièvrerie et le goût des chimères sans rapport avec la réalité.)) et duperie du peuple.

   Dans une autre ambiance, les membres restants de la Douma auraient agi autrement, dit le Comité central pour disculper les cadets qui avaient pris peur même devant l’appel de Vyborg. Oui, c’est vrai, leur action aurait été différente. Qu’en résulte‑t‑il ? Que nous devons chercher à créer cette autre ambiance. Comment s’y prendre ? Il faut élever les éléments capables de lutter, à la conscience révolutionnaire, les élever au‑dessus du niveau des cadets et de leurs mots d’ordre. Or, que faites‑vous ? Vous voulez justifier la timidité des cadets en disant que l’atmosphère n’est pas à la révolution et c’est vous‑mêmes qui la déprimez en substituant, aux mots d’ordre révolutionnaires ceux des cadets.

   La conclusion pratique à laquelle arrive le Comité central dans sa fameuse 4° lettre est celle‑ci : « Il est nécessaire d’organiser partout dès aujourd’hui des protestations de masse sur place. » Dans quel but ? Voici, littéralement : « Créer une ambiance de préparation à la lutte décisive imminente… » Non pas se préparer à la lutte décisive, mais créer une ambiance de préparation !

   Avec une rare unanimité, notre Parti a condamné et même rejeté ce mot d’ordre du Comité central. La campagne qu’il a entreprise avec les « protestations de masse partielles » a déjà échoué. Il est absurde de manifester, de protester, dans une atmosphère de guerre civile qui atteint un degré d’acuité inouï ; cela saute aux yeux. Nous publions dans ce numéro les résolutions de nombreux comités et conférences du Parti((Il s’agit des résolutions des comités du P.O.S.D.R. de Koursk, de Kalouga, de l’arrondissement de Moscou, du Bureau régional du Centre et de la conférence du Parti à Kostroma réunie le 25 juillet (7 août) 1906.)) qui montrent avec une clarté suffisante quelle indignation ce mot d’ordre du Comité central, ainsi que toute sa politique depuis la dissolution de la Douma, ont provoquée. Voilà pourquoi nous ne nous attarderons pas à réfuter le mot d’ordre du Comité central, qui a déjà été réfuté par les faits et rejeté par le Parti. Il convient seulement de noter l’importance de principe que revêt son erreur et, ensuite, ses tentatives maladroites (lettre n° 5) pour se sortir de l’impossible situation dans laquelle il s’est jeté.

   Sur un plan de principe, l’erreur du Comité central représente une incompréhension totale de la différence qui existe entre une grève‑manifestation et une grève‑insurrection. Après les événements du mois de décembre, cette incompréhension est absolument impardonnable. La seule explication possible en est que dans aucune de ses lettres le Comité central n’a parlé franchement d’une insurrection armée. Eviter de poser carrément la question de l’insurrection, telle est la tendance de toujours de nos opportunistes, qui procède inévitablement de leur attitude générale. Cette tendance nous explique pourquoi le Comité central ne fait que parler d’une grève‑manifestation et passe sous silence la grève‑insurrection.

   Après avoir pris cette position, le Comité central ne pouvait pas ne pas se trouver à la queue de tous les autres partis et organisations révolutionnaires. On peut dire que tous, excepté les social‑démocrates opportunistes, ont compris qu’il devenait inévitable de poser la question de l’insurrection. Comme il fallait s’y attendre, l’Union des cheminots russes a porté toute son attention là‑dessus (cf. sa résolution et le rapport de son bureau que nous publions dans ce numéro((Il s’agit de la conférence des cheminots, convoquée en août 1906 pour discuter la question de la grève générale qu’on se proposait de déclencher en réponse à la dissolution de la Ire Douma d’État.))). Cela ressort avec une clarté parfaite de nombreux appels signés par quelques organisations révolutionnaires (les appels déjà cités plus haut : À l’armée et à la flotte, À tous les paysans de Russie, etc.). Il semblerait que notre Comité central ait signé ces appels contre sa volonté, en dépit de ses convictions !

   En effet, il est absolument impossible d’avoir signé ces appels sans remarquer la différence qui existe entre la grève‑manifestation et la grève‑insurrection. La conduite contradictoire du Comité central, ses mouvements de girouette sautent aux yeux : dans ses propres écrits (lettres 4 et 5), il ne souffle pas mot de l’insurrection. Mais, agissant de concert avec les autres organisations révolutionnaires, il‑signe des appels à l’insurrection ! Abandonné à lui‑même, notre Comité central verse immanquablement dans l’ornière des cadets et s’évertue à composer des slogans acceptables pour les cadets ou qui lui paraissent comme tels. Mais dans le coude à coude avec d’autres organisations révolutionnaires, notre Comité central « se rattrape », il est pris de remords pour ses mots d’ordre empruntés aux cadets, et se conduit convenablement.

   C’est la première fois que le Parti ouvrier social‑démocrate de Russie tombe dans une situation aussi indigne de lui. C’est la première fois qu’au vu et au su de tous, on le mène par le licol. C’est la première fois qu’il est à l’arrière‑garde. Notre devoir, celui de tous les membres du P.O.S.D.R., est d’obtenir coûte que coûte, et ce le plus rapidement possible, que cette première fois soit la dernière.

   L’erreur de principe indiquée ci‑dessus explique bien pourquoi le Comité central ne pouvait pas comprendre les raisons de l’échec de la grève de juillet (de la dernière grève). Chacun peut se tromper en choisissant le moment de la lutte. Nous n’avons nullement l’intention d’accuser le Comité central de cela. Mais se tromper sur le caractère de l’action, et ce malgré les avertissements de plusieurs organisations avec lesquelles le Comité central a signé des appels à l’insurrection, est impardonnable.

   Dans la lettre 5, le Comité central se livre à une petite polémique mesquine contre les socialistes‑révolutionnaires (en démontrant uniquement que le représentant des troudoviks raisonnait avec plus d’esprit de suite que ces derniers; l’on se demande d’ailleurs qui cela peut bien intéresser) et s’étonne que les ouvriers avancés, conscients, aient été justement ceux qui n’ont pas répondu à l’appel pour la grève de juillet. Les ouvriers à la traîne ont marché, mais pas les ouvriers avancés ! Et le Comité central de s’indigner, de s’emporter, d’injurier presque.

   Cependant, si le Comité central n’avait pas adopté une position foncièrement erronée, s’il ne s’était pas séparé de l’avant‑garde du prolétariat pour des questions de principe, il lui aurait été aisé de comprendre de quoi il en retournait. Les ouvriers peu évolués pouvaient encore ignorer la différence entre la grève‑manifestation et la grève‑insurrection, quant aux ouvriers avancés, ils la connaissaient fort bien. Lorsqu’il y eut un espoir de pouvoir soutenir Sveaborg et Cronstadt dans leur insurrection ‑ ce moment a existé ‑ il était naturel de décréter la grève générale. Seulement ce devait être bien entendu (et ce fut) non pas une grève pour protester contre la dissolution de la Douma (comme l’avait compris le Comité central), mais pour soutenir les insurgés, pour étendre l’insurrection.

   Mais voilà qu’un ou deux jours plus tard on apprend de façon certaine que l’insurrection à Sveaborg et à Cronstadt a été, pour cette fois, réduite. La grève pour soutenir les insurgés devenait donc inopportune ; quant à la grève de protestation, la grève‑manifestation, les ouvriers avancés n’en voulaient pas. Ils ont toujours affirmé de la façon la plus nette et la plus catégorique (seul notre Comité central s’est arrangé pour l’ignorer ou ne pas le comprendre) qu’ils marcheraient pour une bataille générale décisive, mais qu’ils refusaient absolument de faire une grève‑manifestation.

   Nous voyons donc que l’échec de la grève de juillet a profondément ébréché la tactique des social‑démocrates opportunistes. C’était la faillite sans retour de l’idée de la grève‑manifestation, le fiasco total du mot d’ordre des « protestations de masse partielles ».

   Mais pour ceux qui connaissent tant soit peu l’état des esprits parmi les ouvriers dans les grands centres de la Russie, pour ceux qui sont attentifs à ce qui se passe à la campagne, il est parfaitement clair que l’idée de la grève‑insurrection et le mot d’ordre de la préparation à l’insurrection, loin de perdre de leur valeur et de s’atténuer, s’affermissent et arrivent à maturation en tous lieux.

   Résumons notre brève analyse de la tactique menchevique dans les journées critiques qui ont suivi la dissolution de la Douma.

   Pendant toute la période de la Douma, les mencheviks ont prêché le soutien de la Douma dans son ensemble, le soutien des cadets (sous prétexte d’appuyer la revendication d’un ministère issu de la Douma). Les bolcheviks s’efforçaient de détacher les troudoviks des cadets et soutenaient l’idée de former un « Comité exécutif des groupes de gauche de la Douma ».

   Aujourd’hui, après la dissolution de la Douma, quelle est la tactique qui s’est affirmée la meilleure ? En fait de travail commun avec les cadets, on n’est arrivé qu’à lancer le timide appel de Vyborg. Les cadets en tant que parti n’ont pas soutenu cet appel, ils n’ont pris part ni à l’agitation que les partis ont déployée en sa faveur, ni aux travaux analogues qui l’ont suivie. L’insuffisance de cet appel, même nos mencheviks l’ont bientôt reconnue. L’appel timide de Vyborg fut suivi par d’autres appels, plus précis et plus audacieux. Après l’union de quelques-uns des anciens membres de la Douma, vinrent s’unir les « comités » des deux groupes parlementaires qui signèrent une série d’appels et prirent part à plusieurs conférences révolutionnaires avant d’entrer au conseil militaire de la révolution.

   Quels étaient donc ces deux groupes qui, en tant que groupes, en tant que collectivités, étaient restés intacts après la débâcle de la Douma, qui ne disparurent pas lorsque le terrain « constitutionnel » ont cédé ?

   C’étaient les social-démocrates et les troudoviks. Le « comité exécutif des groupes de gauche », préconisé par les bolcheviks, qui soutenaient l’idée de former ce comité, était constitué. Le groupe du Travail donnait naissance à une nouvelle organisation révolutionnaire possédant des liaisons nouvelles parmi les paysans, tandis que les cadets mouraient à la vie politique, ainsi que l’avaient prévu les bolcheviks ; ils avaient indiqué que « les vers grouillent autour des cadavres et non point autour des vivants((Voir Œuvres, Paris-Moscou, tome 10, pp.272. )) ».

   L’accord de combat des social-démocrates avec les troudoviks, les socialistes-révolutionnaires, etc., est devenu une réalité illustrée par les feuillets déjà mentionnés. Nous avons perdu, perdu énormément, cela s’entend, d’avoir songé tardivement à conclure cet accord, de ne pas y avoir pensé plus tôt, de ne pas avoir préparé le terrain indirectement comme les bolcheviks avaient recommandé de le faire dans le projet de résolution qu’ils avaient présenté au Congrès d’Unification.

   Volentem ducunt fata, nolentem trahunt, ce qui veut dire à peu près : Le politicien conscient précède les événements, mais il est dans leur sillage, s’il est inconscient. Depuis des mois, sinon depuis un an, les bolcheviks insistent sur la nécessité absolue de conclure des accords de combat avec la démocratie révolutionnaire et sur l’importance d’un rapprochement dans ce sens entre le prolétariat et les paysans avancés. La dissolution de la Douma nous a poussés dans cette voie ; or, les mencheviks, nous l’avons déjà signalé en analysant toutes les péripéties de la tactique du Comité central, se sont trouvés mal préparés, « entraînés », contre leur gré et leur conscience, par la tournure « inattendue » prise par les événements.

   Prenez la question de l’insurrection. Les mencheviks multipliaient les prétextes pour l’esquiver. Au Congrès d’Unification, ils ont même adopté une résolution contre l’insurrection armée. Aujourd’hui, dans les « lettres » 4 et 5 écrites par le Comité central lui-même, et non pas sous la dictée des autres organisations révolutionnaires, ils passent sous silence la question de l’insurrection. Mais lorsque le Comité central écrit quoique ce soit de concert avec les autres organisations révolutionnaires et sous leur dictée, nous lisons des appels précis et résolus à l’insurrection. Il retrouve alors des mots d’ordre révolutionnaires. Mais il ne dit mot ni de la réouverture de la session de la Douma, ni même de la convocation d’une Assemblée constituante par le truchement de la Douma. Bien au contraire, voici ce que nous pouvons lire alors (appel À tout le peuple) : « Le but que le peuple doit se poser n’est pas une Douma sans pouvoir, mais une Assemblée constituante élue au suffrage universel, etc., et investie de pouvoir. Et cette assemblée doit être convoquée non pas par des ministres tsaristes, mais par un pouvoir s’appuyant sur le peuple révolutionnaire. » (Souligné par nous.) Tel est le langage énergique que tient notre Comité central lorsqu’il se trouve en compagnie de révolutionnaires petits-bourgeois tels que le Comité du groupe du Travail et le Parti socialiste polonais !

   Prenez, enfin, la question du gouvernement révolutionnaire provisoire. Pendant un an et demi, nos mencheviks, Plekhanov en tête, ont affirmé que la participation des social‑démocrates à ce gouvernement, à côté des révolutionnaires bourgeois, était inadmissible et que lancer la mot d’ordre d’un gouvernement révolutionnaire provisoire était du blanquisme, du jacobinisme et, en général, un péché mortel.

   Eh bien, que voyons‑nous ? La Douma est dissoute, et le Comité central est obligé de poser justement la question d’un gouvernement révolutionnaire provisoire, de se demander qui en fera partie. Il apparaît incontinent que le Comité central n’était pas préparé à la question ; il ne comprend même pas que le gouvernement révolutionnaire provisoire est un organe insurrectionnel. Le Comité central propose de proclamer gouvernement révolutionnaire provisoire ce qui reste de la Douma : social‑démocrates, troudoviks et une partie des cadets. Mais voyez un pou ce que cela donne, camarades : vous proposez aux socialistes de prendre part au gouvernement révolutionnaire provisoire à côté des révolutionnaires bourgeois ! Et ce bien que les social‑démocrates ne soient qu’une infime minorité parmi les troudoviks et les cadets de gauche ! Hélas, deux fois hélas ! Ce verbiage de doctrinaires sur l’inadmissibilité pour des social‑démocrates d’entrer dans un gouvernement provisoire où siègent des révolutionnaires bourgeois, éclate comme une bulle de savon au premier contact de la réalité. Tous les efforts que l’on a faits pour justifier cette fausse solution en citant Marx à tort et à travers, se volatilisent en fumée. Il y a plus : outre les révolutionnaires bourgeois (troudoviks, socialistes‑révolutionnaires, ‑ Parti socialiste polonais, une partie des unions des paysans, des cheminots et des instituteurs), nos pseudo‑marxistes « rigoureux », emploient tous les moyens pour ouvrir la porte du futur gouvernement provisoire aux conciliateurs bourgeois (les cadets) !

   Certes, il est difficile de concevoir faillite plus complète de la tactique opportuniste que celle essuyée par notre Comité central depuis la dissolution de la Douma. Avant qu’il ne soit trop tard, il faut sortir notre Parti de ce bourbier.

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