2. Rapport sur la situation actuelle

La septième conférence de Russie du P.O.S.D.(b) R.
(Conférence d’avril), 24-29 avril (7-12 mai) 1917

Lénine

2. Rapport sur la situation actuelle, 24 avril

   Camarades, pour traiter de la situation actuelle et indiquer notre façon de l’apprécier, je dois embrasser un thème extrêmement vaste qui, autant que je puisse en juger, se divise en trois parties : 1. l’appréciation de la situation proprement politique chez nous, en Russie ; l’attitude à l’égard du gouvernement et de la dualité du pouvoir qui s’est créée ; 2. l’attitude envers la guerre, et 3. la situation internationale du mouvement ouvrier, qui le place, à l’échelle internationale immédiatement au seuil de la révolution socialiste.

   Je pense que, sur certains points, je ne pourrai m’arrêter que brièvement. D’autre part, j’ai à vous présenter sur toutes ces questions un projet de résolution, mais avec cette réserve qu’en raison de l’extrême insuffisance de nos forces et aussi de la crise politique qui s’est produite ici, à Petrograd, il ne nous a pas été possible d’étudier cette résolution, ni même de la communiquer en temps voulu aux organisations locales. Je répète donc qu’il ne s’agit que de projets préliminaires destinés à faciliter le travail de la commission et permettant de le concentrer sur quelques questions tout à fait essentielles.

   Je commence par la première. La conférence de Moscou a, si je ne me trompe, adopté la même résolution que la conférence de Petrograd-ville. (Voix dans la salle : « Avec des amendements ».) Je n’ai pas lu ces amendements et ne puis en juger. Mais comme la résolution de Petrograd a été publiée dans la Pravda, je peux considérer, s’il n’y a pas d’objections, qu’elle est connue de tous les assistants. C’est cette résolution que je soumets, à titre de projet, à la présente conférence de Russie.

   La majorité des partis du bloc petit-bourgeois qui règne au Soviet de Petrograd présente notre politique, contrairement à la sienne, comme une politique d’action hâtive. Notre politique a ceci de particulier que nous exigeons avant tout une définition de classe précise des évènements en cours. Le péché fondamental du bloc petit-bourgeois, c’est de masquer au peuple, à l’aide de phrases, la vérité sur le caractère de classe du gouvernement.

   Si les camarades de Moscou ont des amendements à présenter, ils pourraient nous en donner connaissance tout de suite.

   (L’orateur donne lecture de la résolution de la conférence de Petrograd-ville sur l’attitude envers le gouvernement provisoire.)

   Considérant :

   1. que le gouvernement provisoire est, de par son caractère de classe, l’organe de la domination des grands propriétaires fonciers et de la bourgeoisie ;

   2. qu’il est, de même que les classes qu’il représente, indissolublement lié, économiquement et politiquement, à l’impérialisme russe et anglo-français ;

   3. qu’il ne réalise même son propre programme qu’incomplètement et uniquement sous la pression du prolétariat révolutionnaire et, dans une certaine mesure, de la petite bourgeoisie ;

   4. que les forces contre-révolutionnaires de la bourgeoisie et des grands propriétaires fonciers, qui s’organisent en se couvrant du drapeau du gouvernement provisoire et avec la complaisance manifeste de ce dernier, s’attaquent déjà à la démocratie révolutionnaire ;

   5. que le gouvernement provisoire tarde à fixer la date des élections à l’Assemblée constituante, fait obstacle à l’armement général du peuple, s’oppose au passage de toute la terre au peuple, cherche à imposer à celui-ci une solution de la question agraire conforme aux intérêts des grands propriétaires fonciers, entrave l’institution de la journée de 8 heures, encourage dans l’armée l’agitation contre-révolutionnaire (de Goutchkov et consorts), organise les cadres supérieurs de l’armée contre les soldats, etc.

   Je viens de vous lire la première partie de la résolution, celle qui définit le caractère de classe du gouvernement provisoire. Les divergences avec la résolution de Moscou sont de peu d’importance, autant qu’on puisse en juger par le seul texte de la résolution, mais je serais partisan de considérer comme inexacte la définition d’ensemble que nos camarades moscovites donnent du gouvernement, en le qualifiant de contre-révolutionnaire. D’une façon générale, il faudrait préciser de quelle révolution nous parlons. On ne peut s’exprimer ainsi du point de vue de la révolution bourgeoise, celle-ci étant déjà terminée. Il est prématuré de le faire du point de vue de la révolution prolétarienne et paysanne, car on ne peut pas être assuré que les paysans iront absolument plus loin que la bourgeoisie, et il n’y a pas de raison, à mon avis, d’exprimer une confiance absolue dans les paysans, surtout maintenant qu’ils sont orientés vers l’impérialisme et le jusqu’auboutisme, c’est-à-dire vers le soutien de la guerre. Maintenant encore ils viennent de conclure toute une série d’accords avec les cadets. C’est pourquoi je considère ce point de la résolution des camarades de Moscou comme politiquement erroné. Nous voulons que les paysans aillent plus loin que la bourgeoisie, qu’ils prennent la terre aux propriétaires fonciers, mais actuellement on ne peut encore rien dire de précis sur leur conduite future.

   Nous évitons avec soin les mots « démocratie révolutionnaire ». On peut s’en servir quand il s’agit d’une agression du gouvernement ; mais ils dissimulent en ce moment la plus grande tromperie, du fait qu’il est extrêmement difficile de séparer les classes qui se sont confondues dans ce chaos. Notre tâche est de libérer ceux qui se traînent à la remorque du mouvement. L’important pour nous, dans les soviets, ce n’est pas la forme, c’est de savoir quelles classes ils représentent. Aussi un travail persévérant est-il nécessaire pour éclairer la conscience prolétarienne.

   (L’orateur reprend la lecture du texte de la résolution)

   6. que, d’autre part, ce gouvernement s’appuie, à l’heure actuelle, sur la confiance du Soviet des députés ouvriers et soldats de Petrograd, et, jusqu’à un certain point, sur une entente directe avec ce dernier, qui, en ce moment, groupe manifestement la majorité des ouvriers et des soldats, c’est-à-dire de la paysannerie ;

   7. que chaque mesure prise par le gouvernement provisoire, tant en politique étrangère qu’en politique intérieure, ouvrira les yeux non seulement aux prolétaires de la ville et de la campagne, ainsi qu’aux semi-prolétaires, mais encore aux larges couches de la petite bourgeoisie, sur le caractère véritable de ce gouvernement ;

   la Conférence décide :

   1. qu’un travail persévérant en vue d’éclairer la conscience de classe du prolétariat et de grouper les prolétaires de la ville et de la campagne, face aux hésitations de la petite bourgeoisie, s’impose pour assurer le passage de tout le pouvoir aux soviets des députés ouvriers et soldats ou à d’autres organismes traduisant directement la volonté du peuple, ce travail étant la seule garantie véritable d’une progression victorieuse du peuple révolutionnaire tout entier ;

   2. que ce travail nécessite une activité multiple au sein des soviets des députés ouvriers et soldats, l’augmentation du nombre des soviets, leur consolidation, l’union dans leur sein des groupements internationalistes prolétariens de notre parti ;

   3. que l’organisation de nos forces sociales-démocrates doit être intensifiée, afin que la nouvelle vague du mouvement révolutionnaire se déploie sous le drapeau de la sociale-démocratie révolutionnaire.

   La clé de voûte de toute notre politique est là. La petite bourgeoisie tout entière hésite en ce moment et masque ses hésitations par des phrases sur la démocratie révolutionnaire ; à ces hésitations nous devons opposer la ligne politique prolétarienne. Les contre-révolutionnaires veulent saboter celle-ci en nous poussant à une action prématurée. Notre tâche est d’accroître le nombre des soviets, d’affermir leurs forces, de nous unir étroitement au sein de notre parti.

   Les Moscovites ajoutent au troisième point le contrôle. Ce contrôle est représenté par Tchkhéidzé, Stéklov, Tseretelli et autres dirigeants du bloc petit-bourgeois. Le contrôle sans le pouvoir est la plus creuse des phrases. Comment contrôlerai-je l’Angleterre ? Il faut, pour la contrôler, s’emparer de sa flotte. Je comprends que la masse arriérée des ouvriers et des soldats puisse naïvement et aveuglément croire au contrôle. Mais il suffit de songer aux facteurs essentiels de ce dernier pour comprendre qu’y ajouter foi, c’est répudier les principes fondamentaux de la lutte des classes. Qu’est-ce que le contrôle ? Si je rédige un papier ou une résolution, eux rédigent une contre-résolution. Pour contrôler, il faut détenir le pouvoir. Si la grande masse du bloc petit-bourgeois ne le comprend pas, il faut avoir la patience de le lui expliquer, mais sans lui dire en aucun cas le contraire de la vérité. Si je mets au premier plan le contrôle, en masquant cette condition fondamentale, je dis une contre-vérité et je fais le jeu des capitalistes et des impérialistes, « Contrôle-moi à ton aise, pendant que je garde les canons. Gave-toi de contrôle », voilà ce qu’ils disent. Ils savent qu’on ne peut rien refuser au peuple en ce moment. Sans pouvoir, le contrôle est une phrase petite-bourgeoise qui entrave la marche et le développement de la révolution russe. C’est pourquoi je suis contre le troisième point des camarades de Moscou.

   Quant à ce singulier enchevêtrement des deux pouvoirs, où le gouvernement provisoire n’a ni pouvoir, ni canons, ni soldats, ni une masse d’hommes armés et s’appuie sur les soviets qui, comptant pour le moment sur des promesses, font une politique de soutien de ces promesses, si vous tenez à entrer dans ce jeu, vous risquez la faillite. Notre tâche est de ne pas entrer dans ce jeu et de continuer à expliquer au prolétariat tout ce que cette politique a d’inconsistant, la vie réelle montrera à chaque pas combien nous avons raison. Nous sommes actuellement en minorité, les masses ne nous font pas encore confiance. Nous saurons attendre : elles se rangeront de notre côté quand le gouvernement se révélera à elles tel qu’il est. Les hésitations du gouvernement peuvent les repousser et les faire affluer vers nous. Nous dirons alors, en tenant compte du rapport des forces : notre heure est venue.

   Je passe maintenant à la question de la guerre, qui nous a pratiquement réunis quand nous nous sommes dressés contre l’emprunt, l’attitude à l’égard de ce dernier ayant aussitôt fait ressortir avec évidence le partage des forces politiques. Comme le disait la Retch (La Parole, organe du PKD, Parti constitutionnel démocrate), tout le monde hésite, excepté l’Edinstvo (Unité, journal des mencheviks sociaux-patriotes autour de Plekhanov) ; toute la masse petite-bourgeoise est pour l’emprunt sous certaines réserves. Les capitalistes font grise mine ; ils mettent en souriant les résolutions dans leur poche et disent : « Parlez tant qu’il vous plaira, mais c’est nous qui agirons ». Dans le monde entier, tous ceux qui votent en ce moment pour des emprunts sont appelés des sociaux-chauvins.

   Je passe directement à la lecture de la résolution sur la guerre. Elle se divise en trois parties :

   1. définition de la guerre quant à sa signification de classe,

   2. jusqu’auboutisme révolutionnaire des masses, qui n’existe dans aucun autre pays,

   3. moyens de terminer la guerre.

   Nombre d’entre nous ont eu, comme moi, à prendre la parole, surtout devant des soldats, et je pense que, si l’on explique tout d’un point de vue de classe, ce qu’il y a de moins clair à leurs yeux dans notre attitude, c’est la façon exacte dont nous entendons terminer la guerre, dont nous croyons possible de la terminer. Il y a, dans l’esprit de la grande masse, quantité de malentendus, une incompréhension absolue de notre attitude, et c’est pourquoi notre langage ici doit être le plus accessible au grand public.

   (L’orateur donne lecture du projet de la résolution sur la guerre)

   La guerre actuelle est, de la part des deux groupes de puissances belligérantes, une guerre impérialiste, c’est-à-dire faite par les capitalistes pour la domination du monde, pour le partage du butin capitaliste, pour la conquête de marchés avantageux au capital financier, bancaire, pour l’étranglement des nations faibles.

   Le passage du pouvoir en Russie de Nicolas II au gouvernement de Goutchkov, Lvov et consorts, gouvernement de grands propriétaires fonciers et de capitalistes, n’a pas modifié et ne pouvait pas modifier ce caractère et cette signification de classe de la guerre du côté russe.

   Le fait que le nouveau gouvernement poursuit la même guerre impérialiste, c’est-à-dire une guerre de conquête et de brigandage, est devenu particulièrement évident lorsque, loin de publier les traités secrets conclus par l’ex-tsar Nicolas II avec les gouvernements capitalistes d’Angleterre, de France, etc., il les a formellement ratifiés. Il l’a fait sans consulter le peuple et dans l’intention manifeste de le tromper, car nul n’ignore que ces traités secrets de l’ex-tsar sont, de la première à la dernière ligne, des traités de brigandage qui promettent aux capitalistes russes le pillage de la Chine, de la Perse, de la Turquie, de l’Autriche, etc.

   Aussi un parti prolétarien ne peut-il soutenir ni la guerre actuelle, ni le gouvernement actuel, ni ses emprunts, quels que soient les grands mots dont on baptise ces derniers, sans rompre complètement avec l’internationalisme, c’est-à-dire avec la solidarité fraternelle des ouvriers de tous les pays dans la lutte contre le joug du capital.

   La promesse du gouvernement actuel de renoncer aux annexions, c’est-à-dire à la conquête de pays étrangers ou au maintien par la force d’autres nations dans le cadre de la Russie, ne mérite, elle non plus, aucune créance. Car, tout d’abord, les capitalistes, attachés par des milliers de liens au capital bancaire russe et anglo-français et défendant les intérêts du capital, ne peuvent renoncer aux annexions dans la guerre actuelle sans cesser d’être des capitalistes, sans renoncer aux bénéfices que leur procurent les milliards investis dans les emprunts, les concessions, les entreprises de guerre, etc. Ensuite, le nouveau gouvernement, après avoir renoncé aux annexions pour tromper le peuple, a déclaré par la voix de Milioukov, le 9 avril 1917, à Moscou, qu’il n’y renonçait pas. En troisième lieu, ainsi que l’a révélé le « Diélo Naroda », journal auquel collabore le ministre Kerensky, Milioukov n’a même pas communiqué à l’étranger la déclaration où il disait renoncer aux annexions.

   Mettant le peuple en garde contre les promesses creuses des capitalistes, la conférence déclare donc qu’il faut établir une distinction rigoureuse entre la renonciation verbale aux annexions et la renonciation effective qui consiste à publier immédiatement tous les traités secrets de brigandage, tous les documents de politique étrangère, ainsi qu’à procéder sans-retard à l’affranchissement total de toutes les nationalités opprimées, ou rattachées contre leur gré à la Russie, ou lésées dans leurs droits par la classe des capitalistes, continuatrice de la politique, déshonorante pour notre peuple, de l’ex-tsar Nicolas II.

   La deuxième moitié de cette partie de la résolution traite des promesses du gouvernement. Peut-être cette partie serait-elle superflue pour des marxistes, mais elle est importante pour le peuple. Aussi devons-nous ajouter pourquoi nous ne croyons pas à ces promesses, pourquoi nous ne devons pas nous fier au gouvernement. Le gouvernement actuel ne mérite aucune créance quand il promet de renoncer à la politique impérialiste. Notre ligne politique ne doit pas consister ici à dire que nous exigeons du gouvernement la publication des traités. Ce serait illusoire. Exiger cela d’un gouvernement capitaliste équivaudrait à exiger la divulgation des filouteries commerciales. Si nous disons qu’il faut renoncer aux annexions et aux contributions, nous devons indiquer comment le faire ; et si l’on nous demande qui le fera, nous dirons qu’il s’agit au fond d’un acte révolutionnaire, qui ne peut être accompli que par le prolétariat révolutionnaire. Autrement, on n’aura que les vaines promesses et les vœux pieux avec lesquels les capitalistes conduisent le peuple par le bout du nez.

   (L’orateur reprend la lecture du projet de résolution)

   Ce qu’on appelle le « jusqu’au-boutisme révolutionnaire », qui a gagné à l’heure actuelle en Russie presque tous les partis populistes (socialistes populaires, troudoviks, socialistes-révolutionnaires) et le parti opportuniste des sociaux-démocrates mencheviks (le Comité d’Organisation, Tchkhéidzé, Tseretelli, etc.), ainsi que la plupart des révolutionnaires sans-parti traduit, quant à sa signification de classe, d’une part les intérêts et le point de vue de la petite bourgeoisie, des petits patrons, des paysans riches qui, comme les capitalistes, tirent profit de la contrainte exercée sur les peuples faibles ; d’autre part, il est le résultat de la duperie des masses populaires par les capitalistes, qui se gardent de publier les traités secrets et s’en tirent avec des promesses et de beaux discours.

   De très larges masses de « jusqu’au-boutistes révolutionnaires » sont manifestement sincères, c’est-à-dire réellement hostiles à toute annexion, conquête ou contrainte exercée sur les peuples faibles, réellement désireuses d’une paix démocratique, non imposée par la violence, entre tous les pays belligérants. Il est Indispensable de le reconnaître, car la situation de classe des prolétaires et des semi-prolétaires de la ville et de la campagne (c’est-à-dire des gens qui vivent en totalité ou en partie de la vente de leur force de travail aux capitalistes) est telle que ces classes ne sont pas intéressées aux bénéfices des capitalistes.

   Aussi la conférence considère-t-elle comme absolument inadmissible et signifiant en fait une rupture complète avec l’internationalisme et le socialisme toute concession, quelle qu’elle soit, faite au « jusqu’au-boutisme révolutionnaire », en même temps qu’elle déclare : tant que les capitalistes russes et leur gouvernement provisoire se borneront à menacer le peuple d’user de la violence (par exemple, le décret tristement célèbre de Goutchkov menaçant de sanctions les soldats qui, de leur propre chef, révoqueraient des officiers), tant que les capitalistes n’ auront pas recours à la violence contre les soviets des députés ouvriers, soldats, paysans, salariés agricoles, etc., librement organisés et qui révoquent et élisent librement toutes les autorités, tant qu’on en restera là, notre parti préconisera le renoncement à la violence et combattra l’erreur profonde, l’erreur fatale du « jusqu’auboutisme révolutionnaire » par la seule persuasion fraternelle et la démonstration de cette vérité que l’aveugle crédulité des larges masses envers le gouvernement des capitalistes, ces pires ennemis de la paix et du socialisme, est actuellement en Russie le principal obstacle à l’achèvement rapide de la guerre.

   Une partie de la petite bourgeoisie est intéressée à cette politique des capitalistes, on ne peut en douter, et c’est pourquoi il n’est pas permis au parti du prolétariat de fonder maintenant des espérances sur la communauté de ses intérêts avec ceux des paysans. Nous luttons pour que les paysans se rallient à nous, mais ils restent, jusqu’à un certain point, consciemment du côté des capitalistes.

   Nul doute que le prolétariat et le semi-prolétariat ne sont pas, en tant que classe, intéressés à la guerre. Ils sont sous l’empire des traditions et des duperies. Ils n’ont pas encore d’expérience politique. D’où notre tâche, qui est de les éclairer avec persévérance. Nous ne leur faisons pas la moindre concession sur les principes, mais nous ne pouvons pas les aborder comme nous aborderions des sociaux-chauvins. Ces éléments de la population n’ont jamais été socialistes, ils n’ont pas la moindre idée du socialisme ils ne font que s’éveiller à la vie politique. Mais, leur conscience grandit et se développe avec une rapidité extraordinaire. Il faut savoir leur présenter nos explications, et c’est la tâche la plus difficile, surtout pour un parti qui était hier encore clandestin.

   Certains camarades en arrivent à se demander si nous ne nous somme pas reniés : nous prêchions la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, et voilà que nous parlons contre nous-mêmes. Mais la première guerre civile est finie en Russie, nous passons maintenant à la seconde, entre l’impérialisme et le peuple en armes ; et dans cette période de transition, tant que la force des armes est entre les mains des soldats, tant que Milioukov et Goutchkov n’ont pas encore eu recours à la violence, cette guerre civile se transforme pour nous en une propagande de classe pacifique, longue et patiente. Si nous parlons de la guerre civile avant que les gens en aient compris la nécessité, nous versons sans aucun doute dans le blanquisme. Nous sommes pour la guerre civile, mais seulement lorsqu’elle est conduite par une classe consciente. On peut renverser un oppresseur, connu comme tel par le peuple. Mais à présent il n’y a pas d’oppresseurs, les canons et les fusils sont entre les mains des soldats, et non des capitalistes ; ceux-ci l’emportent maintenant non par la violence, mais par la tromperie, et l’on ne peut plus crier à la violence, ce serait absurde. Sachons considérer les choses du point de vue du marxisme, qui dit que cette transformation de la guerre impérialiste en guerre civile se fonde sur des conditions objectives et non sur des conditions subjectives. Nous renonçons pour le moment à ce mot d’ordre, mais rien que pour le moment. Les armes sont maintenant entre les mains des soldats et des ouvriers, et non des capitalistes. Tant que le gouvernement n’a pas ouvert les hostilités, nous faisons notre propagande pacifiquement.

   Le gouvernement aurait intérêt à ce que le premier pas imprudent vers l’offensive soit fait par nous ; ce serait à son avantage. Il est furieux que notre parti ait donné le mot d’ordre d’une manifestation pacifique. Nous ne devons pas transiger avec la petite bourgeoisie, actuellement dans l’attente, sur la moindre syllabe de nos principes. Il n’y a pas d’erreur plus dangereuse pour un parti prolétarien que de fonder sa tactique sur des désirs subjectifs là où il faut de l’organisation. On ne peut pas dire que la majorité est avec nous, ce qu’il nous faut, en l’occurrence, c’est : pas d’illusions, surtout pas d’illusions. Fonder une tactique prolétarienne sur des désirs, c’est la tuer.

   Le troisième point concerne la question de savoir comment terminer la guerre. On sait ce qu’en pensent les marxistes. Mais la difficulté est de faire connaître notre point de vue aux masses sous la forme la plus claire possible. Nous ne sommes pas des pacifistes, nous ne pouvons pas renier la guerre révolutionnaire. En quoi celle-ci diffère-t-elle de la guerre capitaliste ? D’abord, par la classe qui y est intéressée et par la politique qu’elle fait au cours de cette guerre. Il faut, quand nous prenons la parole devant les masses, leur donner des réponses bien nettes. Ainsi, première question : comment distinguer une guerre révolutionnaire d’une guerre capitaliste ? Les masses ne comprennent pas qu’il s’agit d’une différence de classe. Nous ne devons pas seulement parler en théoriciens. Nous devons aussi montrer pratiquement que nous ferons une guerre vraiment révolutionnaire lorsque le prolétariat détiendra le pouvoir. Il me semble que cette façon de poser le problème répond d’une manière plus frappante à la question : quel est le caractère de cette guerre et qui la fait ?

   La Pravda a publié un projet d’appel aux soldats de tous les pays belligérants. Nous sommes informés que des cas de fraternisation se produisent sur le front, mais de façon encore à demi spontanée. Ce qui manque à la fraternisation, c’est une claire perspective politique. Les soldats ont senti d’instinct qu’il faut agir par en bas ; leur instinct de classe d’hommes animés d’un esprit révolutionnaire leur a montré que c’était là le seul bon chemin. Mais cela ne suffit pas à la révolution. Nous voulons formuler une réponse politique claire. Pour que la guerre puisse être terminée, le pouvoir doit passer à la classe révolutionnaire. Je proposerais de rédiger au nom de la conférence une adresse aux soldats de tous les pays belligérants et de la publier dans toutes les langues. Si, au lieu de toutes ces phrases courantes sur des conférences de paix, où la moitié des participants sont des agents secrets ou avérés de gouvernements impérialistes, nous diffusions partout cet appel, il nous amènera au but mille fois plus promptement que toutes les conférences de paix. Nous ne voulons pas avoir affaire aux Plekhanov allemands. Quand nous avons traversé l’Allemagne en wagon, ces messieurs les sociaux-chauvins, les Plekhanov allemands, tentèrent de se faufiler auprès de nous ; mais nous leur répondîmes que pas un socialiste de leur acabit ne mettrait les pieds dans notre wagon et que s’ils le faisaient, nous ne les relâcherions pas sans un grand scandale. Si l’on avait laissé, par exemple, Karl Liebknecht venir nous voir, nous aurions conversé avec lui. Quand nous aurons publié notre appel aux travailleurs de tous les pays, en y donnant notre réponse à la question de savoir comment terminer la guerre, et quand les soldats liront notre réponse indiquant l’issue politique que nous proposons, la fraternisation fera d’immenses progrès. Cela est nécessaire pour que la fraternisation dépasse l’étape de l’horreur instinctive de la guerre et accède au niveau d’une claire conscience politique de ce qu’il faut faire pour en sortir.

   Je passe à la troisième question : l’appréciation de l’état de choses actuel du point de vue de la situation du mouvement ouvrier international et de celle du capitalisme international. Au point de vue marxiste, il est absurde, quand on parle de l’impérialisme, de considérer la situation d’un seul pays, alors que les pays capitalistes sont si étroitement liés les uns aux autres. La guerre n’a fait que resserrer au plus haut point ces liens réciproques. L’humanité est prise dans un réseau sanglant, et il ne peut y avoir d’issue individuelle à cette situation. Il y a des pays plus ou moins développés, mais la guerre actuelle les a tous attachés les uns aux autres par de tels liens qu’il est impossible et absurde d’imaginer qu’un pays quelconque puisse s’en sortir isolément.

   Nous convenons tous que le pouvoir doit appartenir aux soviets des députés ouvriers et soldats. Mais que peuvent- ils et que doivent-ils faire si le pouvoir leur échoit, c’est-à-dire s’il passe aux prolétaires et aux semi-prolétaires ? La situation se complique, devient difficile. En parlant du changement de pouvoir, nous voyons apparaître un danger qui joua également un grand rôle dans les révolutions antérieures : la classe révolutionnaire, ayant pris en mains le pouvoir, risque de ne savoir qu’en faire. Il y a dans l’histoire des exemples de révolutions qui achoppèrent précisément là-dessus. Les soviets des députés ouvriers et soldats, qui couvrent maintenant toute la Russie de leur réseau, sont actuellement au centre de toute la révolution ; il me semble cependant que nous n’avons pas assez compris et étudié ce qu’ils représentent. S’ils prennent le pouvoir, ce ne sera plus un État au sens ordinaire du mot. Il n’y a jamais eu de pouvoir de cette sorte qui ait tenu longtemps ; pourtant, le mouvement ouvrier du monde entier y aspire. Ce sera très exactement un État du type de la Commune de Paris. Un tel pouvoir est une dictature, c’est-à-dire qu’il s’appuie non sur la loi, non sur la volonté formelle de la majorité, mais directement sur la violence. La violence est l’instrument du pouvoir. Comment donc les soviets exerceront-ils ce pouvoir ? Reviendront-ils à l’ancienne administration par la police, administreront-ils à l’aide des anciens organes du pouvoir. Mon avis est qu’ils ne le peuvent pas, et que leur tâche immédiate est, de toute façon, d’organiser un État qui ne soit pas bourgeois. J’ai usé parmi les bolcheviks d’une comparaison de cet État avec la Commune de Paris en ce sens que celle-ci brisa les anciens organes d’administration et les remplaça par des organes ouvriers entièrement nouveaux, d’administration directe. On me reproche de m’être servi du mot qui effraie actuellement le plus les capitalistes, ce qui leur a permis de le présenter comme une preuve de notre désir d’introduire immédiatement le socialisme. Mais je ne m’en suis servi qu’au sens de la substitution d’organes nouveaux, prolétariens, aux anciens. Marx disait que c’était là le plus grand pas en avant du mouvement prolétarien mondial. La question des tâches sociales du prolétariat a pour nous une immense signification pratique ; d’une part, parce que nous sommes attachés en ce moment à tous les autres pays et qu’on ne peut s’arracher à ce réseau : ou le prolétariat s’en arrachera tout entier ou il sera écrasé ; d’autre part, parce que les soviets des députés ouvriers et soldats existent. Il ne fait de doute pour personne qu’ils couvrent toute la Russie, qu’ils sont le pouvoir et qu’il ne peut y en avoir d’autre. Mais s’il en est ainsi, nous devons nous représenter clairement comment ils peuvent user de ce pouvoir. On dit que ce pouvoir est le même qu’en France et en Amérique, mais il n’y a rien de semblable dans ces pays, où ce pouvoir direct n’existe pas.

   La résolution sur la situation actuelle se divise en trois parties. La première définit la situation objective due à la guerre impérialiste, la situation où se trouve le capitalisme mondial ; la seconde, les conditions du mouvement prolétarien international, et la troisième – les tâches de la classe ouvrière russe lors du passage du pouvoir entre ses mains. Je formule dans la première partie cette conclusion que le capitalisme s’est développé pendant la guerre plus encore qu’avant la guerre. Son emprise s’est étendue à des branches entières de la production. Dès 1891, il y a 27 ans, quand les Allemands adoptaient leur programme d’Erfurt, Engels disait qu’on ne pouvait continuer à considérer le capitalisme comme impliquant l’absence d’une organisation rationnelle. Ce stade était dépassé : du moment qu’il existait des trusts, il n’y avait plus absence d’organisation rationnelle. Au XXe siècle en particulier, le développement du capitalisme a progressé à pas de géant, et la guerre a réalisé ce qui n’avait pas été fait en 25 ans. L’étatisation de l’industrie a progressé non seulement en Allemagne, mais aussi en Angleterre. On est passé des monopoles en général aux monopoles d’État. La situation objective montre que la guerre a hâté le développement du capitalisme, qui est allé de l’avant, du capitalisme à l’impérialisme, des monopoles à l’étatisation. Tout cela a rapproché la révolution socialiste et lui a créé des conditions objectives favorables. Ainsi, la révolution socialiste a été rapprochée par le cours de la guerre.

   L’Angleterre était, avant la guerre, comme l’indiquent toujours les politiciens du type cadet, le pays jouissant du maximum de liberté. La liberté y régnait parce que le mouvement révolutionnaire y était inexistant. La guerre a tout changé d’un seul coup. Un pays où l’on ne se souvient pas qu’un seul attentat à la liberté de la presse socialiste ait été commis en des dizaines d’années, a adopté d’emblée des méthodes purement tsaristes de censure, et toutes les prisons y regorgent maintenant de socialistes. Les capitalistes avaient appris là-bas, au cours des siècles, à gouverner le peuple sans user de la violence et, s’ils y ont eu recours, c’est qu’ils ont senti monter le mouvement révolutionnaire, et qu’ils ne pouvaient pas agir autrement. Quand nous indiquions que Liebknecht représentait la masse, bien qu’il fût seul et qu’il eût contre lui cent Plekhanov allemands, on nous traitait d’utopistes, de visionnaires. Cependant, quiconque a assisté à l’étranger, ne serait-ce qu’une fois, à des réunions ouvrières sait que la sympathie des masses pour Liebknecht est un fait indéniable. Ses adversaires les plus acharnés ont dû ruser avec la masse ; s’ils n’ont pas feint de partager ses vues, personne en tout cas n’avait osé s’élever contre lui. Les choses sont maintenant beaucoup plus avancées. Nous sommes en présence de grèves de masse et de la fraternisation sur le front. Se lancer à cet égard dans les prédictions serait commettre l’erreur la plus grande ; mais que la sympathie pour l’Internationale grandisse et qu’une effervescence révolutionnaire ait commencé dans l’armée allemande, ce sont là des faits attestant que la révolution mûrit en Allemagne.

   Voyons maintenant quelles sont les tâches du prolétariat révolutionnaire. Le défaut principal, l’erreur principale de tous les raisonnements socialistes consiste à poser la question en termes trop généraux, à parler du passage au socialisme. Or, il faut parler d’actes et de mesures pratiques. Certaines mesures sont mûres, d’autres ne le sont pas. Nous traversons en ce moment une phase transitoire. Nous avons manifestement créé des institutions qui ne ressemblent pas à celles des États bourgeois : les soviets des députés ouvriers et soldats, forme d’État qui n’a existé et n’existe dans aucun autre pays. Cette forme est un premier pas vers le socialisme, elle est inévitable au début de la société socialiste. Ce fait est décisif. La révolution russe a créé les soviets. Il n’y a et il ne peut y avoir dans aucun pays bourgeois du monde d’institution gouvernementale de ce genre, et aucune révolution socialiste ne peut opérer avec aucun autre pouvoir que celui-là. Les soviets des députés ouvriers et soldats doivent prendre le pouvoir, mais non pour créer une république bourgeoise du type habituel ou pour passer directement au socialisme. C’est impossible. Alors, pourquoi faire ? Ils doivent s’emparer du pouvoir pour prendre les premières mesures pratiques tendant à préparer ce passage que l’on peut et que l’on doit effectuer. La peur est à cet égard l’ennemi principal. Il faut persuader les masses que ces mesures doivent être prises dès maintenant, faute de quoi le pouvoir des soviets des députés ouvriers et soldats n’aurait pas de sens et ne donnerait rien au peuple.

   Je m’efforce de répondre à la question concernant les mesures concrètes que nous pouvons proposer au peuple sans entrer en contradiction avec nos convictions marxistes.

   À quelles fins voulons-nous que le pouvoir passe aux soviets des députés ouvriers et soldats ?

   La nationalisation du sol est la première mesure que doivent appliquer les soviets. Tout le monde en parle. On dit que cette mesure est des plus utopiques, et pourtant tout le monde y vient, précisément parce que le régime de la propriété des terres est si compliqué en Russie qu’il n’y a pas d’autre solution que d’abattre toutes les barrières et de faire du sol la propriété de l’État. Il faut abolir la propriété privée du sol. Cette tâche se pose à nous parce que telle est la volonté de la majorité du peuple. Pour cela, il nous faut des soviets. Car on ne peut pas appliquer cette mesure avec l’ancien corps de fonctionnaires de l’État.

   Deuxième mesure. Nous ne pouvons pas être partisans d’ « introduire » le socialisme, ce serait la pire des absurdités. Nous devons préconiser le socialisme. La majorité de la population est formée en Russie de paysans, de petits propriétaires qui ne peuvent en aucune façon désirer le socialisme. Mais que pourraient-ils objecter à la création dans chaque village d’une banque, qui leur permettrait d’améliorer leur exploitation ? Ils ne peuvent rien dire là contre. Nous devons préconiser ces mesures pratiques parmi les paysans et affermir en eux la conscience de cette nécessité.

   Autre chose le syndicat des raffineurs ; c’est là un fait. Ici notre proposition doit être d’une portée pratique immédiate : les syndicats patronaux de cette sorte, déjà constitués, doivent devenir la propriété de l’État. Si les soviets veulent prendre le pouvoir, c’est uniquement à ces fins. Ils n’ont pas d’autres raisons de le prendre. La question se pose ainsi : ou ces soviets continueront à se développer, ou ils périront d’une mort sans gloire, comme au temps de la Commune de paris. S’i1 faut une république bourgeoise, les cadets peuvent la faire tout aussi bien.

   Je terminerai en me référant à un discours qui a produit sur moi l’impression la plus profonde. C’est le discours remarquable d’un mineur qui raconta, sans user d’un seul mot livresque, comment ses camarades et lui avaient fait la révolution. La question qu’ils se posaient n’était pas de savoir s’ils auraient un président, mais de s’organiser pour protéger les câbles après qu’ils se furent emparés des puits de mine, afin que la production ne s’arrête pas. Puis il y eut la question du pain, qui leur manquait, et ils s’entendirent aussi pour en trouver. Voilà le vrai programme de la révolution, un programme qui n’est pas tiré des bouquins. Voilà la vraie conquête du pouvoir sur place.

   La bourgeoisie n’est nulle part aussi fortement constituée qu’à Petrograd, et les capitalistes y détiennent le pouvoir, tandis qu’en province, les paysans prennent des mesures purement pratiques, sans se lancer dans de projets socialistes d’aucune sorte. J’estime que ce programme du mouvement révolutionnaire indique seul avec justesse le vrai chemin de la révolution. Nous sommes d’avis qu’on doit aborder ces mesures avec la plus grande circonspection et la plus grande prudence, mais que ce sont elles qu’il faut appliquer, que c’est seulement de ce côté qu’il faut voir l’avenir, autrement la situation est sans issue. Autrement, les soviets des députés ouvriers et soldats seront dissous et périront d’une mort sans gloire. Si le pouvoir échoit réellement au prolétariat révolutionnaire, ce doit être uniquement pour aller de l’avant. Or, aller de l’avant veut dire prendre des mesures concrètes, et non pas se borner à des mots pour assurer la fin de la guerre. Le succès complet de ces mesures n’est possible que si la révolution mondiale a lieu, si la révolution tue la guerre et si elle est soutenue par les ouvriers de tous les pays. Aussi la prise du pouvoir est-elle la seule mesure concrète, la seule issue.

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