Les trois phases du développement du capitalisme dans l’industrie russe

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VII : LE DÉVELOPPEMENT DE LA GRANDE INDUSTRIE MÉCANIQUE

XII. LES TROIS PHASES DU DÉVELOPPEMENT DU CAPITALISME DANS L’INDUSTRIE RUSSE

   Voyons maintenant à quelles conclusions fondamentales nous amènent les données concernant le développement du capitalisme dans notre industrie((Nous nous bornons, ainsi que nous l’avons indiqué dans la préface, à l’époque qui a suivi l’abolition du servage, en laissant de côté les formes d’industrie qui étaient fondées sur le travail de la population serve. )).

   Ce développement comporte trois phases essentielles: la petite production marchande (petites industries essentiellement paysannes); la manufacture capitaliste; la fabrique (la grande industrie mécanique). L’opinion répandue en Russie selon laquelle il existe une coupure entre l’«industrie des usines et fabriques» et l’industrie «artisanale» est entièrement réfutée par les faits; cette division est purement artificielle. Aucune solution de continuité ne sépare ces deux formes d’industries qui sont liées de la façon la plus directe et la plus étroite. Les faits montrent on ne peut plus clairement que la petite production marchande tend (et il s’agit là de sa tendance fondamentale) au développement du capitalisme et, notamment, à la création de la manufacture. Or cette dernière se transforme, sous nos yeux, en grande industrie mécanique avec une extrême rapidité. Un des phénomènes qui montre le mieux le lien direct et étroit existant entre ces formes successives d’industrie est le fait qu’il y a toute une série de gros et de très gros fabricants qui ont d’abord été de tout petits industriels et qui ont gravi tous les échelons de la «production populaire» au «capitalisme». Savva Morozov a été serf (il s’est racheté en 1820), puis berger, puis cocher, puis ouvrier tisserand, puis tisserand «koustar» qui se rendait à pied à Moscou pour écouler sa marchandise aux revendeurs, puis propriétaire d’une petite entreprise (un comptoir de distribution) et enfin d’une fabrique. Quand il est mort en 1862, il possédait avec ses nombreux fils deux grandes fabriques et, en 1890, ses descendants en possédaient quatre qui employaient 39000 ouvriers et produisaient pour 35 millions de roubles de marchandises((Les petites industries de la province de Vladimir, t. IV, pp. 5-7, Index pour 1890. – Chichmarev: Bref aperçu de l’industrie dans la région des chemins de fer de Nijni-Novgorod et Chouïa-Ivanovo. Saint-Pétersbourg 1892, pp. 28-32. )). Dans l’industrie de la soie de la province de Vladimir, on trouve toute une série de gros fabricants qui sont d’anciens ouvriers ou d’anciens tisserands «koustaris»((Les petites industries de la province de Vladimir, t. III, pp. 7 et suivantes. )). A Ivanovo-Voznessensk, les plus gros propriétaires de fabrique (Kouvaïev, Fokine, Zoubkov, Kokouchkine, Bobrov et bien d’antres) sont d’anciens «koustaris»((Chichmarev, pp. 56-62. )). Toutes les fabriques de brocart de la province de Moscou sont issues d’ateliers familiaux((Recueil de renseignements statistiques sur la province de Moscou, t. VII, fasc. III, Moscou, 1883, pp. 27-28. )). En 1864, le fabricant Zavialov de la région de Pavlovo «se souvenait encore très bien du temps où il n’était qu’un simple ouvrier chez le maître-artisan Khabarov»((A. Smirnov, Pavlovo et Vorsma, p. 14. )). Le fabricant Varypaev était un petit «koustar»((Labzine, l.c., p. 66.)), de même que Kondratov qui se rendait à pied à Pavlovo pour écouler sa marchandise qu’il transportait dans un sac((Grigoriev, l.c., p. 36. )). Avant de devenir propriétaire d’un petit atelier de tabac puis d’une fabrique ayant un chiffre d’affaires de plusieurs millions, Asmolov était un conducteur de chevaux qui travaillait pour des colporteurs((Revue historico-statistique, t. II, p. 27. )) etc., etc. Dans ce cas et dans d’autres analogues, il serait intéressant de demander aux économistes populistes où commence le capitalisme «artificiel» et où finit la production «populaire».

   Les trois formes essentielles que nous venons d’indiquer se distinguent, avant tout, par des différences de technique. La petite production marchande se caractérise par une technique extrêmement primitive qui repose sur le travail à la main et qui n’a que très peu évolué depuis des temps immémoriaux. Le producteur reste un paysan à qui la tradition a permis d’assimiler un certain nombre de procédés de transformation des matières premières. Avec la manufacture, on voit apparaître la division du travail qui provoque de très importantes transformations techniques et qui transforme le paysan en compagnon, en «ouvrier de détail». Mais la production manuelle subsiste toujours et, de ce fait, les progrès des modes de production ne peuvent être qu’extrêmement lents. La division du travail apparaît spontanément et, comme le travail paysan, elle se transmet par tradition. Seule la grande industrie mécanique provoque un changement radical: elle jette l’art manuel par-dessus bord, réorganise la production sur des bases rationnelles et applique méthodiquement les données de la science. Tant que le capitalisme n’avait pas organisé en Russie la grande industrie mécanique, on observait une stagnation presque complète de la technique et on l’observe encore dans les branches industrielles que la grande industrie n’a pas encore atteinte: les métiers, les moulins à vent et à eau qui sont utilisés sont identiques à ceux que l’on utilisait un siècle auparavant. Dans les branches d’industrie soumises à la fabrique, par contre, on observe une révolution technique complète et un progrès extrêmement rapide des modes de production mécaniques.

   Selon que la technique a atteint tel ou tel niveau, nous avons affaire à des stades différents du développement du capitalisme. Alors qu’elles sont prédominantes dans la petite production marchande et dans la manufacture (où le nombre des grandes entreprises est très réduit), les petites entreprises sont définitivement éliminées par la grande industrie mécanique. Dans les petites industries, on assiste bien à la formation de rapports capitalistes (ateliers employant le travail salarié et capital commercial), mais ils restent très faibles et ils n’entraînent pas d’antagonisme extrême entre les groupes participant à la production. A ce stade, on ne trouve encore ni gros capitaux ni larges couches de prolétaires. Dans la manufacture, par contre, il y a formation des uns et des autres et le fossé qui sépare les ouvriers des propriétaires des moyens de production commence à prendre des dimensions considérables. On voit se développer des bourgs industriels «riches» dont le gros de la population est composé d’ouvriers complètement démunis. Si on dresse le tableau d’ensemble de la manufacture, on trouve un petit nombre de marchands brassant des sommes d’argent considérables pour l’achat des matières premières et l’écoulement des produits, et d’autre part une masse d’ouvriers de détail vivant au jour le jour. Mais l’abondance des petites entreprises, le maintien des liens avec la terre et le respect des traditions dans la production et dans tout le mode de vie suscitent toute une série d’éléments intermédiaires entre les extrêmes de la manufacture et freinent le développement de ces extrêmes. Dans la grande industrie mécanique tous ces obstacles sont abattus et les antagonismes sociaux atteignent leur point culminant. Tous les côtés sombres du capitalisme semblent alors se réunir: l’emploi des machines provoque comme on sait un allongement démesuré de la journée de travail; les femmes et les enfants sont entraînés dans la production; on voit se former (et dans la production en fabrique cette formation est inévitable) une armée de chômeurs de réserve, etc. Mais la fabrique en socialisant la production sur une vaste échelle transforme les idées et les sentiments de la population qu’elle occupe (en particulier, elle détruit les traditions patriarcales et petites-bourgeoises), et une réaction se produit: à la différence des autres stades, en effet, la grande industrie mécanique exige constamment que la production soit méthodiquement réglementée et qu’un contrôle social soit institué (la législation des fabriques est l’une des manifestations de cette tendance)((Pour la liaison entre la législation ouvrière et les conditions et rapports créés par la grande industrie mécanique voir le chapitre II de la 2e partie du livre de M.T.-Baranovski, La fabrique russe, et notamment l’article du Novoïé Slovo, juillet 1897.  )).

   Aux différents stades du capitalisme, le développement de la production prend lui-même un aspect différent. Dans les petites industries, il suit le développement des exploitations paysannes; le marché est extrêmement restreint, les producteurs sont très proches des consommateurs et, du fait de son faible volume, la production s’adapte facilement à la demande locale qui ne varie guère. A ce stade, l’industrie se caractérise donc par une très grande stabilité, mais cette stabilité équivaut à la stagnation de la technique et au maintien des rapports sociaux patriarcaux et de tous les vestiges des traditions moyenâgeuses. La manufacture, par contre, travaille pour un vaste marché, parfois même pour toute la nation et, de ce fait, elle acquiert ce caractère d’instabilité inhérent au capitalisme et qui atteindra son point culminant au stade de la fabrique. La grande industrie mécanique, en effet, ne peut se développer que par bonds, que par une succession de périodes de prospérité et de crises. Ce développement par bonds aggrave considérablement la ruine des petits producteurs: pendant les périodes de fièvre la fabrique attire des masses d’ouvriers, pendant les périodes de récession, elle en rejette des masses non moins importantes. La formation d’une armée de chômeurs de réserve, prêts à accepter n’importe quel travail, devient l’une des conditions de l’existence et du développement de la grande industrie mécanique. Au chapitre II, nous avons indiqué quelles étaient les couches de la paysannerie où l’on recrutait cette armée et dans les chapitres suivants nous avons montré à quel genre de travaux le capital la destinait. L’«instabilité» de la grande industrie mécanique a toujours provoqué et continue à provoquer des lamentations réactionnaires chez les gens qui s’obstinent à considérer les choses du point de vue du petit producteur et qui oublient que si l’ancienne stagnation a pu être remplacée par une transformation rapide des moyens de production et de tous les rapports sociaux, c’est uniquement à cette «instabilité» qu’on le doit.

   L’un des aspects de cette transformation est la séparation de l’industrie et de l’agriculture, la libération des rapports sociaux dans l’industrie des traditions serviles et patriarcales qui continuent à peser sur l’agriculture. Dans la petite production marchande, les industriels ne sont pas encore complètement dégagés de la paysannerie et, dans la majorité des cas, ils restent agriculteurs. Cette liaison de la petite industrie et de la petite agriculture est si profonde que l’on peut même observer une loi intéressante qui est celle de la décomposition parallèle des petits producteurs dans l’industrie et dans l’agriculture. Dans ces deux branches de l’économie nationale, la formation d’une petite bourgeoisie va de pair avec l’apparition des ouvriers salariés et, par là môme, elle prépare aux deux pôles de la décomposition la rupture entre les industries et l’agriculture. Dans la manufacture, cette rupture est déjà très accentuée et on voit se former toute une série de centres industriels qui ne s’occupent pas d’agriculture. A ce stade, ce ne sont plus les paysans qui sont les principaux représentants de l’industrie; ce sont d’une part les marchands et les patrons de manufacture, et d’autre part les ouvriers. L’industrie et les rapports commerciaux relativement développés avec le reste du monde provoquent une élévation du niveau de vie et du niveau de culture de la population; les ouvriers employés dans les manufactures commencent à regarder avec condescendance les paysans agriculteurs. Cette transformation est parachevée par la grande industrie mécanique qui détache définitivement l’industrie de l’agriculture et crée une classe particulière de population, complètement étrangère à l’ancienne paysannerie dont elle se distingue par un genre de vie différent, des structures familiales différentes et des besoins plus élevés, tant sur le plan matériel que sur le plan culturel((Au sujet du type de «l’ouvrier de fabrique», cf. plus haut, chapitre VI, paragraphe 11, 5, pp. 353-354. Voir aussi le Recueil de renseignements statistiques sur la province de Moscou, t. VII, fasc. III, Moscou. 1883, p. 58 (l’ouvrier de fabrique est un raisonneur, une «forte tête»). – Recueil de Nijni-Novgorod, I, pp. 42-43; t. IV, p, 335. – Les petites industries de la province de Vladimir, III, pp. 113-114 et autres. – Novoïé Slovo. 1897, octobre, p. 63. – Cf. aussi les ouvrages cités de M. Jbankov caractérisant les ouvriers qui vont chercher en ville un travail dans l’industrie ou le commerce.)). Toutes les petites industries et les manufactures conservent des vestiges des rapports patriarcaux et des diverses formes de dépendance personnelle qui, dans le cadre général de l’économie capitaliste, entraînent une aggravation considérable de la situation des ouvriers, les humilient et les démoralisent. La grande industrie mécanique, du fait qu’elle rassemble des masses d’ouvriers qui souvent sont originaires des régions les plus diverses du pays, ne peut absolument pas s’accommoder du régime patriarcal et de la dépendance personnelle et se caractérise par son «mépris du passé». Cette rupture avec les traditions surannées est justement l’un des principaux facteurs qui ont rendu possibles et nécessaires la réglementation et le contrôle social de la production. A propos de cette transformation des conditions de vie par la fabrique, il faut noter en particulier que la participation des femmes et des adolescents((D’après les données de l’Index, les fabriques et usines de la Russie d’Europe occupaient en 1890 un total de 875764 ouvriers, dans lequel on relevait 210207 (24%) femmes, 17793 (2 %) petits garçons et 8216 (1%) fillettes. )) à la production est au fond un phénomène progressiste. Il ne fait aucun doute que ces catégories de population sont placées par la fabrique capitaliste dans une situation particulièrement pénible et que c’est surtout pour elles qu’il est indispensable de réglementer et de réduire la journée de travail, de garantir les conditions d’hygiène du travail, etc. Il n’en reste pas moins qu’il serait utopique et réactionnaire de vouloir interdire complètement le travail des femmes et des adolescents dans l’industrie ou de maintenir le mode de vie patriarcal qui exclut ce travail. En brisant l’isolement patriarcal de ces catégories qui auparavant ne sortaient jamais du cercle étroit des rapports domestiques et familiaux, en les faisant participer directement à la production sociale, la grande industrie mécanique stimule leur développement et accroît leur indépendance. En un mot, elle leur donne des conditions de vie bien supérieures à l’immobilisme patriarcal des rapports précapitalistes((«La pauvre tisseuse rejoint à la fabrique son père et son mari, où elle travaille à leurs côtés et indépendamment d’eux. Elle nourrit la famille au même titre que l’homme.» «A la fabrique… la femme est un producteur absolument indépendant de son mari.» Les ouvrières de fabrique apprennent très vite à lire et à écrire (Les petites industries de la province de Vladimir, t. III, pp. 113, 118, 112, etc.). La conclusion suivante de M. Kharizoménov est tout à fait juste: l’industrie met fin «à la dépendance économique de la femme à l’égard de la famille… et du patron… A la fabrique, la femme devient l’égale de l’homme; c’est l’égalité du prolétaire… La capitalisation de l’industrie joue un rôle important dans la lutte de la femme pour son indépendance dans la famille». «L’industrie crée pour la femme une situation nouvelle, absolument indépendante de la famille et du mari» (Iouriditcheski Vestnik, 1883, n° 12, pp. 582, 596). Dans le Recueil de renseignements statistiques sur la province de Moscou (t. VII, fasc. II, Moscou, 1882, pp. 152, 138-139), les enquêteurs comparent la situation de l’ouvrière dans la fabrication des bas à la main ou à la machine. Le travail à la main est payé environ 8 kopecks par jour, le travail à la machine, 14 à 30 kopecks. La situation de l’ouvrière dans l’industrie mécanique est présentée comme suit: «…Nous sommes cette fois en présence d’une jeune fille libre de toute entrave, émancipée de la famille et de tout ce qui constitue les conditions d’existence de la paysanne, une jeune fille qui peut à tout moment changer de place et de patron, se trouver à tout moment sans travail… sans un morceau de pain… Dans la production manuelle, une tricoteuse a un gain minime, qui ne suffirait pas à couvrir ses frais de nourriture, si, comme membre d’une famille pourvue d’un lot de terre, elle ne profitait en partie des produits de cette terre. Dans la production mécanique, l’ouvrière gagne, en plus de la nourriture et du thé, suffisamment… pour vivre hors de la famille… et ne pas toucher aux revenus que la terre procure à sa famille… En même temps, le gain de l’ouvrière dans l’industrie mécanique avec les conditions actuelles est plus assuré.»  )).

   Aux deux premiers stades du développement industriel, la vie de la population se caractérise par son aspect sédentaire. Le petit industriel qui reste paysan est attaché à son village par son exploitation agricole. Dans la manufacture, l’ouvrier est en général fixé à la petite région industrielle qui a été créée par la manufacture. On voit donc qu’au premier et au deuxième stade de son développement, la structure de l’industrie ne comporte aucun élément susceptible de briser le caractère sédentaire et l’isolement du producteur. D’autre part il n’y a que peu de rapports entre les diverses régions industrielles. On ne voit s’installer des industries dans de nouvelles localités que lorsque des petits producteurs partent exercer leur métier dans les régions périphériques. Avec la grande industrie mécanique, par contre, la population devient nécessairement mobile; les rapports commerciaux entre les différentes régions connaissent une extension considérable; les chemins de fer facilitent les déplacements. D’une façon générale, la demande en ouvriers s’accroît, mais comme elle oscille entre des périodes de pointe et des périodes de récession (au moment des crises), il devient indispensable que les ouvriers puissent passer d’une entreprise et d’une région à l’autre. La grande industrie mécanique crée toute une série de nouveaux centres industriels que l’on voit surgir avec une rapidité jusqu’alors inconnue dans des endroits sans population; un tel phénomène serait impossible s’il n’y avait pas de vastes migrations d’ouvriers. Nous parlerons plus loin de l’ampleur et de la signification de ce qu’on appelle les petits métiers non agricoles exercés au-dehors. Nous nous bornerons donc maintenant à citer brièvement quelques données de la statistique sanitaire des zemstvos pour la province de Moscou. Sur les 103175 ouvriers de fabriques et d’usines interrogés par les enquêteurs, 53238, soit 51,6%, étaient originaires du district où ils travaillaient. Il y en avait donc presque la moitié qui avaient émigré d’un autre district. 66038, soit 64%, étaient originaires de la province de Moscou((Dans la province moins industrielle de Smolensk, une enquête auprès de 5000 ouvriers des fabriques et usines a montré que 80% d’entre eux sont originaires de la province de Smolensk. (Jbankov, l.c., t. II, p. 442).  )) et plus d’un tiers venaient d’autres provinces (principalement des provinces de la zone industrielle centrale, voisines de Moscou). D’autre part, si on établit une comparaison entre les différents districts, on s’aperçoit que c’est dans les plus industrialisés que le pourcentage des ouvriers originaires du lieu où ils travaillent est le moins élevé: alors que 92-93% des ouvriers employés dans les districts peu industrialisés de Mojaïsk et de Volokolamsk y sont nés, dans les districts de Moscou, de Kolomna et de Bogordsk où l’industrie est très développée, ce pourcentage tombe à 24, 40 et 50%. Ainsi que le notent les enquêteurs en conclusion, «c’est donc bien le développement de l’industrie de fabriques qui favorise l’afflux des éléments étrangers»((Recueil de renseignements statistiques pour la province de Moscou. section de la statistique sanitaire, t. IV, Ire partie (Moscou, 1890), p. 240.  )). Ajoutons pour notre part que grâce à ces données on peut voir que les migrations d’ouvriers d’industrie ont des caractères identiques à ceux que nous avons observés lorsque nous avons étudié les migrations d’ouvriers agricoles. Les ouvriers d’industrie, en effet, partent non seulement des endroits où il y a trop de main-d’œuvre mais également de ceux où il n’y en a pas assez. C’est ainsi par exemple que dans le même temps où 1246 ouvriers quittaient le district de Bronnitsy pour les districts plus industriels de Moscou et de Bogorodsk, 1125 venaient s’y installer arrivant d’autres districts de la province de Moscou et d’autres provinces. On voit donc que si les ouvriers s’en vont, c’est non seulement parce qu’« ils ne trouvent pas de travail dans leur localité», mais aussi parce qu’ils veulent aller dans les endroits où le travail est mieux payé. Si élémentaire que soit ce fait, il n’est pas inutile de le rappeler une fois de plus aux économistes populistes qui idéalisent le travail exercé dans la localité d’origine, condamnent les migrations et ignorent la signification progressiste de la mobilité de la population, créée par le capitalisme.

   Les caractéristiques que nous venons de décrire et qui distinguent la grande industrie mécanique des formes précédentes de l’industrie peuvent être résumées par les deux mots suivants: socialisation de la production. Le fait que la production soit destinée à un énorme marché national et international, le développement de liaisons commerciales étroites entre les différentes régions d’un pays et entre les différents pays pour l’achat des matières premières et des matériaux accessoires, l’énorme progrès technique, la concentration de la production et de la population dans de colossales entreprises, la destruction des traditions surannées du mode de vie patriarcal, le fait que la population devienne mobile, que les besoins de l’ouvrier augmentent et que son niveau de culture s’élève, tout cela constitue en effet les éléments du processus capitaliste qui amène une socialisation de plus en plus poussée de la production et de ceux qui y participent((Les données exposées dans les trois derniers chapitres montrent, à notre avis, que la classification établie par Marx des formes et phases capitalistes de l’industrie, est plus juste et plus substantielle que celle, très répandue de nos jours, qui confond la manufacture avec la fabrique et fait du travail pour le revendeur une forme particulière de l’industrie (Held, Bücher). Confondre la manufacture et la fabrique, c’est fonder la classification sur des indices purement extérieurs, sans voir les particularités essentielles de la technique, de l’économie et des conditions d’existence qui distinguent la période manufacturière du capitalisme de sa période des machines. Quant au travail à domicile pour les capitalistes, il joue sans contredit un rôle très important dans le mécanisme de l’industrie capitaliste. Il est hors de doute également que le travail pour le revendeur est particulièrement caractéristique du capitalisme d’avant les machines; mais on le rencontre aussi (en des proportions assez grandes) aux phases les plus différentes du développement du capitalisme. On ne saurait comprendre la signification du travail pour le revendeur, sans mettre ce travail en rapport avec toute la structure de l’industrie, dans une période donnée ou dans une phase donnée de développement du capitalisme. Le paysan qui tresse des corbeilles sur commande du boutiquier du village, l’ouvrier de Pavlovo qui fabrique à domicile des manches de couteaux sur commande de Zavialov, et l’ouvrière qui fait des robes, des chaussures, des gants ou colle des boîtes sur commande de gros fabricants ou marchands travaillent tous pour un revendeur; mais le travail à domicile pour le capitaliste a, dans tous ces cas, un caractère différent et une signification différente. Certes, nous sommes loin de nier les mérites de Bücher, par exemple, dans l’étude des formes précapitalistes de l’industrie, mais nous estimons que sa classification des formes capitalistes d’industrie est fausse. Nous ne pouvons accepter les vues de M. Strouvé (voir Mir Boji, 1898, n° 4) qui fait sienne (dans la partie indiquée) la théorie de Bücher et l’applique à l’industrie artisanale russe. (Depuis que ces lignes ont été écrites – en 1899 – M. Strouvé a eu le temps d’achever le cycle de son développement scientifique et politique. D’homme oscillant entre Bücher et Marx, entre l’économie libérale et l’économie socialiste, il est devenu un bourgeois libéral pur sang. L’auteur de ces lignes s’honore d’avoir contribué, dans la mesure de ses forces, à débarrasser la social-démocratie de semblables éléments. – Note de la 2e édition.) )).

   Pour ce qui est du problème des rapports de la grande industrie mécanique de Russie avec le marché intérieur nécessaire au capitalisme, les données que nous avons examinées aboutissent à la conclusion suivante: du fait du rapide développement de l’industrie des fabriques, il se crée en Russie un immense marché des moyens de production (matériaux de construction, combustibles, métaux, etc.) qui ne cesse de s’accroître et la part de la population occupée à fabriquer des objets de consommation productive (et non personnelle) augmente à un rythme particulièrement rapide. Toutefois, par suite des progrès de la grande industrie mécanique qui détache de l’agriculture une part sans cesse croissante de la population au profit du commerce et de l’industrie, on assiste également à un développement rapide du marché des objets de consommation personnelle. Pour ce qui est du marché intérieur des produits de la fabrique, nous avons étudié en détail dans les premiers chapitres de cet ouvrage le processus qui mène à sa formation.

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