Notion scientifique de fabrique et la valeur de notre statistique des fabriques et usines

Le développement du capitalisme en Russie

Lénine

Chapitre VII : LE DÉVELOPPEMENT DE LA GRANDE INDUSTRIE MÉCANIQUE

I. NOTION SCIENTIFIQUE DE FABRIQUE ET LA VALEUR DE NOTRE STATISTIQUE DES « FABRIQUES ET USINES »((Pour caractériser le développement de la grande industrie dans la période postérieure à l’abolition du servage, Lénine étudia, de façon scientifique, une masse de documents fournis par la statistique des usines et fabriques de l’époque (recueils, monographies et enquêtes, ouvrages de références officiels, comptes rendus de revues et de journaux, rapports et autres sources). Les notes faites par Lénine dans les livres et autres matériaux ont été publiés dans la deuxième, partie du Recueil Lénine XXXIII et montrent le travail de vérification, de mise au point, de synthèse, de groupement scientifique des données de la statistique, accompli par lui. Voir également l’appréciation que Lénine donne des principales sources de statistique des usines et fabriques dans son article: A propos de notre statistique des usines et fabriques (Œuvres, Paris-Moscou, t. 4, pp. 9-44).))

   Avant de passer à l’examen de la grande industrie mécanique (de fabrique), il nous faut noter que la notion scientifique de ce terme ne correspond nullement à son sens habituel. Dans notre statistique officielle et, d’une façon générale, dans notre littérature, on appelle fabrique tout établissement industriel plus ou moins important qui emploie un nombre plus ou moins grand d’ouvriers salariés. Dans la théorie de Marx, par contre, le terme de grande industrie mécanique (de fabrique) est réservé à un stade bien déterminé du capitalisme dans l’industrie, très précisément à son stade supérieur. Le trait fondamental et le plus essentiel de ce stade est l’emploi d’un système de machines pour la production((Das Kapital, I. ch. 33.)). Le passage de la manufacture à la fabrique constitue une révolution technique complète qui réduit à néant toute l’habileté manuelle acquise au cours des siècles par les maîtres-artisans, révolution suivie de la démolition la plus brutale des rapports sociaux de production, d’une scission définitive entre les différents groupes participant à la production, d’une rupture totale avec la tradition, de l’aggravation et de l’extension de tous les côtés sombres du capitalisme, et en même temps de la socialisation en masse du travail par le capitalisme. On voit donc que la grande industrie mécanique est le dernier mot du capitalisme, le dernier mot de ses facteurs négatifs et de ses «éléments positifs»((Das Kapital., 12, S. 499. (voir note suivante).))((K. Marx, le Capital, livre I, tome II, Editions Sociales, Paris, 1959, pp. 153-154. )).

   Dans le problème du développement du capitalisme, le passage de la manufacture à la fabrique a donc une importance toute particulière. Si on confond ces deux stades, on perd toute possibilité de comprendre le rôle transformateur, progressiste du capitalisme. Or, c’est précisément cette erreur que commettent nos économistes populistes qui, comme nous l’avons vu, assimilent naïvement le capitalisme en général à l’industrie des «fabriques et usines» et pensent qu’il suffit de se référer aux chiffres de notre statistique des fabriques et usines pour résoudre le problème de la «mission du capitalisme» et même celui de son «rôle unificateur»((M. N.-on dans le Rousskoïé Bogatstvo pour 189, n° 6, pp. 103 et 110 . Voir aussi ses Essais et Destinées du capitalisme de M. V. V., passim.  )). Laissant de côté l’ignorance stupéfiante dont ces auteurs font preuve dans les questions de cette statistique (nous y reviendrons plus en détail par la suite), nous ne nous occuperons que de leur principale erreur, à savoir: leur interprétation extraordinairement vulgaire et étroite de la théorie de Marx. Premièrement, il est ridicule de ramener le problème du développement de la grande industrie mécanique à la seule statistique des fabriques et usines. Dans ce problème, il s’agit non seulement de statistique mais des formes que prend le développement du capitalisme et des stades par lesquels il passe dans l’industrie d’un pays donné. Et ce n’est que lorsqu’on a déterminé quelle est la nature de ces formes et quels sont leurs caractères distinctifs qu’il peut être utile d’illustrer le développement de telle ou telle forme au moyen de données statistiques convenablement choisies. Mais si on s’en tient à notre statistique nationale, on aboutit inévitablement à confondre les formes les plus diverses de capitalisme, à ne voir que les arbres qui cachent la forêt. Deuxièmement, affirmer que toute la mission du capitalisme se ramène à une augmentation du nombre des ouvrier, des «fabriques et usines», c’est avoir de la théorie une intelligence aussi approfondie que celle de M. Mikhaïlovski qui s’étonnait de ce que l’on discute de la socialisation du travail par le capitalisme, alors qu’à l’en croire toute cette socialisation n’avait d’autre effet que de rassembler dans un même local quelques centaines d’ouvriers occupés à scier, fendre, raboter, etc…((Otétchestvennyé Zapiski, 1883, n° 7; Lettre à la rédaction de M. Postoronni. ))

   La tâche que nous nous posons dans l’exposé qui va suivre est double: nous voulons d’une part étudier en détail l’état de notre statistique des fabriques et usines et la valeur des données qu’elle nous fournit. Ce travail, qui sera surtout négatif, est indispensable, car dans notre littérature, on use et on abuse des chiffres de cette statistique. D’autre part, nous analyserons les données qui témoignent des progrès accomplis par la grande industrie mécanique depuis l’abolition du servage.

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