8. Qu’est-ce que l’industrie artisanale ?

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VI : LA MANUFACTURE CAPITALISTE ET LE TRAVAIL A DOMICILE POUR LE CAPITALISTE

VIII. QU’EST-CE QUE L’INDUSTRIE ARTISANALE ?

   Dans les deux chapitres précédents, nous avons eu affaire essentiellement aux industries que, chez nous, il est d’usage de qualifier d’«artisanales». Mais, qu’est-ce qu’une industrie artisanale? Nous pouvons maintenant essayer de répondre à cette question.

   Parmi les industries que nous avons examinées plus haut, quelles sont celles que notre littérature économique classe dans la masse des «petites industries artisanales»? Pour pouvoir en juger, commençons par examiner un certain nombre de données statistiques.

   Selon les statistiques de Moscou, qui, dans la conclusion de leur enquête sur les «petites industries paysannes», dressent un bilan de toutes les occupations non agricoles, quelles qu’elles soient, 141329 personnes sont employées dans les industries locales (qui fabriquent des marchandises, t. VII, fasc. III). Il faut noter toutefois que dans ce nombre ils font entrer des artisans (une partie des cordonniers, des vitriers et beaucoup d’autres) ainsi que des scieurs de long, etc., etc. D’après nos calculs, sur ces 141329 personnes, il y a au moins 87000 qui travaillent à domicile pour des capitalistes((Rappelons que M. Kharisoménov (article cité plus haut) estimait que sur 102245 travailleurs occupés dans 42 industries de la province de Moscou, 66% le sont dans des industries où le système domestique de la grande production exerce une prédominance absolue.)) . Dans les 54 industries pour lesquelles nous avons pu réunie des chiffres, 17566 personnes sur 29446, soit 59,65%, sont des salariés. Voici le bilan qui nous est fourni pour la province de Vladimir (par cinq fascicules des Petites industries de la province de Vladimir) : 18286 personnes travaillent dans 31 industries, dont 15447 sont employées dans des métiers où prédomine le travail capitaliste à domicile (ce nombre comprend 5504 ouvriers salariés qui, pour ainsi dire, sont embauchés de seconde main), 150 sont des artisans ruraux (sur ces 150, il y a 45 salariés) et 2689 sont des petits producteurs de marchandises (511 salariés). Nous avons donc 16003 ouvriers (15447 + 45 + 511), soit 87,5% du total, qui sont employés selon le mode capitaliste((Malheureusement, nous n’avons pas pu prendre connaissance de l’ouvrage récent sur l’industrie artisanale de la province de Iaroslavl (Les petites industries, Publication du Bureau statistique du zemstvo de la province de Iaroslavl, Iaroslavl 1904). A en juger par le compte rendu détaillé des Rousskié Viédomosti (1904, n° 248), c’est une étude de très grande valeur. Le nombre de «koustaris» dans la province s’élève à 18000 (en 1903, on y comptait 33898 ouvriers industriels). Les métiers dépérissent, 1/5 des entreprises emploient des ouvriers salariés. Les ouvriers salariés constituent un quart des «koustaris». Les établissements de 5 ouvriers et plus occupent 15% des «koustaris», 50% des «koustaris» travaillent pour le compte des patrons avec les matières de ces derniers. L’agriculture est en décadence: 1/6 des «koustaris» n’ont ni chevaux ni vaches; 1/3 engagent des ouvriers pour cultiver la terre; 1/5 n’ensemencent pas. Le gain d’un «koustar» est de 1 rouble 50 par semaine! (Note à la deuxième édition.))). Selon les tableaux que nous fournit M. Tillo dans Les travaux de la commission artisanale, les industries locales de la province de Kostroma occupent 83633 personnes: 19701 sont des ouvriers forestiers (que l’on classe parmi les «koustaris»!), 29564 travaillent à domicile pour des capitalistes, 19954 environ sont employés dans des métiers où les petits producteurs de marchandises sont prédominants et environ 14414 sont des artisans ruraux((Tous ces chiffres sont approximatifs, la source ne fournissant pas de données précises. Parmi ces artisans ruraux, on trouve des meuniers, des forgerons, etc., etc.)). Dans 9 districts de la province de Viatka, ces mêmes Travaux recensent 60019 personnes travaillant dans les industries locales: 9672 sont meuniers ou fabricants d’huile; 2032 sont de purs artisans (teinturiers); 14928 sont mi-artisans, mi-producteurs de marchandises et parmi eux on note une nette prédominance du travail indépendant; 14424 travaillent dans des industries qui sont partiellement soumises au capital et 14875 dans des industries qui lui sont entièrement soumises. Enfin, on en trouve 4088 qui sont employés dans des métiers où le travail salarié exerce une prédominance absolue. Pour les autres provinces, nous avons dressé un tableau des industries au sujet desquelles les Travaux nous fournissent des renseignements plus ou moins détaillés. Nous avons obtenu ainsi le chiffre de 97 industries employant 107957 ouvriers et produisant pour 21151000 roubles de marchandises. Ces chiffres se décomposent de la façon suivante: 70204 ouvriers sont employés dans des industries où prédominent le travail salarié et le travail capitaliste à domicile (production 18621000 roubles), 26935 le sont dans des industries où les salariés et les travailleurs à domicile pour le compte des capitalistes ne représentent qu’une minorité (production: 1706000 roubles) et enfin, 10818 le sont dans des industries où le travail indépendant exerce une prédominance presque absolue (production: 824000 roubles). Selon la statistique des zemstvos, on trouve dans 7 industries des districts de Gorbatov et de Sémionov (province de Nijni-Novgorod) 16303 «koustaris»: 4614 d’entre eux travaillent pour le marché, 8520 travaillent pour un «patron» et 3169 sont des ouvriers salariés. Au total il y en a donc 11689 qui sont employés selon le mode capitaliste. D’après le recensement de l’industrie artisanale de la province de Perm de 1894-1895, sur 26000 «koustaris» 6500 (25%) sont des ouvriers salariés et 5200 (20%) travaillent pour les revendeurs, soit 45% d’ouvriers soumis à l’exploitation capitaliste((Voir Etudes, pp. 181-182. Au nombre des «koustaris» rentrent aussi les gens de métier (25%). En excluant ces derniers, on obtient 29,3% d’ouvriers salariés et 29,5% d’ouvriers qui travaillent pour les revendeurs (p. 122), soit 58,8% d’ouvriers employés de façon capitaliste)).

   Si fragmentaires que soient ces données (nous n’en avons pas d’autres à notre disposition), elles montrent clairement que la masse des ouvriers employés selon le mode capitaliste est classée parmi les «koustaris». C’est ainsi que dans 50-60 districts (et pour un grand nombre d’entre eux nous sommes loin d’avoir des renseignements complets), les données que nous avons citées dénombrent plus de 200000 personnes travaillant à domicile pour des capitalistes. Cela veut dire que dans l’ensemble de la Russie, le nombre de ces ouvriers doit être d’environ deux millions((Dans l’industrie de la confection, par exemple, le travail à domicile pour le capitaliste est particulièrement développé, et c’est une industrie qui progresse à pas rapides. «La demande de vêtements tout faits, article de première nécessité, augmente d’année en année (Messager des Finances, 1897, n° 52, aperçu de la foire de Nijni-Novgorod). Ce n’est que depuis 1880 que cette industrie a pris de vastes proportions. A l’heure actuelle, il se fabrique, rien qu’à Moscou, pour au moins 16 millions de roubles de vêtements, l’industrie occupant jusqu’à 20000 ouvriers. Pour toute la Russie, cette fabrication atteindrait les 100 millions de roubles. (Les progrès de l’industrie russe d’après les travaux des commissions d’experts, St-Ptb. 1897, pp. 136-137.) A St-Pétersbourg, le recensement de 1890 dénombrait dans la confection (groupe XI, classes 116-118) 39912 personnes, y compris les familles, dont 19000 ouvriers et 13000 personnes travaillant seules avec leurs familles (St-Ptb., d’après le recensement du 15 décembre 1890). Le recensement de 1897 dénombre en Russie 1158865 personnes occupées à la fabrication des vêtements, plus 1621511 membres de leurs familles, soit au total 2780365. (Note à la 2e édition.)  )). Si on y ajoute les salariés qui travaillent chez les «koustaris» – les données nous montrent que leur nombre n’est pas aussi insignifiant qu’on le pense parfois – on doit reconnaître que ce chiffre de deux millions d’ouvriers industriels employés de façon capitaliste hors des «usines et fabriques» est plutôt un chiffre minimum((Rappelons que nombre des «koustaris» de Russie est estimé à 4 millions au moins (chiffre de M. Kharisoménov. M. Andréev en comptait 7500000, mais ses estimations sont exagérées). Les totaux de notre texte embrassent donc environ 1/10 des «koustaris». (Voir note suivante).))(( Voir E. N. Andréev: L’industrie artisanale en Russie d’après les renseignements fournis par «La commission d’enquête sur l’industrie artisanale en Russie» et d’autres sources. Saint-Pétersbourg, 1885 (le nombre de 7500000 personnes s’adonnant à des «métiers auxiliaires» est donné à la p. 69 de cet ouvrage). Voir également la brochure du même auteur: L’industrie artisanale en Russie, St-Pétersbourg, 1882, p. 12. )).

   Comme on le voit, toutes ces données exposées dans les deux chapitres précédents, nous obligent à répondre que le concept «d’industrie artisanale» est absolument impropre à la recherche scientifique, car en règle générale, il englobe toutes sortes de formes industrielles, depuis les industries domestiques et les métiers jusqu’au travail salarié dans de très grosses manufactures((Cf. les Etudes, pp. 179 et suivantes.)). Cette confusion des types d’organisation économique les plus divers, qui règne dans une masse de descriptions des «petites industries artisanales»((Le désir de conserver le terme de « koustaris» pour la définition scientifique de formes d’industrie a abouti, dans notre littérature économique, à des dissertations et à des définitions purement scolastiques. Un savant «entendait» par «koustar» uniquement des producteurs de marchandises; un autre y faisait entrer les gens de métier; l’un pensait que le «koustar» devait être nécessairement lié à la terre, un autre admettait des exceptions; l’un excluait le travail salarié, un autre l’admettait jusqu’à seize ouvriers, par exemple, etc., etc. Il va de soi que de telles dissertations (au lieu d’étudier les différentes formes de l’industrie) ne pouvaient rien donner de bon. Notons que la vitalité du terme spécial de «koustaris» s’explique surtout par l’organisation de caste de la société russe: le «koustar», c’est un industriel des castes inférieures, qu’on peut prendre en tutelle, dont on peut sans trop se gêner, faire l’objet de projets fantaisistes. La forme d’industrie importe peu. Quant au marchand et au noble (même s’ils sont de petits industriels), on les range rarement parmi les «koustaris». Les industries artisanales, ce sont généralement toutes les industries paysannes et seulement les industries paysannes.  )), a été reprise sans la moindre critique ni le moindre sens par les économistes populistes qui, de la sorte, ont fait un gigantesque pas en arrière par rapport à des écrivains comme Korsak, par exemple, et ont profité de cet imbroglio idéologique pour échafauder les théories les plus curieuses. On nous a donc présenté l’«industrie artisanale» comme une forme économique homogène, toujours égale à soi-même et opposée (sic) au «capitalisme» qui était assimilée à l’industrie des «usines et fabriques». Prenons, par exemple, M. N.-on. A la page 79 de ses Essais, on trouve le titre suivant: «La capitalisation (?) des petites industries»((Le terme de «capitalisation», si cher à M. V. V. et à M. N.-on, est admissible, en raison de sa brièveté, dans un article de journal, mais il est tout à fait déplacé dans une étude économique qui a pour seul objet d’analyser les différentes formes et phases du capitalisme, leur importance, leurs rapports mutuels, leur marche progressive. Par «capitalisation» on peut entendre n’importe quoi: aussi bien l’embauchage d’un seul ouvrier salarié que des achats en gros, une fabrique à vapeur. Allez donc vous débrouiller après cela, une fois que tout a été fourré dans le même sac! )), et immédiatement, sans la moindre réserve ou explication, on passe à des «données sur les usines et fabriques»… Comme on le voit, tout cela est d’une simplicité touchante: le «capitalisme», c’est «l’industrie des mines et fabriques» et l’industrie des usines et fabriques, c’est ce que les publications officielles classent sous cette rubrique. Et à partir de cette «analyse» si pénétrante, on élimine des calculs concernant le capitalisme les ouvriers employés de façon capitaliste qui sont classés parmi les «koustaris». A partir de cette «analyse», on élude entièrement le problème des différentes formes d’industrie existant en Russie. A partir de cette analyse enfin, on donne naissance à un des préjugés les plus nuisibles et les plus stupides, selon lequel notre industrie «artisanale» est opposée à notre industrie des «usines et fabriques», selon lequel cette dernière est «artificielle», est détachée de la première, etc., etc. Et il s’agit là d’un préjugé: personne en effet n’a jamais tenté ne fût-ce que d’effleurer les données qui montrent que dans toutes les branches industrielles, l’industrie «artisanale» est liée de la façon la plus étroite et la plus indissoluble à l’industrie des «usines et fabriques».

   L’objet de ce chapitre était précisément de montrer en quoi consiste cette liaison et quels sont les traits particuliers qui distinguent, au point de vue technique, économique et culturel, la forme d’industrie qui, en Russie, se situe entre la petite industrie et la grande industrie mécanique.

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