La milice prolétarienne

La milice prolétarienne

Lénine

   « Pravda » n° 36, 3 mai 1917 (20 avril)

   Notre journal annonçait le 14 avril, dans une correspondance de Kanavino (province de Nijni-Novgorod) : « Une milice d’ouvriers payée par l’administration des entreprises a été instituée dans presque toutes les usines ».

   L’auteur de cette correspondance nous informe qu’il existe dans la région de Kanavino 16 usines occupant environ 30 000 ouvriers, sans compter les cheminots ; l’institution d’une milice ouvrière payée par les capitalistes s’est donc déjà étendue dans cette région à un nombre important de grosses entreprises.

   L’institution d’une milice ouvrière payée par les capitalistes est une mesure d’une portée immense, on peut même dire sans exagération : formidable, décisive, tant en pratique qu’en principe. Le salut de la révolution ne peut être assuré, le succès de ses conquêtes ne peut être garanti, son développement ultérieur est impossible, si cette mesure n’est pas généralisée, si elle n’est pas menée à bonne fin et appliquée dans l’ensemble du pays.

   Les bourgeois et les grands propriétaires fonciers républicains, devenus républicains depuis qu’ils se sont convaincus de l’impossibilité de commander au peuple autrement, s’efforcent d’instituer une république aussi monarchique que possible, du genre de cette république française que Chtchédrine appelait une république sans républicains.

   L’essentiel, pour les grands propriétaires fonciers et les capitalistes, maintenant qu’ils se sont convaincus de la force des masses révolutionnaires, c’est de sauvegarder les institutions essentielles de l’ancien régime, de sauvegarder les vieux instruments d’oppression : la police, le corps des fonctionnaires, l’armée permanente. Ils s’efforcent de ramener la « milice civique » aux formes du passé, c’est-à-dire de la réduire à de petits contingents d’hommes armés, coupés du peuple, aussi proches que possible de la bourgeoisie et commandés par des hommes issus de la bourgeoisie.

   Le programme minimum de la social-démocratie exige le ‘remplacement de l’armée permanente par l’armement général du peuple. Mais la majorité des sociaux-démocrates officiels d’Europe et la plupart des chefs de nos menchéviks ont « oublié » ou mis de côté le programme du parti, substituant le chauvinisme (le « jusqu’auboutisme ») à l’internationalisme, et le réformisme à la tactique révolutionnaire.

   Or, c’est précisément aujourd’hui, à notre époque révolutionnaire, que l’armement général du peuple est une nécessité pressante. Ce serait une tromperie et un faux-fuyant de prétendre qu’il est superflu d’armer le prolétariat, puisque l’armée est révolutionnaire, ou que les armes « manqueront ». Il s’agit de procéder immédiatement à l’organisation d’une milice dont tout le monde fera partie et qui apprendra le maniement des armes, même « s’il n’y en a pas assez » pour tous ; car le peuple n’a pas nécessairement besoin d’une quantité d’armes telle que chacun ait toujours la sienne. Ce qu’il faut, c’est que le peuple entier apprenne à se servir des armes et entre dans la milice appelée à remplacer la police et l’armée permanente.

   Ce qu’il faut aux ouvriers, c’est qu’il n’y ait pas d’armée coupée du peuple, qu’ouvriers et soldats fassent partie d’une même milice populaire.

   Sinon l’appareil d’oppression subsistera, prêt à servir aujourd’hui Goutchkoy et ses amis, les généraux contre-révolutionnaires, et peut-être demain un Radko Dmitriev ou quelque prétendant au trône ou à une monarchie plébiscitaire.

   Ne pouvant « venir à bout » du peuple par d’autres moyens, les capitalistes ont maintenant besoin d’une république. Mais ce qu’il leur faut, c’est une république « parlementaire », autrement dit une démocratie limitée à des élections démocratiques, au droit d’envoyer au Parlement des hommes qui, selon l’expression mordante et si juste de Marx, représentent et oppriment le peuple. Les opportunistes de la social-démocratie contemporaine, qui substituent Scheidemann à Marx, ont appris par cœur la règle : « il faut utiliser » le parlementarisme (ce qui , est incontestable) ; mais ils ont oublié les leçons de Marx sur la démocratie prolétarienne et ce qui la différencie du parlementarisme bourgeois.

   Le peuple a besoin de la république pour que les masses reçoivent une éducation démocratique. Ce qu’il faut, c’est non seulement une représentation démocratique, mais aussi que toute l’administration de l’État soit organisée d’en bas, par les masses elles-mêmes, que celles-ci participent effectivement à chaque pas en avant que fait la vie, qu’elles jouent un rôle actif dans l’administration. Remplacer les vieux organismes d’oppression, la police, le corps des fonctionnaires, l’armée permanente, par l’armement général du peuple, par une milice réellement générale, tel est le seul moyen de prémunir au mieux le pays contre le rétablissement de la monarchie et de lui donner la possibilité de marcher méthodiquement, fermement et résolument au socialisme, sans « introduire » celui-ci d’en haut, mais en initiant la masse des prolétaires et des semi-prolétaires à l’art de gouverner l’État, d’exercer le pouvoir dans sa totalité.

   L’ordre public assuré par une police située au-dessus du peuple et par un corps de fonctionnaires, fidèles serviteurs de la bourgeoisie, ainsi que par une armée permanente placée sous les ordres de grands propriétaires fonciers et de capitalistes : tel est l’idéal de la république parlementaire bourgeoise, qui s’attache à perpétuer la domination du Capital.

   L’ordre public assuré par une milice populaire dont tout le monde — hommes et femmes — fera partie, susceptible de remplacer partiellement le corps des fonctionnaires ; des autorités non seulement élues et révocables à tout moment, mais recevant un salaire d’ouvrier, et non des traitements « princiers » ou bourgeois : tel est l’idéal de la classe ouvrière.

   Cet idéal n’est pas seulement inscrit dans notre programme ; il n’existe pas seulement dans l’histoire du mouvement ouvrier d’Occident, à savoir dans l’expérience de la Commune de Paris ; il n’a pas seulement été analysé, souligné, expliqué, recommandé par Marx : les ouvriers russes l’ont déjà pratiquement appliqué en 1905 et en 1917.

   Par leur rôle, par le type d’État qu’ils inaugurent, les Soviets des députés ouvriers sont précisément les institutions d’une démocratie qui supprime les anciens organes d’oppression et s’engage dans la voie de la constitution d’une milice englobant le peuple entier.

   Mais comment faire pour que la milice englobe le peuple entier quand les prolétaires et les semi-prolétaires sont astreints à travailler dans les fabriques, ployés sous le labeur de forçat que leur imposent les grands propriétaires fonciers et les capitalistes ?

   Il n’est qu’un moyen : la milice ouvrière doit être payée par les capitalistes.

   Les capitalistes doivent payer aux ouvriers les heures ou les journées consacrées par les prolétaires au service civique.

   Les masses ouvrières s’engagent d’elles-mêmes dans cette voie juste. L’exemple des ouvriers de Nijni-Novgorod doit être imité dans toute la Russie.

   Camarades ouvriers, faites comprendre aux paysans et au peuple tout entier la nécessité de créer une milice générale en remplacement de la police et de l’ancien corps de fonctionnaires ! Instituez cette milice-là, et pas une autre. Instituez-la par le canal des Soviets de députés ouvriers, des Soviets de députés paysans, des organes d’autonomie administrative locale qui se trouvent entre les mains de la classe ouvrière. Surtout ne vous contentez pas d’une milice bourgeoise. Appelez les femmes à s’acquitter de ce service civique à l’égal des hommes. Exigez que les capitalistes payent aux ouvriers les journées consacrées au service civique dans la milice !

   Faites pratiquement l’apprentissage de la démocratie, faites-le sur-le-champ, vous-mêmes, à la base ; entraînez les masses à une participation effective, directe, générale à la gestion de l’État : là, et là seulement, est le garant de la victoire complète de la révolution, le garant de sa marche en avant assurée, réfléchie et méthodique.

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