L’attitude des classes et des partis à l’égard de la religion et de l’Église

L’attitude des classes et des partis à l’égard de la religion et de l’Église

Lénine

4 juin 1909

   Les débats qui ont eu lieu à la Douma d’Etat sur le budget du synode, sur le recouvrement de leurs droits par les personnes qui ont quitté l’état ecclésiastique et sur les communautés de vieux‑croyants sont très instructifs pour qui veut connaître l’attitude des partis politiques russes à l’égard de la religion et de l’Église. Nous allons procéder à un examen d’ensemble de cette documentation en nous arrêtant particulièrement sur les discussions qui ont eu lieu sur le budget du synode (nous n’avons pas encore reçu le compte rendu sténographique des autres débats).

   La première conclusion qui s’impose quand on étudie ces débats, c’est qu’en Russie le cléricalisme militant est non seulement vivant, mais qu’il est manifestement en train de se renforcer et d’améliorer son organisation. Le 16 avril, l’évêque Métrophane a déclaré : « Dès que le peuple nous a eu honoré de ses suffrages, notre activité parlementaire a eu pour but précis de nous placer à la Douma au‑dessus des divisions de parti et de parvenir à la formation d’un groupe du clergé dont le point de vue éthique aurait répandu la lumière sur toutes choses… Pourquoi ne sommes‑nous pas parvenus à cette situation idéale ?… La faute en incombe à ceux qui siègent sur ces bancs avec vous » (c’est‑à‑dire avec les cadets et la « gauche »), « à savoir les députés du clergé qui appartiennent à l’opposition. Ce sont eux qui, les premiers, ont élevé la voix et déclaré que cela reviendrait purement et simplement à donner naissance à un parti clérical, ce qui serait extrêmement néfaste. Il va de soi qu’on ne peut parler de cléricalisme à propos du clergé orthodoxe russe, au sein duquel ces tendances n’ont jamais existé. Les buts que nous poursuivions en voulant constituer un groupe à part étaient purement moraux et éthiques. Et aujourd’hui, Messieurs » (c’est‑à‑dire les cadets), « c’est nous que vous venez accuser d’être responsables des divisions et du morcellement dus à la discorde que les députés de la gauche ont apportée dans notre communauté fraternelle. »

   L’évêque Métrophane, dans ce discours d’analphabète, a vendu la mèche : la gauche, voyez‑vous, est coupable d’avoir dissuadé une partie des popes qui siègent à la Douma de former un groupe « moral » (pour tromper le peuple, il vaut mieux employer ce terme que celui de « clérical » ) !

   Le 13 mai, c’est‑à‑dire près d’un mois plus tard, l’évêque Euloge a lu une « résolution du clergé de la Douma » qui proclame : « l’écrasante majorité des membres du clergé orthodoxe qui siègent à la Douma estime »… qu’étant donné la « position dominante et la primauté de l’Église orthodoxe », il est inadmissible que les vieux‑croyants aient la liberté de propager leur foi et de constituer des communautés sans autorisation préalable et que leurs pasteurs soient dénommés ministres du culte. II est donc parfaitement clair que le « point de vue purement moral » des popes russes est tout simplement du cléricalisme. Quant à la « majorité écrasante » au nom de laquelle parlait l’évêque Euloge, il est probable qu’elle était constituée par les 29 prêtres de la droite et de la droite modérée qui siègent à la troisième Douma, auxquels avaient dû se joindre les 8 prêtres octobristes((Octobristes  : membres de l’ « Union du 17 octobre », en référence à un manifeste du tsar du 17.10.1905. Défendait les intérêts de la grande bourgeoisie et des propriétaires fonciers.)) . Les 4 prêtres du groupe des progressistes et des partisans de la rénovation pacifique étaient vraisemblablement passés à l’opposition, ainsi qu’un du groupe polono‑lituanien.

   Quel est donc le « point de vue purement moral, éthique, de l’écrasante majorité des membres du clergé qui siègent à la Douma » (la Douma du 3 juin faut‑il ajouter) ? Voici quelques extraits du discours : « Tout ce que je dis, c’est que ce n’est pas l’État ni à plus forte raison la commission budgétaire qui doit prendre l’initiative de ces transformations (les transformations au sein de l’Église). Cette initiative doit venir de l’intérieur de l’Église et non de l’extérieur. L’Église est une institution divine et éternelle, ses lois sont immuables, alors que les idéaux de la vie de l’État, comme on le sait, sont exposés à être constamment modifiés » (l’évêque Euloge, 14 avril). L’orateur évoque un « parallèle historique inquiétant » : la sécularisation des biens du clergé sous le règne de Catherine II. « Qui peut nous garantir, poursuit‑il, que la commission budgétaire, qui souhaite cette année que les disponibilités financières de l’Église soient soumises au contrôle de l’État, ne va pas émettre le vœu l’année prochaine, qu’elles soient transférées à la trésorerie de l’État et que, par la suite, elle ne proposera pas d’en confier la gestion non plus aux autorités ecclésiastiques, mais exclusivement à l’autorité civile ou à l’État. Les canons ecclésiastiques spécifient que si on confie les âmes des chrétiens à un évêque, à plus forte raison on doit lui confier les biens de l’Église. Aujourd’hui, votre mère spirituelle, la Sainte Église orthodoxe, s’adresse à vous (les députés à la Douma), non seulement comme à des représentants du peuple, mais comme à ses enfants spirituels » (idem).

   Voilà du pur cléricalisme. L’Église est au‑dessus de l’État, car ce qui est divin et éternel est supérieur à ce qui est terrestre et temporel. l’Église ne pardonne pas à l’État la sécularisation des biens ecclésiastiques. Elle exige la primauté et une situation dominante. Elle considère les députés non seulement ‑ ou plutôt bien moins ‑ comme des représentants du peuple mais comme ses « enfants spirituels ».

   Ces prêtres ne sont pas des fonctionnaires en soutanes, comme a dit le social‑démocrate Sourkov, mais des féodaux en soutane. La politique de la majorité des membres du clergé qui siègent à la troisième Douma consiste à défendre ouvertement les privilèges féodaux de l’Église et le Moyen Age. L’évêque Euloge n’est absolument pas une exception. Guépetski pousse lui aussi les hauts cris contre la « sécularisation » qu’il qualifie d’« offense » intolérable (14 avril). Le pope Machkévitch fulmine contre le rapport octobriste qui tend à « miner les fondements historiques et canoniques sur lesquels toute notre vie ecclésiastique a toujours reposé et doit continuer à reposer » et qui voudrait « détourner la vie et l’activité de l’Église orthodoxe russe de la voie canonique pour leur faire prendre une voie… où les vrais princes de l’Église, les évêques, devraient céder aux princes de ce monde presque tous les droits qu’ils ont hérités des apôtres »… « Ce n’est rien d’autre… qu’une atteinte à la propriété d’autrui, aux droits et aux biens de l’Église. » « Le rapporteur veut aboutir à la destruction de la structure canonique de la vie ecclésiastique, il veut subordonner l’Église orthodoxe et toutes ses fonctions économiques à la Douma d’État, institution composée des éléments les plus divers et dont les croyances religieuses ne sont pas toutes tolérables dans notre Etat » (14 avril).

   Pendant longtemps, les populistes et les libéraux russes se sont consolés ou plutôt se sont dupés eux‑mêmes en développant une « théorie » selon laquelle il n’existait pas en Russie de base pour un cléricalisme militant, pour la lutte des « princes de l’Église » contre le pouvoir civil, etc. C’est là une des illusions populistes et libérales que notre révolution a dissipée. Tant que l’autocratie est demeurée intacte et inviolable, le cléricalisme ne s’est pas manifesté au grand jour. La toute‑puissance de la police et de la bureaucratie détournait les regards de la « société » et du peuple de la lutte de classes en général et de la lutte menée par « les féodaux en soutanes » contre la « vile populace » en particulier. Mais la première brèche percée par le prolétariat révolutionnaire et la paysannerie dans l’autocratie féodale a révélé au grand jour ce qui était jusqu’alors resté secret. Dès que le prolétariat et les éléments d’avant‑garde de la démocratie bourgeoise ont commencé à utiliser la liberté politique, la liberté d’organiser les masses, qu’ils avaient conquise. à la fin de 1905, les classes réactionnaires ont entrepris de mettre sur pied leurs propres organisations agissant au grand jour. Si ces classes restaient inorganisées et n’agissaient pas ouvertement quand l’absolutisme régnait sans partage, c’était non parce qu’elles étaient faibles mais parce qu’elles étaient fortes, non pas parce qu’elles étaient incapables de s’organiser et de mener la lutte politique, mais parce qu’elles n’avaient pas encore sérieusement besoin d’une organisation de classe autonome. Elles ne croyaient pas qu’un mouvement de masse contre l’autocratie et les féodaux fût possible en Russie. Elles estimaient que le knout était suffisant pour faire tenir la populace tranquille. Les premières blessures infligées à l’autocratie ont obligé les éléments sociaux qui la soutiennent et qui ont besoin d’elle à se montrer la face découverte. Pour mener la lutte contre des masses qui ont été capables de faire la journée du 9 janvier, le mouvement de grève de 1905 et la révolution d’octobre‑décembre, il n’est plus possible de se contenter du vieux knout. Il faut créer des organisations politiques autonomes ; il devient nécessaire pour le Conseil de la noblesse unifiée de mettre sur pied l’organisation des Cent-Noirs et de se livrer à la démagogie la plus effrénée ; il devient nécessaire pour les « évêques, princes de l’Église » de rassembler le clergé réactionnaire en une force autonome.

   Ce qui caractérise la troisième Douma et la période de la contre‑révolution russe qui lui correspond, c’est justement le fait que cette organisation des forces réactionnaires est devenue évidente, qu’elle a commencé à se développer à l’échelle nationale et qu’elle a exigé un « parlement » Cent‑Noirs bourgeois spécial. Le cléricalisme militant a montré son vrai visage et la social‑démocratie russe aura maintes fois l’occasion d’observer des conflits entre la bourgeoisie cléricale et la bourgeoisie anticléricale et de prendre part à ces conflits. Nous avons pour tâche générale d’aider le prolétariat à s’unir en une classe à part, capable de se séparer de la démocratie bourgeoise. Cela implique, entre autres choses, qui nous utilisions tous les moyens de propagande et d’agitation et, en particulier, la tribune de la Douma, pour expliquer aux masses la différence existant entre l’anticléricalisme bourgeois et l’anticléricalisme prolétarien.

   Les octobristes et les cadets qui sont intervenus à la troisième Douma contre l’extrême‑droite, contre les cléricaux et le gouvernement nous ont grandement facilité ce travail, car ils ont montré sans équivoque quelle est l’attitude de la bourgeoisie à l’égard de l’Église et de la religion. A l’heure actuelle, la presse légale des cadets et des soi-disant progressistes accorde une attention toute particulière au problème des vieux‑croyants, au fait que les octobristes et les cadets sont intervenus contre le gouvernement, au fait qu’ils « ont pris » ne fût‑ce que dans une faible mesure, « la voie qui conduit aux réformes » promises le 17 octobre. Mais ce qui nous intéresse le plus, c’est le problème considéré sous son aspect de principe, c’est l’attitude de la bourgeoisie en général, jusques et y compris des éléments qui prétendent au titre de démocrates cadets, à l’égard de la religion et de l’Église. Nous ne devons pas permettre que des problèmes relativement mineurs, comme le conflit qui oppose les vieux‑croyants à l’Église dominante, la conduite des octobristes qui sont liés aux vieux‑croyants et qui même dépendent en partie d’eux sur le plan financier (on dit que Goloss Moskvy((« Goloss Moskvy » [La Voix de Moscou], quotidien ; organe des octobristes, parti de la grande bourgeoisie industrielle et des gros propriétaires fonciers ; parut a Moscou de 1905 à1915.)) est financé par les vieux‑croyants), en viennent à masquer la question fondamentale, qui est celle des intérêts et de la politique de la bourgeoisie en tant que classe.

   Voyez le discours du comte Ouvarov, de même tendance que les octobristes, mais qui a quitté leur groupe. Prenant la parole après le social‑démocrate Sourkov, il a immédiatement refusé de poser le problème sur le plan des principes, comme l’avait fait le député ouvrier. Il s’est contenté de lancer des attaques contre la mauvaise volonté dont font preuve le synode et le procureur général quand il s’agit de donner à la Douma des informations sur certains revenus de l’Église et sur la façon dont sont dépensés les fonds paroissiaux. Le porte‑parole officiel des octobristes Kamenski a abordé (le 16 avril) le problème de la même manière et a demandé que la paroisse soit rétablie « dans l’intérêt du renforcement de l’orthodoxie ». Cette idée a été développée par le soi-disant « octobriste de gauche » Kapoustine qui s’est écrié : « Si nous considérons la vie du peuple, la vie de la population rurale, nous sommes témoins d’un phénomène déplorable : la vie religieuse est ébranlée, le fondement le plus important, le grand, l’unique fondement de l’ordre moral de la population est ébranlé… Par quoi peut‑on remplacer le concept de péché, la voix de la conscience ? Sûrement pas par le concept de lutte des classes, du droit de telle ou telle classe ! C’est là une notion déplorable qui est entrée dans notre vie quotidienne. Eh bien, si on veut que la religion, qui est la base de la morale, survive et soit accessible à l’ensemble de la population, il faut que ses promoteurs jouissent de l’autorité voulue… »

   Ce représentant de la bourgeoisie contre‑révolutionnaire veut renforcer la religion et son influence sur les masses, car il comprend que les « fonctionnaires en soutanes » sont insuffisants, surannés, qu’ils portent même préjudice aux classes dirigeantes et compromettent l’autorité de l’Église. Si l’octobriste combat le cléricalisme extrémiste et la tutelle policière, c’est parce qu’il veut renforcer l’influence de la religion sur les masses et abolir au moins, parmi les méthodes employées pour abrutir le peuple, celles qui sont trop grossières, trop surannées et qui manquent leur but, pour les remplacer par des méthodes plus subtiles et plus perfectionnées. La religion policière ne suffit plus pour abrutir les masses. Donnez‑nous une religion rénovée, moins grossière, plus souple et qui puisse être efficace dans une paroisse autonome. Telles sont les revendications que le capital adresse à l’autocratie.

   Ce point de vue est repris intégralement par le cadet Karaoulov ; le renégat « libéral » (qui a évolué de la Narodnaïa Volia((Narodnaïa Volia  (la Volonté du Peuple) : parti populiste utilisant fréquemment la terreur individuelle contre les dignitaires tsariste.)) aux cadets de droite) vocifère contre la « dénationalisation de l’Église, c’est‑à‑dire contre le fait que les masses du peuple, les laïcs se voient ôter toute possibilité de participer à l’organisation de l’Église ». Il trouve « horrible » (textuel !) que les masses soient « en train de perdre la foi ». Il se désole, absolument comme Menchikov((Menchikov, publiciste réactionnaire qui collaborait au journal des Cent‑Noirs Novoïé Vremia.)), de ce que « l’immense valeur intrinsèque de l’Église se déprécie… ce qui porte un énorme préjudice non seulement à sa propre cause mais également à l’État ». Il proclame que ce fanatique d’Euloge « parle d’or » quand il prétend, avec une monstrueuse hypocrisie, que « la tâche de l’Église est éternelle, immuable et que, par conséquent, on ne peut la lier à la politique ». Et s’il proteste contre l’alliance de l’Église avec les Cent‑Noirs, c’est poussé par le désir de voir l’Église « beaucoup plus forte et plus glorieuse, d’accomplir sa grande et sainte mission dans un esprit chrétien d’amour et de liberté ».

   Le camarade Bélooussov a eu parfaitement raison de se moquer de ces « envolées lyriques » de Karaoulov à la tribune de la Douma. Mais les railleries sont loin d’être suffisantes. Il fallait montrer (et il faudra le faire à la tribune de la Douma dès que l’occasion s’en présentera) que le point de vue des cadets est absolument identique à celui des octobristes et n’exprime rien d’autre que le désir des capitalistes « évolués » d’employer, pour abrutir le peuple par l’opium de la religion, des méthodes plus subtiles de duperie cléricale que celles des bons popes russes d’antan.

   Pour maintenir le peuple dans l’esclavage spirituel, il faut que l’Église s’unisse étroitement aux Cent‑Noirs ; telle est l’opinion des « hobereaux sauvages » et des vieux Derjimorda((Derjimorda, nom d’un policier mis en scène par Gogol dans son Révizor. Le nom de Derjimorda est devenu synonyme de brute stupide et impudente.)) qui a été proclamée par Pourichkévitch((Pourichkévitch (1870-1920) : grand propriétaire foncier réactionnaire, fondateur des Cents-Noirs, bandes réactionnaires qui semaient la terreur parmi les ouvriers et les minorités nationales, notamment juives.)). Vous vous trompez, Messieurs, répliquent les bourgeois contre‑révolutionnaires par la bouche de Karaoulov : avec de telles méthodes, vous ne réussirez qu’à éloigner définitivement le peuple de la religion. Il faut agir plus intelligemment, avec plus de ruse et d’habileté : faisons disparaître les Cent‑Noirs trop grossiers et trop stupides, déclarons la guerre à la « dénationalisation de l’Église » et inscrivons sur nos étendards les « paroles d’or » de l’évêque Euloge qui affirme que l’Église est au‑dessus de la politique. C’est seulement en agissant ainsi que nous réussirons à mystifier ne fût‑ce qu’une partie des ouvriers retardataires et surtout les petits bourgeois et les paysans, que nous pourrons aider une Église renouvelée à accomplir sa « grande et sainte mission » qui consiste à perpétuer l’esclavage spirituel des masses populaires.

   Au cours de la dernière période, notre presse libérale, la Retch comprise, a beaucoup reproché à Strouvé et consorts leur collaboration au recueil Vékhi. Mais Karaoulov, orateur officiel du parti cadet à la Douma d’État, a magnifiquement démontré toute l’hypocrisie de ces reproches et de ces mises au ban. Strouvé ne fait que dire tout haut ce que Karaoulov et Milioukov pensent tout bas. Si les libéraux s’en prennent à Strouvé, c’est uniquement parce qu’il a imprudemment vendu la mèche et montré son jeu trop ouvertement. En s’en prenant aux Vékhi, tout en continuant à soutenir le parti cadet, les libéraux trompent le peuple de la façon la plus éhontée ; ils condamnent un texte parce qu’il est trop révélateur et imprudent, mais ils continuent à faire exactement ce qui est dit dans ce texte.

   Il y a peu à dire de l’attitude des troudoviks((Troudoviks  : groupe de députés petits-bourgeois surtout paysans fondé en avril 1906. Ils se prononçaient pour le suffrage universel, l’abolition des restrictions de classes et nationalités, la jouissance « égalitaire » de la terre, etc. Les troudoviks étaient en fait un groupe intermédiaire entre le cadets et la social-démocratie.)) dans ces débats. Comme toujours, on a pu observer une nette différence entre les troudoviks paysans et les troudoviks intellectuels, et cette différence n’est pas à l’avantage de ces derniers, toujours prêts à suivre les cadets. Il est vrai que le discours du paysan Rojkov a révélé à quel point il manquait de conscience politique : il s’est contenté en effet de reprendre les platitudes des cadets selon lesquelles l’Union du peuple russe contribuait non pas à renforcer mais à affaiblir la foi, et il s’est montré incapable d’exposer un programme. Mais en revanche, dès qu’il a commencé à dire naïvement toute la vérité, sans l’enjoliver, sur les exactions du clergé, sur les chantages des popes qui, pour célébrer un mariage, exigent, en plus de l’argent, « une bouteille de vodka, de la nourriture et une livre de thé, et qui parfois demandent des choses dont je n’ose parler à cette tribune » (16 avril, p. 2259 du compte rendu sténographique), la Douma Cent‑Noirs n’a pas pu le supporter et le tumulte s’est déchaîné sur les bancs de la droite. « C’est un scandale, une honte », se sont écriés les Cent‑Noirs qui ont compris que ce simple discours d’un paysan sur les exactions du clergé et sur les « taxes » que font payer les popes pour célébrer un service religieux avait sur les masses une influence plus révolutionnaire que n’importe quelle déclaration théorique ou tactique contre l’Église ou la religion. La bande de suppôts de la réaction qui défend l’autocratie à la troisième Douma, a donc fait pression sur son valet, le président Mayendorff, et l’a obligé à retirer la parole à Rojkov (les social‑démocrates appuyés par plusieurs troudoviks, cadets et autres ont élevé une protestation contre cette mesure).

   Malgré son caractère extrêmement élémentaire, le discours du paysan troudovik Rojkov prouve magnifiquement à quel point la défense de la religion hypocrite et délibérément réactionnaire des cadets est différente de la religiosité primitive, inconsciente et routinière du moujik, chez qui, du fait même de ses conditions de vie, les exactions provoquent, sans qu’il le veuille et qu’il s’en rende compte, une rancœur véritablement révolutionnaire, et qui est prêt à mener une lutte décisive contre le Moyen Age. Les cadets sont les représentants de la bourgeoisie contre-­révolutionnaire qui veut rénover et renforcer la religion contre le peuple. Les Rojkov sont les représentants de la démocratie bourgeoise révolutionnaire, qui est peu développée, opprimée, sans conscience ni initiative politiques, dispersée, mais qui recèle des réserves d’énergie révolutionnaire qui sont encore bien loin d’être épuisées, pour la lutte contre les gros propriétaires fonciers, les popes et l’autocratie.

   L’intellectuel troudovik Rozanov s’est rapproché des cadets de façon beaucoup plus consciente que Rojkov. S’il a su parler de la séparation de l’Église et de l’État, qui est une revendication de la « gauche », il n’a pas pu s’empêcher de faire des phrases réactionnaires et petites‑bourgeoises sur « une modification de la loi électorale qui tendrait à écarter le clergé de la lutte politique ». L’esprit révolutionnaire qui se manifeste spontanément chez un moujik moyen et typique dès qu’il commence à dire la vérité sur sa vie quotidienne, disparaît chez l’intellectuel troudovik pour être remplacé par des phrases imprécises et parfois franchement odieuses. C’est là une preuve supplémentaire, la centième ou la millième peut‑être à l’appui de cette vérité : ce n’est qu’en suivant le prolétariat que les masses paysannes de Russie seront capables d’abolir le joug combien pesant et ruineux des propriétaires fonciers féodaux, des féodaux en soutanes et des partisans de l’autocratie féodale.

   Le social‑démocrate Sourkov, représentant du parti ouvrier et de la classe ouvrière, est le seul député de la Douma qui ait su véritablement placer les débats sur le plan des principes et exposer sans ambages quelle est l’attitude du prolétariat et quelle doit être l’attitude de toute démocratie conséquente et vigoureuse à l’égard de l’Église et de la religion. « La religion est l’opium du peuple »… « Pas un sou de l’argent du peuple ne doit être accordé à ces ennemis jurés du peuple qui obscurcissent la conscience populaire. » Ce cri de guerre, sans équivoque et courageux, lancé par un socialiste, a retenti comme un défi à la Douma Cent‑Noirs. Il a trouvé un écho chez des millions de prolétaires qui vont le diffuser parmi les masses et sauront, au moment propice, le transformer en action révolutionnaire.

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