I. LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LA NOUVELLE-RUSSIE

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre II : LA DÉCOMPOSITION DE LA PAYSANNERIE

   Nous avons vu que le processus de dissociation des petits agriculteurs en employeurs et ouvriers agricoles constitue la base sur laquelle se forme le marché intérieur dans la production capitaliste. Il n’est guère d’ouvrage traitant de la situation économique de la paysannerie russe après l’abolition du servage qui ne signale ce qu’on appelle la « différenciation » de la paysannerie. Notre tâche est donc d’en étudier les principaux traits et d’en situer l’importance. Nous utiliserons, dans l’exposé qui va suivre, les recensements par foyers de la statistique des zemstvos((Les recensements par foyers étaient effectués par les organismes de statistiques des zemstvos et portaient sur les exploitations paysannes. Ils avaient pour objectif principal la perception des impôts. Ils étaient très fréquents à la fin du XIXe siècle et ils apportaient une riche documentation qui était publiée dans les recueils statistiques par districts et provinces. Mais il arrivait souvent que les statisticiens des zemstvos, parmi lesquels les populistes étaient majoritaires interprètent ces données de façon tendancieuse et adoptent une classification erronée, ce qui diminuait considérablement la valeur des données. «C’est là le point le plus faible de notre statistique des zemstvos dont, par ailleurs, le travail est si remarquablement soigné et si détaillé», écrivait Lénine. Dans la statistique des zemstvos, les phénomènes économiques disparaissent derrière les colonnes de chiffres, les différences essentielles et les indices caractéristiques des différents groupes de la paysannerie qui se formaient à mesure que le Capitalisme se développait étaient masqués par les moyennes.
Lénine fit une étude exhaustive des données de la statistique des zemstvos qu’il vérifia et qu’il analysa soigneusement. Il effectua ses propres calculs, composa ses propres tableaux et donna une analyse marxiste et une classification scientifique de ces données. Il utilisa la statistique des zemstvos pour dénoncer les schémas à priori des populistes et montrer quel était le développement économique réel de la Russie. Dans ses ouvrages et en particulier dans le Développement du capitalisme en Russie, Lénine puisa abondamment dans les matériaux de la statistique des zemstvos.)).

I. LA STATISTIQUE DES ZEMSTVOS POUR LA NOUVELLE-RUSSIE((Nouvelle Russie, nom que portait à l’époque la région steppique du sud de la Russie d’Europe.))

   Dans son ouvrage : L’économie paysanne de la Russie méridionale (Moscou 1891)((Dans les Nouvelles transformations économiques dans la paysanne, qui est l’un de ses premiers ouvrages, Lénine analysa en détail le livre de V. E. Postnikov sur L’Economie paysanne de la Russie méridionale (voir Œuvres, Paris-Moscou, t. 1).)), M. Postnikov a rassemblé et analysé les éléments statistiques pour la province de Tauride, et en partie pour celles de Kherson et d’lékatérinoslav. Cet ouvrage doit être placé au premier rang parmi ceux qui traitent de la décomposition de la paysannerie, aussi jugeons-nous nécessaire de classer les données recueillies par M. Postnikov d’après le système que nous avons adopté et en les complétant parfois par certaines données empruntées aux recueils des zemstvos. Les statisticiens des zemstvos de Tauride groupent les foyers paysans d’après la surface ensemencée, procédé très judicieux qui permet de se faire une idée exacte de l’économie de chaque groupe, puisque la culture extensive des céréales prédomine dans cette contrée. Voici les chiffres généraux sur les groupes économiques de la paysannerie en Tauride((Ces chiffres se rapportent principalement aux trois districts continentaux du Nord de la province de Tauride : ceux de Berdiansk, de Mélitopol et du Dniepr, ou bien à ce dernier seulement.)).

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   La disproportion quant à la répartition des surfaces ensemencées est considérable : les 2/5 de la totalité des foyers (environ 3/10 de la population, l’effectif de la famille étant ici inférieur à la moyenne) détiennent près de 1/8 des surfaces cultivées : ils appartiennent au groupe pauvre, ensemençant peu, incapable de satisfaire à ses besoins avec ses revenus agricoles. Ensuite, le groupe moyen embrasse de même environ 2/5 de la totalité des foyers; le revenu qu’ils tirent de la terre leur permet de couvrir leurs dépenses moyennes (M. Postnikov estime que pour couvrir les frais moyens d’une famille il faut de 16 à 18 déciatines de surface cultivée). Enfin la paysannerie aisée (environ 1/5 des foyers et 3/10 de la population) détient plus de la moitié des emblavures, et la moyenne de a surface ensemencée par foyer montre nettement le caractère « commercial », marchand, de l’agriculture dans ce groupe. Pour déterminer exactement les proportions de l’agriculture marchande dans les différents groupes, M. Postnikov emploie le procédé suivant : dans l’ensemble de la surface ensemencée par exploitation, il distingue la surface alimentaire (dont le produit est destiné à l’entretien de la famille et des ouvriers agricoles), la surface fourragère (pour l’entretien du bétail) et la surface d’exploitation (production des semences, surface bâtie, etc.), déterminant ainsi la surface marchande ou commerciale, dont les produits sont destinés à la vente.. Il se trouve que, dans le groupe ensemençant de 5 à 10 déciatines, 11,8% seulement de la surface cultivée donnent une production marchande; au fur et à mesure que la surface ensemencée augmente (de groupe en groupe), cette proportion s’élève comme suit : 36,5% — 52% — 61%. Donc, la paysannerie aisée (les deux groupes supérieurs) se livre à l’agriculture marchande qui lui rapporte par an de 574 à 1500 roubles de revenu brut en espèces. Cette agriculture marchande se transforme déjà en agriculture capitaliste, puisque la surface ensemencée des paysans aisés excède la norme de travail d’une famille (c’est-à-dire la quantité de terre qu’une famille peut cultiver par ses propres moyens), ce qui les oblige à recourir à la main-d’œuvre salariée : dans les trois districts septentrionaux de la province de Tauride, la paysannerie aisée embauche, d’après les estimations de l’auteur, plus de 14000 ouvriers ruraux. Au contraire, la paysannerie pauvre « fournit des ouvriers » (plus de 5000), c’est-à-dire qu’elle vend sa force de travail : dans le groupe ensemençant de 5 à 10 déciatines, par exemple, l’agriculture ne rapporte en espèces qu’un revenu de 30 roubles environ par foyer((M. Posonikov observe très justement qu’en réalité la différence entre les groupes, d’après le revenu en argent fourni par la terre, est beaucoup plus appréciable. En effet, dans ses calculs, il admet : 1° un rendement identique et 2° un prix identique du blé vendu, tandis qu’en réalité les paysans aisés ont de meilleures récoltes et vendent leur blé à des prix plus avantageux.)). Nous observons donc ici le processus de formation du marché intérieur dont il est question dans la théorie de la production capitaliste : le « marché intérieur » s’accroît, d’un côté, grâce à la transformation en marchandise du produit de l’agriculture marchande, du type « entreprise »; et, d’un autre côté, grâce à la transformation en marchandise de a force de travail que vend la paysannerie nécessiteuse.

   Afin d’étudier de plus près ce phénomène, voyons la situation de chacun des groupes de la paysannerie. Commençons par le groupe supérieur. Voici les chiffres concernant l’étendue des terres en sa possession ou en sa jouissance.

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   On voit donc que les paysans aisés, tout en étant les mieux pourvus en lots communautaires((Les lots communautaires étaient ceux qui avaient été laissés aux paysans après l’abolition du servage en 1861. La terre était la propriété des communautés et elle était périodiquement redistribuée entre les paysans. )), détiennent aussi de nombreuses terres achetées et affermées et se transforment en petits propriétaires et fermiers((Notons que la quantité relativement importante de terres achetées chez les paysans qui n’ensemencent pas est due au fait que ce groupe comprend les boutiquiers, les propriétaires d’entreprises industrielles, etc. La statistique des zemstvos confond habituellement ces « paysans » avec les agriculteurs. Défaut sur lequel nous reviendrons plus loin.)).La location de 17 à 44 déciatines coûte par an, au tarif local, de 70 à 160 roubles environ. Il est évident qu’il s’agit là d’une opération commerciale : la terre devient marchandise, « une machine à faire de l’argent ».

   Examinons maintenant les données relatives au cheptel vif et mort.

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   1 – (inséré dans le tableau) : Matériel de transport : charrettes, télégues, fourgons, etc. Instruments aratoires : charrues, brise-mottes (polysocs), etc.

   Les paysans aisés se trouvent ainsi bien mieux pourvus en matériel que les paysans pauvres et même moyens. II suffit de jeter un coup d’œil sur ce tableau pour se rendre compte à quel point sont fictifs les chiffres « moyens » qu’on aime tant manipuler chez nous quand il s’agit de la « paysannerie ». A l’agriculture marchande, la bourgeoisie paysanne joint l’élevage marchand, notamment celui des brebis à grosse laine. Quant au cheptel mort, citons encore les données relatives aux instruments perfectionnés que nous empruntons aux recueils statistiques des zemstvos((Recueil de renseignements statistiques sur le district de Mélitopol. Simféropol 1885. (T. I. Recueil de renseignements statistiques sur la province de Tauride. — Recueil de renseignements statistiques sur le district du Dniepr. T. II. Simféropol 1886. (Voir note suivante))),((Le titre complet de cet ouvrage est le suivant: Recueil de renseignements statistiques sur la province de Tauride — Tableaux statistiques sur la situation économique des localités du district de Mélitopol ; Supplément au premier tome du Recueil, Simféropol. 1885)) : sur le nombre total des moissonneuses es faucheuses (3 061), 2841, soit 92,8 %, sont détenues par la bourgeoisie paysanne (1/5 de la totalité des foyers).

   On conçoit donc que la technique agricole des paysans aisés soit sensiblement au-dessus de la moyenne (exploitation plus étendue, matériel plus abondant, disponibilités de fonds plus grandes, etc.). Les paysans aisés « font leurs semailles plus vite, profitent mieux du beau temps, couvrent leurs semences d’une terre plus humide », récoltent en temps opportun; aussitôt le blé amené, ils le battent, etc. On conçoit aussi que les frais de production des produits agricoles diminuent (par unité de produit) à mesure qu’augmente l’étendue de l’exploitation. M. Postnikov démontre cette thèse avec force détails, au moyen du calcul suivant : il détermine le nombre de bras (ouvriers salariés compris), de bêtes de travail, d’instruments, etc., par 100 déciatines de surface ensemencée dans les divers groupes. Il se trouve que ce nombre diminue à mesure qu’augmente l’étendue de l’exploitation. Ainsi, dans le groupe qui ensemence jusqu’à 5 déciatines; on compte par 100 déciatines de terre communautaire 28 ouvriers, 28 bêtes de trait, 4,7 charrues et brise-mottes et 10 charrettes, tandis que dans le groupe ensemençant plus de 50 déciatines, on ne compte que 7 ouvriers, 14 bêtes de trait, 3,8 charrues et brise-mottes, 4,3 charrettes. (Nous omettons les chiffres plus détaillés pour tous les groupes et renvoyons ceux qui s’y intéressent au livre de M. Postnikov.) La conclusion générale de l’auteur est la suivante :

   « A mesure qu’augmente l’étendue de l’exploitation et des labours, les frais d’entretien de la force de travail (hommes et bêtes) – dépense capitale dans l’agriculture – diminuent progressivement, et, dans les groupes qui ensemencent beaucoup, ils sont par déciatine ensemencée près de deux fois inférieurs à ceux des groupes de faible surface de labours » (p. 117 de l’ouvrage cité). M. Postnikov attache à très juste titre une grande importance à cette loi de la plus grande productivité et, par suite, de la plus grande stabilité des grosses exploitations paysannes; il la démontre au moyen de données très détaillées concernant non seulement la Nouvelle-Russie, mais encore les provinces centrales de Russie((« La statistique des zemstvos montre de toute évidence que plus l’exploitation paysanne est étendue, moins elle demande de matériel, de bras et bêtes de trait pour une même superficie de terre arable » (p. 162 de l’ouvrage cité). Il est intéressant de noter comment cette loi s’est répercutée dans les développements de M. V. V. Dans l’article cité plus haut (Vestnik Evropy, 1884, n° 7), il fait ce parallèle : dans la zone des terres noires du Centre on trouve chez les paysans un cheval pour 5-7-8 déciatines de labour, alors que « d’après les règles de l’assolement triennal », il faut un cheval pour 7 à 10 déciatines (« Calendrier » de Bataline). « Aussi, l’absence de chevaux chez une partie de la population de cette région de la Russie doit-elle être considérée, jusqu’à un certain point, comme un rétablissement de la proportion normale entre la quantité de bêtes de travail et la superficie à labourer » (art. cité, p. 3461. Ainsi, la ruine de la paysannerie mène au progrès de l’agriculture. Si M. V. V. n’avait pas seulement porté son attention sur le côté agronomique, mais aussi sur le côté économique et social de ce processus, il aurait pu s’apercevoir que c’était un progrès de l’agriculture capitaliste puisque « le rétablissement de la proportion normale » entre bêtes de travail et terre arable est obtenu soit par les propriétaires fonciers acquérant du matériel, soit par les paysans ensemençant de grandes surfaces, c’est-à-dire par la bourgeoisie paysanne.)). Par conséquent, plus la production marchande pénètre l’agriculture, plus s’accusent la concurrence entre les agriculteurs, la lutte pour la terre, la lutte pour l’indépendance économique, et plus doit s’affirmer cette loi qui conduit à l’éviction de la paysannerie moyenne et pauvre par la bourgeoisie paysanne. Notons simplement que le progrès technique dans l’agriculture s’exprime différemment en fonction du système agricole, du mode de culture des champs. Si dans la culture des céréales et l’exploitation extensive, ce progrès peut s’exprimer par une simple extension de la surface ensemencée et une réduction du nombre des bras, du bétail, etc., par unité de surface ensemencée, dans l’élevage ou dans les cultures industrielles, où est appliquée la culture intensive, le même progrès peut se traduire, par exemple, dans une culture des rhizocarpées qui demande un plus grand nombre de bras par unité de surface ensemencée, ou dans un élevage de vaches, une culture de plantes fourragères, etc., etc.

   A la caractéristique du groupe supérieur de la paysannerie, il faut ajouter un emploi répandu du travail salarié. Voici les chiffres relatifs à trois districts de la province de Tauride :

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   Dans l’article cité, M. V. V. raisonne de la façon suivante : il établit en pourcentage le rapport entre le nombre des exploitations employant des salariés et la totalité des exploitations paysannes et il conclut :

   « Le nombre de paysans qui recourent au travail salarié pour cultiver leur terre est tout à fait insignifiant par rapport à la masse du peuple : 2 à 3, au maximum 5 cultivateurs sur 100,- ce sont là tous les représentants du capitalisme paysan … cela » (l’exploitation paysanne basée sur le travail salarié en Russie) « n’est pas un système solidement ancré dans les conditions de la vie économique d’aujourd’hui, c’est l’effet du hasard, comme on avait déjà pu l’observer il y a 100 et 200 ans » (Vestnik Evropy, 1884, n° 7, p. 332). Est-il besoin de comparer le nombre des exploitations employant des salariés à la totalité des exploitations « paysannes », quand ces dernières comprennent les exploitations des salariés agricoles eux-mêmes? En procédant ainsi, on pourrait aussi nier le capitalisme dans l’industrie russe : il suffirait de considérer le pourcentage des familles industrielles employant des ouvriers salariés c’est-à-dire des familles de grands et petits fabricants) par rapport à l’ensemble des familles occupées dans l’industrie en Russie; on obtiendrait ainsi une proportion « tout à fait insignifiante » par rapport à la « masse du peuple ». II est infiniment plus juste de comparer le nombre des exploitations à main d’œuvre salariée à celui des exploitations véritablement indépendantes c’est-à-dire celles qui tirent uniquement leur moyens de subsistance de l’agriculture et n’ont pas recours à la vente de leur force de travail. Ensuite M. V. V. a perdu de vue un petit détail, à savoir que les exploitations paysannes à main d’œuvre salariée comptent parmi les plus grosses : le pourcentage des exploitations à main-d’oeuvre salariée, qu’il prétend « insignifiant », « en général et en moyenne »; est en fait très imposant (de 34 à 64 %) dans la paysannerie aisée qui assure plus de la moitié de toute la production et fournit de grosses quantités de grain pour la vente. C’est ce qui permet de juger de l’absurdité de cette opinion selon laquelle l’exploitation à main-d’oeuvre salariée serait l’« effet du hasard », que l’on pouvait observer déjà il y a 100 ou 200 ans ! En troisième lieu, c’est méconnaître les véritables caractères de l’agriculture que de prendre comme base de jugement sur le « capitalisme paysan », les seuls salariés agricoles c’est-à-dire les ouvriers permanents, en laissant de côté les journaliers. On sait que l’embauche des ouvriers à la journée joue un rôle particulièrement important dans l’agriculture((’Angleterre est le pays classique du capitalisme agraire. Et dans ce pays, 40,8% des fermiers n’ont pas d’ouvriers salariés; 68,1% en ont deux au plus et 82 % pas plus de quatre (Janson. Statistique comparée, t. II, pp. 22-23. Cité d’après Kabloukov; Les ouvriers dans l’économie rurale, p. 16.) Mais ce serait un piètre économiste celui qui oublierait : la masse des prolétaires ruraux se louant à la journée, ambulants ou domiciliés, c’est-à-dire trouvant à s’employer dans leur village.)).

   Nous en venons au groupe inférieur. Il est constitué par les paysans n’ensemençant pas ou peu ; « leur situation économique ne diffère presque pas … les uns comme les autres se louent dans leur village ou cherchent un gagne-pain ailleurs, dans l’agriculture pour la plupart » (p. 134 de l’ouvrage cité), c’est-à-dire qu’ils s’intègrent au prolétariat rural. Notons, par exemple, que dans le district du Dniepr, le groupe inférieur compte 40 % de foyer; 39 % de la totalité des foyers ne possèdent pas d’instruments aratoires. En même temps qu’il vend sa force de travail, le prolétariat rural tire un revenu de la location de ses lots concédés.

   Dans trois districts de la province de Tauride, 25 % de la terre arable était donnée en location (en 1884-1886), et ce chiffre ne comprenait pas encore la terre louée non à des paysan mais à des roturiers. Environ un tiers de la population de ces trois districts loue de la terre, et c’est principalement la bourgeoisie paysanne qui afferme les lots du prolétariat rural :

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   « Aujourd’hui les lots concédés sont l’objet d’une vaste spéculation dans la vie paysanne de Russie méridionale. Ils servent de gage à des emprunts garantis par lettres de change… ils sont donnés en location ou vendus pour un an, deux ans ou pour des délais plus longs, 8, 9, 11 ans » (p. 139 de l’ouvrage cité). La bourgeoisie paysanne représente donc aussi le capital commercial et usuraire((Tout en profitant elle-même des « très nombreuses » caisses et société rurales d’épargne et de prêt, qui apportent une « aide efficace » « aux paysans aisés ». « Les paysans pauvres ne trouvent pas de garants et ne profitent pas du crédit » (œuvre. cité, p. 368).)). Nous voyons là une réfutation flagrante du préjugé populiste qui veut que le « koulak » et l’« usurier » n’aient rien de commun avec le « paysan bien organisé ». Au contraire, c’est la bourgeoisie paysanne qui détient tous les fils du capital commercial (prêts d’argent garantis par hypothèque, accaparement de divers produits, etc.) comme du capital industriel (agriculture marchande au moyen du travail salarié, etc.). Les circonstances ambiantes, l’éviction plus ou moins complète des formes asiatiques et le progrès de la civilisation dans nos campagnes, détermineront la forme du capital qui se développera aux dépens de l’autre.

   Voyons enfin le groupe moyen (ensemençant de 10 à 25 déciatines par foyer, en moyenne 16,4 déciatines). Sa situation est intermédiaire : le revenu en argent qu’il tire de l’agriculture (191 roubles) est un peu inférieur à la somme que dépense annuellement le paysan moyen de la province de Tauride (200 à 250 roubles). Il possède 3,2 de bêtes de travail par foyer, alors qu’il en faut quatre pour avoir l’« attelage complet ». C’est pourquoi l’exploitation du paysan moyen manque de stabilité, et pour travailler sa terre il est obligé de recourir au coattelage((Dans le district de Mélitopol, sur 13 789 foyers de ce groupe, 4 218 seulement travaillent leur terre eux-mêmes, et 9 201 font du coattelage. Dans le district du Dniepr, sur 8 234 foyers, 4 029 cultivent seuls et 3 835 font du coattelage. Voir les recueils de la statistique des zemstvos sur le district de Melitopol (p. B. 193) et le district du Dniepr (p. B. 123).)).

   Le travail de la terre par coattelage est naturellement moins productif (perte de temps causée par les déplacements, manque de chevaux, etc.). Ainsi, dans un bourg, on a dit à M. Postnikov que « souvent les coattelés ne labourent pas plus d’une déciatine par jour, soit la moitié de la surface normale »((Dans l’article cité, M. V. V. disserte longuement sur le coattelage comme « principe de coopération », etc. C’est si simple, en effet : on ferme les yeux sur ce fait que la paysannerie se décompose en groupes bien distincts; que le coattelage est la coopération d’exploitations eu décadence, évincées par la bourgeoisie paysanne après quoi l’on raisonne « en général» sur le « principe de coopération », – entre le prolétariat rural et la bourgeoisie rurale, sans doute !)). Si l’on ajoute à cela que dans le groupe moyen 1/5 environ des foyers n’ont pas d’instruments aratoires, que (d’après les estimations de M. Postnikov) ce groupe fournit plus d’ouvriers qu’il n’en embauche, nous nous rendrons compte du caractère instable, intermédiaire de ce groupe situé entre la bourgeoisie paysanne et le prolétariat rural. Voici des chiffres un peu plus détaillés attestant l’éviction du groupe moyen.

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   *- (inséré dans le tableau) : Données tirées du recueil de la statistique des zemstovs. Elles se rapportent à l’ensemble du district, y compris les localités non incluses dans les cantons. Les chiffres de la colonne « total de la terre dont le groupe a la jouissance » ont été établis par moi, en additionnant les lots communautaires, la terre achetée et la terre prise à bail et en retranchant la terre donnée à bail.

   On voit que la répartition de la terre communautaire est la plus « égalitaire », bien que là encore l’éviction du groupe inférieur par les deux autres soit nette. Mais les choses changent radicalement dès que nous passons de cette possession de la terre obligatoire à la possession libre, c’est-à-dire à la terre achetée et affermée. Nous y trouvons une concentration énorme et, par suite, la répartition du total de la terre paysanne en jouissance ne ressemble pas du tout à la répartition des lots communautaires : le groupe moyen est refoulé au second rang (46 % des lots, 41 % du total) ; le groupe aisé étend très sensiblement ses possessions (28% des lots, 46 % du total), et le groupe pauvre est éliminé du nombre des cultivateurs (25 % des lots, 12% du total).

   Le tableau reproduit plus haut nous montre un fait intéressant, sur lequel nous reviendrons : la diminution du rôle des lots communautaires dans l’exploitation paysanne. Dans le groupe inférieur cela provient de la mise en location de la terre; dans le groupe supérieur de ce que a terre achetée et affermée commence à prédominer notablement dans l’ensemble de la surface d’exploitation. Les débris du régime d’avant l’abolition du servage (paysans attachés à la glèbe, la possession égalitaire du sol pour le fisc) sont anéantis définitivement par le capitalisme qui pénètre dans l’agriculture.

   Quant à l’affermage en particulier, les chiffres cités nous permettent d’analyser une erreur fort répandue parmi les économistes populistes. Prenons les raisons produites par M. V. V. Dans l’article cité, il pose explicitement la question des rapports du fermage avec la décomposition de la paysannerie. « L’affermage favorise-t-il la décomposition des exploitations paysannes en grandes et petites, ainsi que la disparition du groupe moyen, typique ? » (Vestnik Evropy, l.c., pp. 339-340), M. V. V. répond par la négative. Voici ses arguments : 1° « Le pourcentage élevé des personnes recourant à l’affermage». Exemples : 38-68 %; 40-70 %; 30-66 %; 50-60 %; selon les districts de diverses provinces. 2° La faible superficie des terrains loués par foyer : 3 à 5 déciatines, d’après les statistiques pour la province de Tambov; 3° Les paysans ne possédant qu’un petit lot prennent davantage à bail que ceux qui en ont un plus grand.

   Afin que le lecteur puisse apprécier exactement, je ne dirai pas la solidité, mais simplement l’usage que l’on peut faire de pareils arguments, citons les chiffres concernant le district du Dniepr((Les données concernant les districts de Mélitopol et de Berdiansk sont absolument les mêmes.)).

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   Une question se pose : quelle valeur peuvent avoir ici les chiffres « moyens »? Le fait que les preneurs sont « nombreux » (56 %) supprime-t-il la concentration de l’affermage entre les mains des riches? N’est-il pas ridicule de prendre l’étendue « moyenne » de la terre affermée [12 déciatines par foyer preneur. Souvent, on ne l’établit même pas sur les foyers preneurs mais sur a totalité des foyers. C’est ce que fait, par exemple, M. Karychev dans son ouvrage Les affermages paysans en dehors des lots concédés (Dorpat 1892; 2e volume du Bilan de la statistique des zemstvos)], en additionnant ensemble les paysans dont l’un prend 2 déciatines à un prix fou (15 r.), visiblement à des conditions ruineuses, acculé par un besoin extrême, et l’autre 48 déciatines en sus de la quantité suffisante de terre dont il dispose, « en achetant » la terre en gros à un prix infiniment plus bas, 3 r. 53 la déciatine. Le troisième argument n’est pas moins gratuit : M. V. V. s’est chargé lui-même de le réfuter en reconnaissant que les chiffres concernant « des communes entières ne donnent pas » (Si l’on classe les paysans d’après leurs lots) « une idée juste de ce qui se passe dans la commune elle-même » (art. cité, p. 342)((M. Postnikov cite un exemple intéressant d’une erreur semblable des statisticiens des zemstvos. Notant le caractère commercial des exploitations des paysans aisés et leur demande de terre, il observe que « les statisticiens des zemstvos, voyant sans doute dans ces manifestations de la vie paysanne quelque chose d’illégal, s’efforcent de les amoindrir » et de prouver que ce qui détermine l’affermage, ce n’est pas la concurrence des riches, mais la pénurie de terre chez les paysans. Pour le prouver, l’auteur du Mémento de la province de Tauride (1889) M. Werner a groupé, d’après l’étendue de leur lot, tous les paysans de la province de Tauride, ayant 1 ou 2 travailleurs et 2 ou 3 bêtes de trait. Il s’est trouvé que, dans le cadre de ce groupe, à mesure que grandit le lot, le nombre des foyers preneurs et l’étendue de la terre prise à bail diminuent. Il est évident que cette manière de procéder ne prouve absolument rien, car on n’a pris que les paysans possédant la môme quantité de bêtes de trait, en laissant de côté justement les groupes extrêmes. II est tout à fait naturel qu’à un nombre égal des bêtes de travail corresponde une égale étendue de terre cultivée et que, par conséquent, les affermages augmentent pendant que les lots diminuent. La question est justement de savoir comment les terres affermées sont réparties entre les foyers possédant une quantité inégale de bêtes de travail, de matériel, etc.)).

   Ce serait une grave erreur de croire que la concentration de l’affermage entre les mains de la bourgeoisie paysanne se borne à l’affermage individuel sans s’étendre aux terres prises à bail par la commune, le « mir ». Il n’en est rien. La terre affermée est toujours répartie « d’après l’argent » et le rapport entre les groupes paysans ne change nullement dans les cas d’affermage par la commune. C’est pourquoi des raisonnements comme ceux de M. Karychev, qui voit dans les rapports entre les affermages par commune et les affermages individuels « s’affronter deux principes (!?), le principe communautaire et le principe individuel» (p. 159, l.c.), et qui prétend que les affermages par commune « impliquent le principe du travail et celui de la distribution égale de la terre affermée entre les membres de la commune » (ibid., p. 230), des raisonnements de ce genre entrent parfaitement dans la catégorie des préjugés populistes. Tout en se proposant de faire « le bilan de la statistique des zemstvos», M. Karychev passe soigneusement sous silence la riche documentation de cette statistique sur la concentration des terres prises à bail entre les mains de petits groupes de paysans aisés. Citons un exemple. Dans les trois districts sus-indiqués de la province de Tauride, la terre prise à bail à l’Etat par des communes paysannes est répartie entre les groupes comme suit :

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   Petite illustration du « principe du travail » et du « principe de la distribution égale » !

   Voici ce que la statistique des zemstvos nous apprend sur l’économie paysanne de la Russie méridionale. De ces chiffres, il ressort que la paysannerie est en pleine décomposition et que la bourgeoisie paysanne domine sans partage les campagnes((On dit d’ordinaire que les données relatives à la Nouvelle-Russie ne permettent pas des conclusions générales, en raison des caractéristiques de cette contrée. Nous ne nions pas que la décomposition de la paysannerie agricole soit ici plus accusée que dans le reste de la Russie, mais la suite montrera que les particularités de la Nouvelle-Russie sont loin d’être aussi sensibles qu’on le croit parfois.)) : cela est absolument indubitable. C’est pourquoi il est très intéressant de savoir comment MM. V. V. et N.-on envisagent ces données, d’autant plus que ces deux auteurs avaient précédemment jugé utile de poser la question de la décomposition de la paysannerie (M. V. V. clans l’article de 1884 que nous avons cité; M. N.-on dans le Slovo de 1880, où il notait un phénomène curieux, à savoir qu’à l’intérieur même de la communauté rurale les paysans « peu avisés » négligeaient la terre. tandis que les paysans « avisés » choisissaient les terres les meilleures. Cf. Essais, p. 71). Il faut noter que l’ouvrage de M. Postnikov porte un double caractère : d’une part, l’auteur a recueilli et analysé avec soin les données extrêmement précieuses de la statistique des zemstvos, et il a su résister au « désir de considérer la communauté rurale comme un tout homogène, ainsi que nos intellectuels des villes continuent à le faire » (œuvre. cité, p. 351). D’autre part. comme il n’était pas guidé par la théorie, il n’a absolument pas su apprécier les données qu’il a analysées; il les a considérées du point de vue très étroit des « mesures à prendre », et s’est mis à échafauder des projets de « communes agricoles-artisanales-industrielles », à prêcher la nécessité de « limiter », « obliger », « surveiller », etc., etc. Quant à nos populistes, ils ont tout fait pour ne pas remarquer la première partie, la partie positive de l’ouvrage de M. Postnikov, et ils ont porté toute leur attention sur la seconde. MM. V. V. et N.-on ont entrepris avec le plus grand sérieux de « réfuter » les « projets » très peu sérieux de M. Postnikov (M. V. V. dans la Rousskaïa Mysl, 1894, n° 2; M. N.-on, dans ses Essais, p. 233, note) en lui reprochant d’avoir eu la mauvaise idée d’introduire le capitalisme en Russie et en éludant soigneusement les chiffres qui révèlent que dans les campagnes actuelles de la Russie méridionale((« Chose curieuse », écrivait M. N.-on, c’est que M. Postnikov « projette des exploitations paysannes de 60 déciatines ». Mais « du moment que l’agriculture est tombée entre les mains des capitalistes », la productivité du travail peut « dès demain » s’élever encore. « Il faudra ( !) alors convertir les exploitations de 60 déciatines en exploitations de 200 ou 300 déciatines. » Voyez comme c’est simple : étant donné que dans nos campagnes la petite bourgeoisie d’aujourd’hui est menacée par la grande bourgeoisie de demain, pour cette raison M. N : on ne veut rien savoir ni de la petite bourgeoisie d’aujourd’hui, ni de la grande bourgeoisie de demain ! )) les rapports capitalistes sont les rapports dominants.

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