La situation et les tâches de l’Internationale Socialiste

La situation et les tâches de l’Internationale Socialiste

Lénine

Paru dans le n°33 du Social-Démocrate (1.11.1914)

   Ce qu’il y a de plus pénible dans la crise actuelle, c’est la victoire remportée par le nationalisme bourgeois, le chauvinisme, sur la plupart des représentants officiels du socialisme européen. Ce n’est pas sans raison que les journaux bourgeois de tous les pays distillent tour à tour, à leur égard, les sarcasmes et les flatteries condescendantes. Et rien n’est plus important, pour un socialiste qui désire rester tel, que de rechercher les causes de la crise socialiste et d’analyser les tâches de l’Internationale.

   Certaines gens ont peur de reconnaître cette vérité que la crise ou, plus exactement, la faillite de la II° Internationale est celle de l’opportunisme.

   Ils allèguent, par exemple, l’unanimité des socialistes français, le regroupement soi‑disant complet des anciennes fractions du socialisme à propos de la question de la guerre. Mais ces allégations sont inexactes.

   La défense de la collaboration des classes, la répudiation de l’idée de la révolution socialiste et des méthodes révolutionnaires de lutte, l’adaptation au nationalisme bourgeois, l’oubli du caractère historiquement transitoire des frontières de nationalité et de patrie, la valeur de fétiche attribuée à la légalité bourgeoise, la renonciation au point de vue de classe et à la lutte de classe par  crainte de s’aliéner « la grande masse de la population » (lire : la petite bourgeoisie), tels sont incontestablement les fondements idéologiques de l’opportunisme. C’est sur ce terrain qu’a grandi le chauvinisme, le patriotisme actuel de la plupart des dirigeants de la II° Internationale. Il y a longtemps déjà que des observateurs de toutes opinions ont remarqué cette prédominance de fait des opportunistes parmi eux. La guerre n’a fait que révéler avec une rapidité et une force particulières les proportions réelles de cette prédominance. Que l’acuité extraordinaire de la crise ait provoqué divers regroupements des anciennes fractions, voilà qui n’a rien d’étonnant. Mais, d’une façon générale, ces regroupements n’ont touché que les personnalités. Les tendances au sein du socialisme sont restées les mêmes.

   Il n’y a pas d’unanimité complète parmi les socialistes français. Vaillant lui‑même, qui suit la ligne chauvine avec Guesde, Plékhanov, Hervé, etc., doit convenir qu’il reçoit des lettres de protestation de socialistes français disant que la guerre est une guerre impérialiste, et que la bourgeoisie française n’en est pas moins responsable que les autres. N’oublions pas que ces voix sont étouffées, non seulement par l’opportunisme triomphant, mais aussi par la censure militaire. Chez les Anglais, le groupe Hyndman (les social‑démocrates anglais, le British Socialist Party) a entièrement versé dans le chauvinisme, tout comme la plupart des leaders semi‑libéraux des trade‑unions. Mac‑Donald et Keir Hardie, de l’Independent Labour Party opportuniste, repoussent le chauvinisme. C’est vraiment une exception. Mais certains social‑démocrates révolutionnaires, depuis longtemps adversaires de Hyndman, ont maintenant quitté le British Socialist Party(( British Socialist Party : le premier parti marxiste anglais, fondé en 1911. Il était alors divisé entre les partisans de la guerre dirigés par Hyndman et les internationalistes, dont Mc Lean.)). Chez les Allemands, le tableau est net : les opportunistes ont vaincu, ils jubilent, ils sont « dans leur assiette ». Le « centre », Kautsky en tête, est tombé dans l’opportunisme, qu’il défend avec des sophismes particulièrement hypocrites, vulgaires et pleins de suffisance. Parmi les social‑démocrates révolutionnaires, on entend les protestations de Mehring, de Pannekoek, de Karl Liebknecht, ainsi que diverses voix anonymes provenant d’Allemagne et de Suisse allemande. En Italie, la démarcation est tout aussi nette : les ultra-opportunistes, Bissolati et Cie, sont pour la « patrie », pour Guesde‑Vaillant‑Plékhanov‑Hervé. Les social‑démocrates révolutionnaires (le « parti socialiste((Le P.S.I. avait alors adopté une position internationaliste qui allait le mener à participer aux conférences de zimmerwald et Kienthal où il se rangea à droite.)) »), l’Avanti ! en tête, combattent le chauvinisme et démasquent les intérêts égoïstes de la bourgeoisie camouflés derrière les appels à la guerre. Ils ont la sympathie de l’immense majorité des ouvriers avancés. En Russie, les ultra‑opportunistes du camp des liquidateurs((Les liquidateurs étaient l’aile droite de la social-démocratie russe. Ils étaient partisans de la liquidation de toute forme d’activité illégale.)) donnent déjà de la voix, dans les réunions et dans la presse, en faveur du chauvinisme. P. Maslov et E. Smirnov défendent le tsarisme sous prétexte de défendre la patrie (l’Allemagne, voyez‑vous, menace de « nous » imposer « par la force du glaive » des traités de commerce, tandis que le tsarisme, lui, s’abstiendrait sans doute, comme il l’a toujours fait, d’étouffer par le glaive, le knout et la potence, la vie économique, politique et nationale des neuf dixièmes de la population de la Russie !), et justifient l’entrée des socialistes dans les ministères réactionnaires bourgeois, le vote des crédits de guerre aujourd’hui et de nouveaux armements demain !! Plékhanov, qui teinte de francophilie son chauvinisme russe, et Alexinski ont aussi sombré dans le nationalisme. C’est Martov, à en juger par le Goloss((Goloss [La Voix] : quotidien internationaliste alors publié à Paris par Trotsky et Martov. Il prendra ensuite le nom de Naché Slovo [Notre parole].)) de Paris, qui a dans toute cette bande l’attitude la plus correcte : il combat le chauvinisme allemand et français, s’insurge contre le Vorwaerts, aussi bien que contre M. Hyndman et contre Maslov, mais n’ose pas déclarer résolument la guerre à l’opportunisme international et à son apologiste « le plus influent », le « centre » de la social‑démocratie allemande. Les tentatives de présenter le volontariat comme la réalisation de tâches socialistes (voir la déclaration du groupe des volontaires social‑démocrates et socialistes‑révolutionnaires russes de Paris, et aussi des social‑démocrates polonais, de Leder et Cie), n’ont trouvé de défenseur qu’auprès de Plékhanov. La majorité de la section parisienne de notre Parti les a condamnées. Le lecteur peut juger de la position du Comité central de notre Parti d’après l’éditorial du présent numéro. En ce qui concerne l’historique de la formulation des vues de notre Parti, nous devons, pour éviter tout malentendu, établir les faits suivants : un groupe de membres de notre Parti, surmontant les immenses difficultés qui s’opposent au rétablissement des liens d’organisation rompus par la guerre, a tout d’abord élaboré des « thèses », qu’il fit circuler parmi les camarades du 6 au 8 septembre (nouveau style). Puis, par l’intermédiaire des social‑démocrates suisses, il les fit parvenir à deux membres de la conférence italo‑suisse de Lugano (le 27 septembre). C’est seulement à la mi‑octobre que la liaison put être rétablie et que l’on parvint à formuler le point de vue du Comité central de notre Parti. L’éditorial de ce numéro est la rédaction définitive de ces « thèses ».

   Telle est, en bref, la situation dans la social‑démocratie européenne et russe. La faillite de l’Internationale est évidente. La polémique de presse entre socialistes français et allemands en a apporté la preuve définitive. Le fait a été reconnu non seulement par les social‑démocrates de gauche (Mehring et la Bremer Bürger‑Zeitung), mais aussi par des organes suisses modérés (le Volksrecht). Les tentatives de Kautsky pour masquer cette faillite ne sont que des faux-fuyants de poltron. Et cette faillite, c’est très précisément celle de l’opportunisme, qui s’est révélé prisonnier de la bourgeoisie.

   La position de la bourgeoisie est claire. Il n’est pas moins clair que les opportunistes se bornent à reprendre aveuglément ses arguments. On pourrait encore compléter l’éditorial de ce numéro en signalant simplement la cruelle dérision des articles de la Neue Zeit, pour qui l’internationalisme consiste précisément dans le fait que les ouvriers des différents pays s’entre‑tuent au nom de la défense de la patrie !

   La question de la patrie, répondrons‑nous aux opportunistes, ne peut pas être posée en ignorant le caractère historique concret de la guerre actuelle. C’est une guerre impérialiste, c’est‑à‑dire une guerre de l’époque du capitalisme le plus développé, de l’époque de la fin du capitalisme. La classe ouvrière doit d’abord « s’organiser dans le cadre de la nation », dit le « Manifeste communiste », qui indique à quelles conditions et dans quelles limites nous reconnaissons la nationalité et la patrie, comme des formes nécessaires de la société bourgeoise et aussi, par conséquent, de la patrie bourgeoise. Les opportunistes dénaturent cette vérité en prenant ce qui est juste à l’époque de la naissance du capitalisme, et en le rapportant à celle de la fin de ce régime. Or, à propos de cette époque, des tâches du prolétariat dans la lutte pour l’abolition, non pas de la féodalité, mais du capitalisme, le Manifeste communiste déclare nettement et sans ambiguïté : « Les ouvriers n’ont pas de patrie. » On comprend pourquoi les opportunistes craignent de reconnaître cette vérité du socialisme, et même le plus souvent de l’affronter au grand jour. Le mouvement socialiste ne peut pas vaincre dans l’ancien cadre de la patrie. Il crée des formes nouvelles, supérieures, de la société humaine, où les besoins légitimes et les aspirations progressistes des masses laborieuses de toutes les nationalités seront, pour la première fois, satisfaits dans l’unité internationale, les frontières nationales actuelles étant abolies. Aux efforts de la bourgeoisie contemporaine qui cherche à diviser et à désunir les ouvriers en alléguant hypocritement la « défense de la patrie », les ouvriers conscients répondront par des efforts renouvelés un vue d’unir les travailleurs des différentes nations dans la lutte pour renverser le pouvoir de la bourgeoisie de toutes les nations.

   La bourgeoisie trompe les masses en dissimulant le brigandage impérialiste sous la vieille idéologie de la « guerre nationale ». Le prolétariat dénonce cette duperie en proclamant le mot d’ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. C’est précisément ce mot d’ordre qui est indiqué par les résolutions de Stuttgart et de Bâle, qui prévoyaient non pas la guerre en général, mais bien la guerre actuelle, et parlaient non pas de « défendre la patrie », mais de « précipiter la chute de la domination capitaliste », d’utiliser à cette fin la crise suscitée par la guerre, de suivre l’exemple de la Commune. La Commune a été la transformation d’une guerre de peuples en guerre civile.

   Une transformation de ce genre n’est évidemment pas facile et ne peut pas s’accomplir « au gré » de tels ou tels partis. Mais elle s’inscrit dans les conditions objectives du capitalisme en général, et de l’époque de la fin du capitalisme en particulier. C’est dans cette direction exclusivement que doit s’orienter l’activité des socialistes. Ne pas voter les crédits militaires, né pas encourager le chauvinisme de « son propre » pays (et des pays qui lui sont alliés), combattre au premier chef le chauvinisme de « sa propre » bourgeoisie, sans se borner aux formes légales de lutte lorsque survient une crise et que la bourgeoisie abroge elle-même lit légalité qu’elle a créée, voilà la ligne d’action qui conduit à la guerre civile et qui y amènera, à un moment donné de la conflagration européenne.

   La guerre n’est pas un accident, elle n’est pas un « péché », comme le pensent les prêtres chrétiens (qui prêchent le patriotisme, l’humanitarisme et la paix non moins bien que les opportunistes), mais une étape inévitable du capitalisme, une forme aussi naturelle de la vie capitaliste que la paix. De nos jours, la guerre est une guerre de peuples. Cette vérité n’implique pas qu’il faille se laisser emporter par le courant « populaire » du chauvinisme, mais elle signifie que les contradictions de classe qui déchirent les peuples persistent et se manifesteront également en temps de guerre, à la guerre dans le cadre de la guerre. Le refus du service militaire, la grève contre la guerre, etc., ne sont que pures sottises, qu’un rêve misérable et craintif d’une lutte sans armes contre la bourgeoisie armée, qu’un vœu souhaitant la destruction du capitalisme sans une ou plusieurs guerres civiles acharnées. Dans l’armée aussi, un socialiste a pour devoir d’être le propagandiste de la lutte de classe ; l’action visant à transformer la guerre des peuples en guerre civile est la seule action socialiste à l’époque du conflit impérialiste armé des bourgeoisies de toutes les nations. A bas la niaise sentimentalité des vœux pieux sur « la paix à tout prix » ! Levons le drapeau de la guerre civile ! L’impérialisme met en jeu le destin de la civilisation européenne : d’autres guerres suivront bientôt celle‑ci, à moins qu’il ne se produise une série de révolutions victorieuses. La fable de la « dernière guerre » est un songe creux et nuisible ; c’est un « mythe » petit‑bourgeois, selon la juste expression du Goloss. Si ce n’est aujourd’hui, cela sera demain, si ce n’est au cours de la présente guerre, cela sera dans la période qui suivra, si ce n’est durant cette guerre, cela sera pendant la prochaine, le drapeau de la guerre civile du prolétariat deviendra le point de ralliement non seulement de centaines de milliers d’ouvriers conscients, mais aussi de millions de semi-prolétaires et de petits bourgeois aujourd’hui bernés par le chauvinisme, et que les horreurs de la guerre, au lieu de les épouvanter et de les abrutir seulement, vont éclairer, instruire, éveiller, organiser, tremper et préparer à la guerre contre la bourgeoisie de « leur propre » pays et des pays « étrangers ».

   La II° Internationale est morte, vaincue par l’opportunisme. A bas l’opportunisme, et vive la III° Internationale débarrassée non seulement des « transfuges » (comme le souhaite le Goloss), mais aussi de l’opportunisme !

   La II° Internationale a accompli, pour sa part, un utile travail préparatoire d’organisation des masses prolétariennes, pendant une longue époque « pacifique » qui a été celle de l’esclavage capitaliste le plus cruel et du progrès capitaliste le plus rapide : le dernier tiers du XIX° siècle et le début du XX°. A la III° Internationale revient la tâche d’organiser les forces du prolétariat en vue de l’assaut révolutionnaire contre les gouvernements capitalistes, de la guerre civile contre la bourgeoisie de tous les pays pour le pouvoir politique, pour la victoire du socialisme !

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