Les conseils d’un conciliateur au « groupe des sept »

La violation de l’unité aux cris de « Vive l’unité ! »

Lénine

IV. Les conseils d’un conciliateur au « groupe des sept »

   L’éditorial du n° 1 de Borba « La scission de la fraction de la Douma », contient les conseils d’un conciliateur au groupe des sept députés à tendances liquidatrices (ou qui penchent vers le courant de liquidation) de la Douma d’Etat. Le fond de ces conseils est la phrase suivante :

   s’adresser d’abord au groupe des six((Le groupe des six, bolcheviks de la fraction social-démocrate à la IV Douma.)) chaque fois qu’il y aura nécessité d’un accord avec les autres fractions… (p-29).

   Voilà un conseil raisonnable et qui, entre autres, est la cause visible des divergences entre Trotski et les liquidateurs loutchistes. Dès le commencement de la lutte des deux fractions à la Douma, depuis la résolution de la conférence d’été((La conférence d’« été » ou d’« août » 1913 du Comité central élargie aux militants du Parti (elle s’appelait ainsi pour détourner l’attention de la police) se tint à Poronino (région de Cracovie) du 22 septembre au 1er octobre 1913.)) (1913), les pravdistes s’en sont tenus précisément à ce point de vue. La fraction ouvrière social-démocrate de Russie avait déclaré à maintes reprises dans la presse, même après la scission, qu’elle continuait à s’en tenir à cette position, malgré les refus répétés du «groupe des sept ».

   Dès le début, depuis la résolution de la conférence d’été, nous avons pensé et continuons de penser que les accords sur les questions du travail à la Douma sont désirables et possibles : si de tels accords ont été maintes fois pratiqués avec les démocrates paysans petits-bourgeois (troudoviks), ils sont, bien entendu, d’autant plus possibles et nécessaires avec les politiques ouvriers libéraux petits-bourgeois.

   Il ne faut pas exagérer les divergences ; il faut regarder la réalité bien en face : le « groupe des sept », ce sont des gens qui oscillent vers le courant de liquidation ; qui hier encore suivaient entièrement Dan, et aujourd’hui portent un regard anxieux de Dan sur Trotski, et inversement. Les liquidateurs forment un groupe de légalistes, qui s’est séparé du Parti et fait une politique ouvrière libérale. Comme ils répudient l’« action clandestine », il ne saurait être question, avec ce groupe, d’aucune unité dans les choses touchant à l’œuvre de construction du Parti et au mouvement ouvrier. Quiconque ne pense pas ainsi se trompe lourdement, car il ne tient pas compte des profonds changements qui se sont produits depuis 1908.

   Mais pour certaines questions, des accords sont évidemment admissibles avec ce groupe hors-parti ou à côté du Parti : ce groupe également, nous devons toujours l’obliger, comme les troudoviks, à faire son choix entre la politique ouvrière (pravdiste) et la politique libérale. Par exemple, en ce qui concerne la lutte pour la liberté de la presse, des hésitations se sont manifestées nettement chez les liquidateurs entre la façon libérale de poser la question, en niant ou oubliant la presse non censurée, et la politique opposée, la politique ouvrière.

   Dans le cadre de la politique à la Douma, où ne sont pas posées directement les questions les plus graves de l’activité en dehors de la Douma, des accords avec le groupe des sept députés ouvriers libéraux sont possibles et désirables. Sur ce point, Trotski est passé des liquidateurs à la position de la conférence d’été (1913) du Parti.

   Il ne faut pas oublier toutefois que, de son point de vue, le groupe hors-parti entend par accords tout autre chose que ce qu’entendent ordinairement par là les hommes du Parti. Pour ceux qui ne sont pas du Parti, faire un « accord » à la Douma, c’est « élaborer une résolution ou une ligne tactique ». Pour ceux du Parti, l’accord est une tentative pour entraîner les autres à l’application de la ligne du Parti.

   Les troudoviks, par exemple, n’ont pas de parti. Par accord, ils entendent l’« élaboration » pour ainsi dire « libre » d’une ligne aujourd’hui avec les cadets, demain avec les social-démocrates. Or nous, par accord avec les troudoviks, nous entendons tout autre chose ; nous avons des décisions du parti sur toutes les questions importantes de tactique, et nous n’abandonnerons jamais ces décisions ; quant à passer des accords avec les troudoviks, cela signifie pour nous les gagner à nous, les persuader que nous avons raison ; c’est ne pas renoncer à l’action commune contre les Cent-Noirs et les libéraux.

   A quel point Trotski a oublié (ce n’est pas pour rien qu’il a fait un séjour chez les liquidateurs !) cette distinction élémentaire entre le point de vue des hommes du Parti et le point de vue des sans-parti sur les accords, c’est ce que montre le raisonnement ci-dessous :

   Il est nécessaire que des hommes de confiance de l’Internationale convoquent les deux parties de notre représentation parlementaire scindée, et qu’ils examinent avec elles les points qui les unissent et ceux qui les divisent… Une résolution tactique détaillée pourrait être élaborée, qui formulerait les principes de la tactique parlementaire… (n° 1, pp. 29-30).

   Voilà un exemple caractéristique, le plus typique de la façon dont les liquidateurs posent la question ! La revue de Trotski oublie le Parti : vaut-il la peine, en effet, de songer à pareille bagatelle ?

   Lorsqu’en Europe (Trotski aime à parler d’européanisme hors de propos) des partis différents font un accord ou s’unissent, les choses se passent ainsi : leurs représentants s’assemblent et établissent avant tout les points de divergence (c’est justement ce que l’Internationale avait mis à l’ordre du jour pour la Russie, sans introduire aucunement dans la résolution l’affirmation irréfléchie de Kautsky : « il n’y a plus de vieux parti ! »). Après avoir élucidé les points de divergence, les représentants arrêtent les décisions (résolutions, conditions, etc.) sur les problèmes de tactique, d’organisation etc., qui doivent être présentées aux congrès des deux partis. Si l’on réussit à établir un projet de décisions communes, les congrès décident si elles doivent être adoptées ou non ; si l’on formule des propositions différentes, les congrès des deux partis les examinent de même, en dernier ressort.

   Ne sont « sympathiques » aux liquidateurs et à Trotski que les modèles européens d’opportunisme, et non point les modèles de l’esprit de parti européen.

   Les députés à la Douma élaboreront une « résolution tactique détaillée » !! Les « ouvriers avancés » russes, dont Trotski est si mécontent, — et pour cause, — peuvent voir nettement, par cet exemple, jusqu’où en vient la ridicule manie des projets parmi les petits groupes de l’étranger, à Paris et à Vienne, qui ont persuadé Kautsky lui-même qu’en Russie « il n’y a plus de parti ».

   Mais si parfois l’on réussit à tromper les étrangers sur ce point, les « ouvriers avancés » russes (au risque de susciter un nouveau mécontentement du terrible Trotski) riront au nez de ces faiseurs de projets.

   « Les résolutions tactiques détaillées, leur diront-ils, sont élaborées chez nous par les congrès et les conférences du Parti (nous ignorons ce qu’il en est chez vous, les sans-parti), par exemple ceux de 1907, 1908, 1910, 1912 et 1913. Nous ferons connaître volontiers aux étrangers non initiés, de même qu’aux Russes oublieux, les décisions de notre parti ; et c’est d’autant plus volontiers que nous demanderons aux représentants du « groupe des sept » ou du « bloc d’août » ou aux « hommes de la lévitsa((Les hommes de la lévitsa, — membres de l’organisation socialiste polonaise qui se constitua en 1906 après la scission au sein du parti socialiste polonais (PPS). Ils étaient proches des menchéviks-liquidateurs et adhérèrent, avec eux, au bloc d’août.)) » ou à n’importe qui, de nous faire connaître les résolutions de leurs congrès ou conférences, de poser devant leur prochain congrès la question précise de l’attitude à prendre à l’égard de nos résolutions ou à l’égard de la résolution du congrès letton neutre de 1914, etc. »

   Voilà ce que diront les « ouvriers avancés » de Russie à tous ces faiseurs de projets ; voilà ce qu’ont déjà dit, par exemple, dans la presse marxiste, les marxistes organisés de Pétersbourg. Il est loisible à Trotski de méconnaître ces conditions écrites pour les liquidateurs ? Tant pis pour Trotski. Notre devoir est de prévenir le lecteur et de lui montrer combien ridicule est cette manie des projets d’« unification » (sur le modèle de l’« unification » d’août ?), qui ne veut pas compter avec la volonté de la majorité des ouvriers conscients de Russie.

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