III° partie

La faillite de la II° Internationale

Lénine

III° partie

   Mais comment a-t-il pu se faire que les représentants et les chefs les plus en vue de la II° Internationale aient trahi le socialisme ? Nous reviendrons en détail sur cette question, après avoir examiné au préalable les tentatives visant à justifier « théoriquement » cette trahison. Essayons de caractériser les principales positions du social-chauvinisme, dont Plékhanov (qui reprend surtout les arguments des chauvins anglo-français de Hyndman et de ses nouveaux partisans) et Kautsky (qui fait valoir des arguments beaucoup plus « subtils », incomparablement plus solides, en apparence, du point de vue théorique) peuvent être considérés comme les tenants.

   La plus primitive de toutes, peut-être, est la théorie de l' »instigateur ». Nous avons été attaqués, nous nous défendons : les intérêts du prolétariat exigent qu’une résistance soit opposée aux perturbateurs de la paix européenne. C’est répéter les déclarations de tous les gouvernements et les déclamations de toute la presse bourgeoise et vénale du monde. Même une platitude aussi rebattue, Plékhanov ne manque pas de l’enjoliver par une référence jésuitique, obligatoire chez cet auteur, à la « dialectique » sous prétexte de tenir compte de la situation concrète, il importe, selon lui, de découvrir avant tout l’instigateur et d’en faire justice en renvoyant tous les autres problèmes jusqu’au jour où la situation aura changé (voir la brochure de Plékhanov Sur la guerre, Paris 1914, et la reprise de ses raisonnements par Axelrod dans les n° 86 et 87 du Goloss((Goloss (La Voix) : quotidien menchévique qui parût à Paris de septembre 1914 à janvier 1915.))). Dans cette noble entreprise de substitution de la sophistique à la dialectique, Plékhanov a établi un record. Le sophiste s’empare arbitrairement d’un « argument » parmi tous les autres; or, déjà Hegel disait avec raison que l’on peut trouver des « arguments » pour appuyer n’importe quoi. La dialectique exige qu’un phénomène social soit étudié sous toutes ses faces, à travers son développement, et que l’apparence, l’aspect extérieur soit ramené aux forces motrices capitales, au développement des forces productives et à la lutte des classes. Plékhanov cueille une citation dans la presse social-démocrate allemande : les Allemands, eux-mêmes, dit-il, reconnaissaient avant la guerre que l’Autriche et l’Allemagne étaient les instigateurs, et pour lui la discussion est close. Plékhanov passe sous silence le fait que les socialistes russes ont maintes fois dénoncé les plans de conquête du tsarisme au sujet de la Galicie, de l’Arménie, etc. On ne voit pas chez lui la moindre tentative d’aborder l’histoire économique et diplomatique ne serait-ce que des trente dernières années; or, cette histoire montre de façon irréfutable que c’est précisément la mainmise sur les colonies, le pillage des terres d’autrui, l’évincement et la ruine d’un concurrent plus heureux qui ont été le pivot central de la politique des deux groupes de puissances actuellement en guerre((Un livre très instructif est celui du pacifiste anglais Brailsford, qui n’est du reste pas fâché de jouer les socialistes : La guerre de l’acier et de l’or (Londres 1914 l’ouvrage est daté du mois de mars 1914 !). L’auteur se rend très bien compte que les questions nationales, en général, sont à l’arrière-plan, qu’elles sont déjà tranchées (p. 35), que le problème n’est pas là actuellement, que la « question typique de la diplomatie moderne »(p. 36), c’est le chemin de fer de Bagdad, la fourniture de rails pour sa construction, les mines du Maroc, etc. L’auteur considère avec raison qu’un des « incidents les plus édifiants dans l’histoire récente de la diplomatie européenne » est la lutte des patriotes français et des impérialistes anglais contre les tentatives faites par Caillaux (en 1911 et 1913) pour s’entendre avec l’Allemagne sur la base d’un accord prévoyant le partage des sphères d’influence coloniales et la cotation des valeurs allemandes à la Bourse de Paris. Les bourgeoisies anglaise et française ont torpillé cet accord (pp. 38-40). Le but de l’impérialisme, c’est d’exporter le capital dans les pays plus faibles (p. 74). Les bénéfices de ce capital ont été en Angleterre de 90 à 100 millions de livres sterling (Giffen), de 140 millions en 1909 (Paish); ajoutons pour notre part que Lloyd George, dans un discours prononcé récemment, les estimait à 200 millions de livres sterling, soit près de 2 milliards de roubles. Les machinations crapuleuses et la corruption des notables turcs, les postes lucratifs pour les fils à papa en Inde et en Egypte, voilà le fond de la question (pp. 85-87). Une minorité infime tire profit des armements et des guerres, mais elle a pour elle la société et les financiers, tandis que les partisans de la paix n’ont derrière eux qu’une population divisée (p. 93). Le pacifiste qui bavarde aujourd’hui sur la paix et le désarmement se retrouve le lendemain membre d’un parti entièrement dépendant des fournisseurs de guerre (p. 161). Si l’Entente s’avère plus forte, elle s’emparera du Maroc et partagera la Perse; si la Triplice l’emporte, elle prendra la Tripolitaine, renforcera ses positions en Bosnie, se soumettra la Turquie (p. 167). Londres et Paris ont fourni des milliards à la Russie en mars 1906 pour aider le tsarisme à écraser le mouvement de libération (pp. 225-228); l’Angleterre aide actuellement la Russie à étouffer la Perse (p. 229). La Russie a allumé la guerre des Balkans (p. 230). Tout cela n’est pas nouveau, n’est-il pas vrai ? Tous ces faits sont universellement connus et ont été mille fois repris par les journaux social-démocrates du monde entier. A la veille de la guerre, un bourgeois anglais s’en rend nettement compte. Mais auprès de ces faits simples et connus de tous, que d’absurdité indécente, que d’hypocrisie intolérable, que de mensonges doucereux dans les théories de Plékhanov et de Potressov sur la culpabilité de l’Allemagne, ou de Kautsky sur les « perspectives » de désarmement et de paix durable en régime capitaliste ! (Note de Lénine).)).

   Appliquée aux guerres, la thèse fondamentale de la dialectique, que Plékhanov déforme avec tant d’impudence pour complaire à la bourgeoisie, c’est que « la guerre est un simple prolongement de la politique par d’autres moyens » (plus précisément, par la violence). Telle est la formule de Clausewitz((Karl von CLAUSEWITZ: Vom Kriege, Werke, I Bd.,S.28. Cf.t. III, pp. 139-140 « On sait bien que les guerres sont suscitées uniquement par les relations politiques entre les gouvernements et entre les peuples; mais d’ordinaire on s’imagine qu’avec la guerre ces relations cessent et que survient une situation absolument différente, soumise uniquement à ses propres lois. Nous affirmons le contraire : la guerre n’est autre chose que le prolongement des relations politiques avec l’intervention d’autres moyens. » (Note de Lénine.))), l’un des plus grands historiens militaires, dont les idées furent fécondées par Hegel. Et tel a toujours été le point de vue de Marx et d’Engels, qui considéraient toute guerre comme le prolongement de la politique des puissances – et des diverses classes à l’intérieur de ces dernières – qui s’y trouvaient intéressées à un moment donné.

   Le chauvinisme grossier de Plékhanov s’en tient exactement à la même position théorique que le chauvinisme plus subtil, conciliant et doucereux de Kautsky, lorsque ce dernier sanctifie le passage des socialistes de tous les pays aux côtés de « leurs » capitalistes par ce raisonnement.

   « Tous ont le droit et le devoir de défendre leur patrie ; l’internationalisme véritable consiste à reconnaître ce droit aux socialistes de toutes les nations, y compris les nations en guerre avec la mienne… » (voir la Neue Zeit, 2 octobre 1914, et autres écrits du même auteur).

   Ce raisonnement invraisemblable est une caricature tellement vulgaire du socialisme que la meilleure réponse à y faire serait de commander une médaille à l’effigie de Guillaume Il et de Nicolas Il d’un côté, et de Plékhanov et de Kautsky de l’autre. L’internationalisme véritable, voyez-vous, consiste à justifier le fait que les ouvriers français tirent sur les ouvriers allemands et ces derniers sur les ouvriers français, au nom de la « défense de la patrie ».

   Mais si on examine de près les prémisses théoriques des raisonnements de Kautsky, on retrouve cette même conception qui a été raillée par Clausewitz il y a près de quatre-vingts ans avec le déclenchement de la guerre cessent les rapports politiques formés historiquement entre les peuples et les classes, et il se crée une situation absolument différente ! « Simplement » il y a des agresseurs et des agressés, on repousse « simplement » les « ennemis de la patrie »

   L’oppression exercée sur bien des nations, qui constituent plus de la moitié de la population du globe, par les peuples des grandes puissances impérialistes, la concurrence entre les bourgeoisies de ces pays pour le partage du butin, les efforts déployés par le capital pour diviser et écraser le mouvement ouvrier, tout cela a disparu d’emblée du champ visuel de Plékhanov et de Kautsky, bien qu’ils aient eux-mêmes, avant la guerre, décrit durant des dizaines d’années précisément cette « politique ».

   Les fausses références à Marx et à Engels constituent, en l’espèce, l’argument « massue » des deux chefs de file du social-chauvinisme : Plékhanov évoque la guerre nationale de la Prusse en 1813 et de l’Allemagne en 1870; Kautsky démontre avec un air savantissime, que Marx étudiait la question du camp (c’est-à-dire de la bourgeoisie), dont le succès était le plus souhaitable dans les guerres de 1854-1855, 1859, 1870-1871, ce que les marxistes faisaient également dans les guerres de 1876-1877 et 1897. C’est le procédé de tous les sophistes de tous les temps : il consiste à prendre des exemples qui se rapportent manifestement à des cas dissemblables dans leur principe même. Les guerres antérieures qu’on nous donne en exemple ont été un « prolongement de la politique » suivie pendant de longues années par les mouvements nationaux bourgeois, mouvements contre le joug étranger imposé par une autre nation et contre l’absolutisme (turc et russe). Il ne pouvait alors être question que de savoir s’il fallait donner la préférence au succès de telle ou telle bourgeoisie; les marxistes pouvaient par avance appeler les peuples aux guerres de ce genre en attisant les haines nationales, comme l’a fait Marx en 1848 et plus tard pour la guerre contre la Russie, et comme Engels attisa en 1859 la haine nationale des Allemands contre leurs oppresseurs, Napoléon III et le tsarisme russe((A propos, M. Gardénine, dans la Jizn, accuse Marx de « chauvinisme révolutionnaire », mais de chauvinisme quand même, du fait que Marx s’est affirmé en 1848 pour la guerre révolutionnaire contre des peuples d’Europe qui s’étaient montrés en fait contre-révolutionnaires, à savoir « les Slaves et surtout les Russes ». Ce reproche adressé à Marx montre une fois de plus l’opportunisme (ou l’absence de tout sérieux, à moins que cela ne soit l’un et l’autre) de ce socialiste-révolutionnaire « de gauche ». Nous autres, marxistes, avons toujours été et continuons d’être partisans de la guerre révolutionnaire contre les peuples contre-révolutionnaires. Exemple Si le socialisme triomphe en Amérique ou en Europe en 1920 et que le Japon avec la Chine, admettons, lancent alors contre nous – ne serait-ce d’abord que sur le terrain diplomatique – leurs Bismarcks, nous nous prononcerons pour le déclenchement contre eux d’une guerre offensive, révolutionnaire. Cela vous paraît étrange, M. Gardénine ? C’est que vous êtes un révolutionnaire dans le genre de Ropchine (Note de Lénine.))).

   Comparer le « prolongement de la politique » de lutte contre la féodalité et l’absolutisme, de la politique de la bourgeoisie en voie d’affranchissement, au « prolongement de la politique » d’une bourgeoisie caduque – c’est-à-dire impérialiste, c’est-à-dire qui a pillé le monde entier – et réactionnaire qui, en alliance avec les féodaux, écrase le prolétariat, c’est comparer des mètres à des kilogrammes. Cela ressemble à la comparaison que l’on ferait des « représentants de la bourgeoisie » Robespierre, Garibaldi, Jéliabov, avec les « représentants de la bourgeoisie » Millerand, Salandra, Goutchkov. On ne peut être marxiste sans éprouver la plus profonde estime pour les grands révolutionnaires bourgeois, à qui l’histoire universelle avait conféré le droit de parler au nom des « patries » bourgeoises, et qui ont élevé des dizaines de millions d’hommes des nouvelles nations à la vie civilisée, dans la lutte contre le système féodal. Et l’on ne peut être marxiste sans vouer au mépris la sophistique de Plékhanov et de Kautsky, qui parlent de « défense de la patrie » à propos de l’étranglement de la Belgique par les impérialistes allemands ou à propos du marché conclu par les impérialistes anglais, français, russes et italiens pour le pillage de l’Autriche et de la Turquie.

   Autre théorie « marxiste » du social-chauvinisme le socialisme se fonde sur le développement rapide du capitalisme; la victoire de mon pays y accélérera l’évolution du capitalisme et, par conséquent, l’avènement du socialisme; la défaite de mon pays retardera son essor économique et, par conséquent, l’avènement du socialisme. Cette doctrine strouviste est exposée chez nous par Plékhanov, chez les Allemands par Lensch et d’autres auteurs. Kautsky polémique contre cette théorie grossière, contre Lensch qui la défend ouvertement, contre Cunow qui la soutient sous le manteau, mais il polémique uniquement pour obtenir la réconciliation des social-chauvins de tous les pays en s’alignant sur une position chauvine plus subtile, plus jésuitique.

   Nous n’avons pas à nous arrêter longuement à l’analyse de cette théorie grossière. Les Notes critiques de Strouvé ont paru en 1894, et, depuis vingt ans, les social-démocrates russes ont appris a connaître à fond cette « manière », dont usent les bourgeois russes cultivés pour faire passer leur conception et leurs desiderata sous le couvert d’un « marxisme » épuré de tout esprit révolutionnaire. Le strouvisme n’est pas seulement une tendance russe, mais aussi, comme en témoignent avec une évidence particulière les derniers événements, une tendance internationale des théoriciens de la bourgeoisie qui vise à tuer le marxisme « par la douceur », à l’embrasser pour mieux l’étouffer, en feignant de reconnaître « tous » les aspects et éléments « réellement scientifiques » du marxisme, sauf son côté « agitation », « démagogie », « utopie blanquiste ». En d’autres termes : tirer du marxisme tout ce qui est acceptable pour la bourgeoisie libérale, jusques et y compris la lutte pour les réformes, jusques et y compris la lutte des classes (sans la dictature du prolétariat), jusques et y compris la reconnaissance « générale » des « idéaux socialistes » et la substitution au capitalisme d’un « régime nouveau », et rejeter « seulement », l’âme vivante du marxisme, « seulement » son esprit révolutionnaire.

   Le marxisme est la théorie du mouvement libérateur du prolétariat. On conçoit donc que les ouvriers conscients doivent prêter une très grande attention au processus de substitution du strouvisme au marxisme. Les forces motrices de ce processus sont nombreuses et variées. Nous ne citerons que les trois principales.

1) Le progrès de la science fournit des matériaux de plus en plus abondants qui prouvent la justesse de la pensée de Marx. Force est donc de la combattre hypocritement, sans s’élever ouvertement contre les principes du marxisme, mais en faisant semblant de le reconnaître, en le vidant de son contenu par des sophismes, en faisant du marxisme une sainte « icône », inoffensive pour la bourgeoisie.

2) L’opportunisme qui s’étend au sein des partis social-démocrates soutient cette « révision » du marxisme, en l’adaptant de façon à pouvoir justifier toutes sortes de concessions opportunistes.

3) La période de l’impérialisme est celle du partage du monde entre les « grandes » nations privilégiées qui oppriment toutes les autres. Des miettes du butin provenant de ces privilèges et de cette oppression échoient, sans nul doute, à certaines couches de la petite bourgeoisie, ainsi qu’à l’aristocratie et à la bureaucratie de la classe ouvrière. Ces couches, qui sont une infime minorité du prolétariat et des masses laborieuses, sont attirées vers le « strouvisme » parce que ce dernier leur offre une justification de leur alliance avec « leur » bourgeoisie nationale contre les masses opprimées de toutes les nations.

   Nous aurons à revenir sur ce point quand nous parlerons des causes de la faillite de l’Internationale.

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